Oaxaca 2006 : Entretien avec L., activiste autonome

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Pour comprendre un peu plus ce qui s’est déroulé à Oaxaca en 2006, retour sur quelques expériences et pratiques...

Cette brochure est extraite du livre « ¡Duro Compañero ! Récits d’une insurrection mexicaine », à paraître aux Éditions Tahin Party à la fin septembre 2010.

Dernières nouvelles du Mexique (29 avril 2010) : agression mortelle d’une caravane pour la paix à Oaxaca ce mardi 27 avril. Il y a deux morts : Jyri Jaakola, observateur des droits de l’homme finlandais et Bety Cariño, collaboratrice d’une radio communautaire mexicaine. Plusieurs personnes ont été blessées ou ont disparu, emmenées et détenues par des groupes paramilitaires qui ont ouvert le feu sur les véhicules de la caravane. Ces mêmes groupes paramilitaires avaient fermé l’accès à la communauté de San Juan Copala, où se rendait la caravane pour la paix. Les camarades d’Oaxaca font appel à la solidarité internationale et appellent à manifester son soutien pour tous les militants sociaux disparus et contre l’impunité de ces lâches agresseurs.

Pour nous y retrouver, si on n’est pas ou peu au fait des événements de 2006 à Oaxaca, voici un court et incomplet...

CIT CHRONOLOGIQUE DU CONFLIT

Le 15 mai 2006, la « Section 22 » du Syndicat National des Travailleurs de
l’Éducation (SNTE) se met en grève dans la ville mexicaine d’Oaxaca, et installe
un campement à durée indéterminée sur la place principale. Après un mois
d’occupation du centre-ville et à l’approche de la saison touristique, le gouverneur
de l’État décide de faire intervenir la force publique pour déloger le campement.
À quatre heures trente le matin du 14 juin 2006, près de deux mille policiers
envahissent la place. Mais après six heures d’affrontements, les enseignants
– rejoints par la population du centre-ville – réussissent à vaincre les représentants
de « l’ordre public ». Ceux-ci reculent, dépassés par la force collective
déployée. Le campement est rétabli, le centre-ville est barricadé et l’usage de
la répression par le gouverneur d’Oaxaca est publiquement condamné. Radio
Plantón est détruite, mais des étudiants réquisitionnent Radio Universidad
– celle de l’université – puis la mettent à la disposition du mouvement. D’autres
organisations rejoignent la Section 22 et, le 17 juin, l’Assemblée Populaire des
Peuples d’Oaxaca (la fameuse APPO) est créée, avec pour revendication unique
et non négociable la destitution d’Ulises Ruiz Ortiz (URO), gouverneur et respon-
sable des violences commises. Plus de 360 organisations se retrouvent au sein
de cette nouvelle coordination des forces.

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Le but affiché des insurgés est de
faire déclarer l’État d’Oaxaca ingouvernable constitutionnellement parlant, par
le Sénat de la République. Des affrontements isolés, mais toutefois armés, ont
lieu aux endroits stratégiques (université, alentours de la place centrale). Ils ne
feront dans un premier temps pas de blessés graves.

Le 1er août, à la suite d’une manifestation de dizaines de milliers de femmes
armées de casseroles et de spatules en bois, la chaîne publique de télévision et
de radio de l’État d’Oaxaca Canal 9 est occupée. Les femmes diffusent 24h/24 et
couvrent quasiment la totalité de l’État, pendant trois semaines, jusqu’à ce que
les paramilitaires du gouverneur détruisent définitivement les antennes de
diffusion du canal et de sa radio. Le lendemain matin, près de treize stations de
radios sont occupées par l’APPO dans la capitale et dans les principales villes
de l’État.

Parallèlement, ce qu’on a appelé les « caravanes de la mort » – à savoir les
convois d’hommes armés et masqués – s’intensifient et s’étendent géographi-
quement. À une semaine d’intervalle, deux personnes meurent sous les armes
de ces nouvelles forces répressives. Face à ces convois mortels, la ville et ses
quartiers s’organisent en faisant tout d’abord des veilles de nuit, puis en montant
chaque soir des barricades. Ceci dans le but d’empêcher la circulation de ces
camionnettes anonymes, mais aussi d’asseoir leur emprise sur l’organisation de
la vie et de la ville. Au début peu nombreuses, ces barricades se dresseront par
milliers,sans qu’on puisse jamais en donner le nombre total,après l’appel de l’APPO
à l’autodéfense pacifique. Les radios occupées servent de relais d’information et
d’outil de coordination pour assurer la sécurité des barricader@s. Mais au
début du mois de septembre, la majorité des radios occupées sont restituées,
seules trois continuent à diffuser les informations dissidentes. Des discussions
sont en cours entre la commission de négociation de l’APPO et le gouvernement
mexicain.

Pendant ce temps, le gouvernement n’est plus opérationnel, et c’est l’APPO,
les conseils de quartier et les assemblées communautaires des villages, bref, la
population insurgée, qui organisent la vie quotidienne sur le territoire de l’État.

Au niveau national, une élection présidentielle s’est déroulée, dont le résultat
est contesté. Fin septembre, le Tribunal fédéral électoral a statué : Felipe
Calderón, le candidat du PAN, a pris le pouvoir et gouvernera six ans de plus.
Le nouveau président prendra son poste le 1er décembre et, d’ici-là, tout doit
être redevenu « normal » à Oaxaca.

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À partir de là, tout va très vite et part dans tous les sens. Les hélicoptères de
l’armée commencent à survoler la ville et on apprend vite que la Marine
nationale est arrivée sur la côte Pacifique de l’État. À Mexico, le sénat nie toute
disparition de pouvoirs à Oaxaca. Le 20 octobre, une rupture s’opère au sein de
la Section 22 du SNTE : son dirigeant principal ordonne la fin de la grève qui
dure depuis cinq mois, contre la majorité de ses membres. L’APPO se retrouve
affaiblie par l’abandon de son soutien syndical, mais renforcée par un soutien
populaire croissant, notamment dans les provinces de l’État d’Oaxaca. Le conflit
dépasse définitivement les frontières de la ville, de l’État, mais aussi celles du
pays. Des assemblées populaires sur le modèle de l’APPO voient le jour dans de
nombreux États du Mexique, en Californie, et des manifestations de solidarité ont
lieu dans les principales villes du monde. Tout semble indiquer que le gouverne-
ment fédéral a pris sa décision. Le SNTE est officiellement éloigné de l’APPO, il
ne reste donc plus, selon les médias et URO, que des « éléments subversifs et
incontrôlables qui tiennent la ville en otage ».

Le 27 octobre, des attaques paramilitaires en direction de nombreuses
barricades font cinq morts et vingt-trois blessés. Parmi les personnes décédées
figure un media-activiste collaborant avec le réseau Indymedia de New York. La
mort de cet étranger et l’écho international qui s’ensuit permettent au gouver-
nement de venir « rétablir l’ordre ». Le lendemain, le gouverneur sollicite
l’intervention de la PFP auprès du président de la République, qui l’accorde.

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Le 29 octobre au matin, les quatre mille cinq cent éléments de la PFP
déployés réussissent à occuper le centre ville et font tomber les principales
barricades. Deux de celles-ci persistent : la première protège Radio
Universidad, la seconde l’important carrefour qui y mène. Un campement est
rétabli à quatre pâtés de maisons de la place principale, maintenant transformée
en campement des forces fédérales.

Le 1er novembre, la Toussaint est fêtée comme tous les ans au Mexique avec
des veillées funéraires et, à Oaxaca, un hommage est rendu aux morts du conflit.
Le jour suivant, au petit matin, Radio Universidad se réveille sous les tirs de
bombes lacrymogènes. Elle lance un appel à la population qui arrive peu à peu
à la rescousse et, après sept heures de combat, les pierres repoussent les tanks.
La PFP est à bout de munitions et se voit contrainte d’abandonner l’assaut. Du
côté des insurgés, on savoure la victoire. Les deux dernières barricades restent
en place, se renforcent même, et le Congrès constitutif de l’APPO est prévu pour la
mi-novembre. Les assemblées de quartier reprennent de l’activité et préparent
ce congrès.

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Une septième megamarcha (grande manifestation) est organisée le 25 novembre
à l’appel de l’APPO. Le but est d’encercler la place principale, tenue par la PFP,
et de faire un piquet pacifique pour la forcer à partir. Au bout de quelques
heures, des éléments de la PFP encerclent les manifestants et lancent les premiers gaz. Ce qui sera plus tard appelé « le cauchemar bleu » commence. Une
chasse à l’homme est orchestrée : à balles réelles, à bombes lacrymogènes, la
terreur est semée. Les affrontements se poursuivent jusque dans la nuit. Le
lendemain matin, trois personnes ont été tuées, près de cent cinquante officielle-
ment arrêtées, des centaines d’autres blessées et des dizaines restent disparues.
Les deux dernières barricades tombent et Radio Universidad est livrée aux autorités de l’université qui la livrent ensuite à la police. On apprend plus tard que
les personnes arrêtées ont été transférées dans une prison de haute sécurité
dans un autre État. Les murs d’Oaxaca se taisent et les cris de liberté disparais-
sent derrière des couches de peinture.

ENTRETIEN AVEC L.

« Il n’est pas forcément nécessaire de lancer une pierre... »

« [...] Le 14 juin, jour de la tentative d’évacuation, j’étais malade. Mais j’ai reçu
tous les coups de fils depuis le début, depuis quatre heures du matin. J’étais
responsable de la caméra, je devais venir filmer. Il y en avait une autre sur le
stand : on tournait comme ça avec deux caméras, au cas où il se passerait quelque
chose. Je suis allé au centre-ville. J’ai dû arriver vers sept heures, et les flics
étaient toujours là. Les profs étaient dans la rue et je filmais [...]. C’était assez
important ce moment, quand la réorganisation se mettait en place, et puis finale-
ment la reprise du zócalo. Il a fallu donner les images à ceux qui allaient vraiment
les utiliser, qui étaient en mesure de monter quelque chose. Dans ce cas-là,
c’étaient des compañeros de l’Université de la Terre [Unitierra] et du collectif Ojo
de Agua. Ce sont eux qui ont récupéré les images qu’on avait pu filmer, et c’est
comme ça qu’on a pu monter et graver ce DVD qui a été si important pour le
mouvement. Ils ont fait un film qui nous a permis de faire connaître ce qui s’était
passé au niveau international, et surtout local. Pour des faits arrivés le matin,
le soir à vingt heures on avait déjà un montage que l’on a projeté le lendemain
soir. Nous n’avions pas tant d’ambitions avec ce film. On ne voulait pas le vendre.
On l’a livré au peuple, on l’a présenté et on l’a diffusé. C’était marrant, le lendemain chaque stand – où déjà d’habitude il y avait une télé – avait acheté le film
et le projetait. Il y avait des dizaines de télés avec les mêmes images de la
répression. Je pense que ce film a posé encore plus de problèmes à l’État, parce
qu’on opposait des images réelles aux démentis des politiciens à propos de la
répression du 14 juin. Quelques heures auparavant, tu allumais la télé et
c’était comme s’il ne s’était rien passé à Oaxaca. Les journalistes disaient bien
qu’il y avait eu une tentative d’expulsion, que la police était entrée sur le zócalo,
qu’ils avaient évacué des profs, que ceux-ci avaient repris le contrôle du zócalo,
mais ils ne montraient rien de plus concret. De toute façon, ils n’en parlent
presque jamais dans les médias. Je pense que chaque participation, chaque apport, venant de personnes derrière
un micro de radio ou une caméra, est une force d’action ou de participation
politique. Je veux dire qu’il n’est pas forcément nécessaire de lancer une pierre
si tu peux faire beaucoup plus avec une caméra ou un micro à la main. Et je crois
que cette fois on l’a démontré. Ça a donné du sens à un mouvement qui, plus
tard, a adopté un principe : les médias nous ont servi, on va se les approprier.
C’est ce qui s’est passé quand le Canal 9 a été occupé. Beaucoup d’entre nous
savaient ce qu’ils étaient en train de faire, on connaissait les outils qu’on avait,
et je crois que ça a été une pièce fondamentale pour maintenir un mouvement
en lutte pendant des mois.

[...] Nous avons été invités à participer à la manifestation du 1er août. À ce
moment-là, ce n’était pas encore la COMO [COordination de las Mujeres de
Oaxaca] je crois. C’était un groupe de femmes qui avait organisé la manifestation. Sur le zócalo, elles avaient annoncé qu’elles allaient demander un temps
d’antenne à un média qui n’avait jamais appartenu au peuple, et qu’ils allaient
le leur accorder. Plus tard, on a su que le Canal 9 avait été réquisitionné, que
toute une série d’actions avaient été mises en place. La protection, déjà, parce
qu’à partir du moment où le canal a été occupé, beaucoup de gens ont répondu
à l’appel et sont venus prêter main forte pour ne pas que les femmes soient
retranchées seules à l’intérieur, et pour construire les barricades devant les
installations du Canal. Nous nous sommes donc organisés : des hommes
devant, en barricades, et d’autres qui sont partis surveiller et garder les antennes.
Notre participation, c’était aussi être là où on avait besoin de nous, à un
moment donné. Un compañero disait : “Moi je maîtrise un peu ce qui touche à
la vidéo”, un autre disait : “Moi à la transmission radio”. Ils ont aidé, ils ont bougé
des boutons, jusqu’à ce que la transmission fonctionne. Comme le personnel
n’avait pas voulu laisser un temps de parole, il était parti en éteignant tout. Des
gens qui connaissaient le matériel sont arrivés, et puis des gens qui travaillaient
au Canal étaient restés et s’étaient solidarisés. Après six ou sept heures, et je ne
sais pas combien d’essais, la machine a enfin démarré. [...] Jusqu’à la destruction des antennes, le 21 août. On allait et venait entre la barricade du Canal et
le campement du zócalo. On ne voulait pas uniquement être confinés au centre sans savoir ce qui se passait ailleurs, et puis il y avait des fois où on recevait des appels pour dire qu’il manquait du monde a tel endroit, et on y allait.
Quand notre présence n’était plus requise, on retournait au campement. Après,
on s’est un peu plus organisés, nous les jeunes.

On a décidé de faire une action en notre nom et d’occuper un lieu. On a bien
préparé le coup, on est allés repérer l’endroit : un terrain abandonné en centre
ville, une ancienne caserne de police. C’était même la première caserne
construite dans la ville d’Oaxaca. Elle ne servait déjà plus que de parking policier
et, depuis un an, elle était abandonnée, et en assez mauvais état. Ulises Ruiz
était déjà venu, avant le 14 juin, poser la première pierre de ce qui allait être un
nouveau centre commercial. Et nous, on avait besoin d’un endroit assez grand,
qui nous garantisse la possibilité de stocker des trucs, un espace plus structuré
qu’un campement. On a décidé de squatter, ça a duré environ deux mois. [...]
On est arrivé le 27 août, vers cinq heures du matin, un premier groupe. On a
inspecté les lieux, et on a vu qu’ils étaient déjà occupés... par une chienne et
toute sa portée de chiots. Comme elle n’a pas montré de résistance – elle avait
même l’air contente – on a commencé à ranger, à nettoyer. Ce qui n’a d’ailleurs
pas pris longtemps parce que beaucoup de gens sont venus nous aider quand
ils ont été au courant du projet. On a aussi invité d’autres collectifs, des enseignants, à se joindre à nous. On n’était plus sur le zócalo, ils nous demandaient
pourquoi, ce à quoi on répondait que nous étions en train de squatter l’ancienne
caserne, qui s’est appelé assez vite OIR [écouter] : Okupación Intercultural en
Resistencia. On lui a donné ce nom à cause de la diversité de gens qui s’y sont
investis, la diversité des projets, et parce que ce lieu devait revenir au peuple.
Okupación parce qu’on était en train de l’occuper, évidemment. Et puis
Resistencia, parce que finalement, c’est ça qui nous avait tous unis. Dès le
début, c’était surtout beaucoup de réunions : sur la manière d’organiser l’espace,
ce qu’il fallait faire, où... Aucune initiative ne devait être prise de manière individuelle. Tout a été décidé en assemblée, au consensus, jusqu’aux derniers
jours. Pour nous, ça a été assez important. Dehors, il y avait la revendication,
en tant qu’APPO, en tant qu’assemblée de peuples, mais on voyait certaines
contradictions émanant des organisations. Donc plutôt que de leur faire des
reproches, on a voulu créer nous-mêmes des espaces d’assemblées, avoir nos
propres expériences, voir ce que nous récupérions de leurs pratiques, ce que
nous laissions de côté, ce qu’était vraiment un consensus, etc. Jusqu’aux derniers
jours de la barricade, tout a été décidé au consensus.

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« On se disait que tout cela avait un sens, un pourquoi »

« Je travaillais surtout sur les gros travaux, la réhabilitation des pièces, la
construction de nouvelles, etc. Chacun s’est dirigé vers ce qui lui plaisait le
plus, on était complémentaires pour les travaux manuels, les ateliers : la sérigraphie, les ateliers de lecture, de dessin. Je me suis occupé de l’aménagement
d’une cuisine, d’une cantine populaire : trouver les meubles, peindre, mettre en
place les salles, etc. On y est arrivé, on a fait l’inauguration... puis on a dû partir.
On est partis quand ça commençait juste à fonctionner. [...] Les pères et mères
commençaient à peine à venir y déposer leurs enfants, il y avait au minimum
vingt-cinq personnes par jour qui arrivaient pour faire un tour, ou qu’on leur
fasse visiter les ateliers. On avait des coins de jardin, où j’ai pas mal travaillé
aussi, en même temps qu’à la cuisine. Et puis il a fallu faire une porte, on n’avait
pas de porte. Comme je suis ferronnier, on a commencé par enlever toutes les
portes des anciennes cellules de prison qu’on a ensuite soudées entre elles pour
fabriquer la porte principale d’accès et de défense de l’espace. Mais quand la PFP
[Police fédérale préventive] est arrivée, [...] étant donné que tout le plantón du
zócalo s’était replié, si on était restés on aurait été tout seuls.

On était fin octobre. On est restés deux mois en tout. Avant que la PFP n’arrive
au centre ville, il y a eu le dernier meeting sur le zócalo, le soir. Il avait été
déclaré qu’il était devenu impossible de maintenir la résistance depuis le centre
ville. Nous sommes partis de la Okupa de nous-mêmes ce soir là, on était environ
soixante-dix, deux bus. Et puis nous sommes allés là où on avait besoin de
nous. Même si peu de monde le reconnaît, finalement, chaque fois qu’on nous
appelait, on arrivait en renfort. Je pense surtout qu’ils nous voyaient comme
des jeunes courageux et astucieux, disposés à tout donner. Et je crois que
jusqu’au dernier moment ça a été comme ça, on a tout donné, pour plein
d’actions différentes... Ça pouvait être la garde d’une assemblée, un cordon de
sécurité dans une manifestation, un quartier. Parfois, on nous proposait des
actions et on se disait : “Wahou ! C’est une des meilleures propositions qu’on
ait entendues !”, peut-être des plus dangereuses, mais bon... En fin de comptes,
on se disait que tout cela avait un sens, un pourquoi. Au fur et à mesure, les
profs ont perdu la méfiance qu’ils avaient et une relation de confiance s’est
tissée entre eux et les jeunes. Mais d’autres fois, on était accusés dans les
assemblées de saboter des actions, d’être des infiltrés, des provocateurs, de
désobéir et de ne pas respecter les accords. On répondait qu’il fallait aussi qu’ils
valorisent le travail qu’étaient en train de faire ces jeunes en noir. On a accepté
de faire plusieurs actions, dont quelques actions directes, pas vraiment pacifiques...
Comme ne pas laisser ouvrir un Mc Donald’s ou un Burger King. On avait
décidé que ces lieux n’allaient pas ouvrir pendant un mois, et il fallait donc,
tous les jours, aller leur casser le compteur et l’arrivée d’électricité. Quand il le
remettaient, on allait l’enlever. Ils ont mis des grilles, on a cassé les grilles, les
cadenas, jusqu’à ce qu’ils finissent par abandonner. Ça reste tout de même
pour nous un des plus gros symboles de la lutte anti-capitaliste.

Ça pouvait donc être ça, ou les manifs, ou même la
confrontation directe. Aller au front quand les paras
arrivaient et nous mitraillaient, sur les barricades.
Les bazukeros [tiré de “bazuka”, nom donné
aux tubes en PVC utilisés pour viser et lancer
les pétards-fusées], ceux qui ont le courage et
la possibilité de sortir et de crier à ceux d’en
face de partir, puisque de toutes façons ils ne
nous font pas peur, qu’on est prêts à tout.
Parfois il s’agissait juste de leur lancer un
pétard, ou un Molotov ; mais à cent mètres,
ça ne leur fait rien. Quand il y avait des attaques
dans les centres commerciaux, on partait à vélo faire une ronde de surveillance
et, à plusieurs occasions, on a réussi à attraper les coupables. Notre grande surprise,
ça a été de voir qui étaient ceux qui étaient responsables de tout ça.

Par exemple,
le stand de tacos d’une dame : ils étaient venus alors qu’elle était seule le soir,
pour le mettre à sac et lui voler son argent. On a attrapé deux bandes, comme
ça. Et quel a été notre étonnement en voyant que ces types étaient des juniors,
des fils à papa ! Là, tu n’y crois pas : ils n’ont pas de sous pour se payer un
taco ? ! On leur a donc expliqué que c’était la guerre, qu’on avait été envoyés
pour lutter contre ce genre d’attaques. Et, morts de peur, ils ont fini par nous
avouer qu’ils avaient été payés. C’étaient des fils de hauts fonctionnaires, avec
leurs amis fils de hauts-fonctionnaires, en majorité priistes [membres du PRI, le
parti au pouvoir dans l’État de Oaxaca]. Là, il ne s’agissait pas directement de
directives du parti, c’était plutôt des initiatives prises par des militants. Quand
il y avait des patrouilles de civils cagoulés, des paramilitaires, là oui, ça venait
d’autres cercles, à l’intérieur du parti. Ceux qu’on a réussi à attraper, on leur a
fait payer les dégâts. Le plus jouissif ça a été de leur faire nettoyer le stand de
la dame, de leur faire tout remettre à sa place, de leur faire réactiver l’électricité
qu’ils avaient coupée. C’était drôle, de voir ces juniors qui avaient peur des coups
de jus, qui n’avaient jamais touché une pince... Voir comment ils galéraient :
“Vas-y, toi, je n’y arrive pas. Moi non plus, vas-y, toi”... Ça a souvent permis à
des gens comme la dame des tacos de se dire : “Ah, d’accord, ces types ne sont
pas que des punks, des chevelus, des patchés, des mauvais”... Ils disent ça à
cause de notre apparence, mais ils ont appris à nous connaître mieux, avec nos
idées et notre volonté de réel changement. [...]

Les deux derniers mois, en octobre-novembre, c’étaient des actions déjà
plus... Il y avait des fois, je me levais dans la nuit pour aller je ne sais où, et je
me disais que si cette lutte devait continuer comme ça, dans la rue, avec des
pierres, des bâtons, des fusées et des Molotov, contre des tirs à balles réelles,
ils allaient continuer à aligner les balles, et nous les morts. Je ne pensais pas
qu’on allait gagner de ce côté-là. Nous étions chaque fois plus fatigués, plus
amoindris. C’était tous les soirs, et chaque fois c’était de plus en plus de blessés
de notre côté, c’était de plus en plus de morts. Au début, c’était une fois par
semaine, sur une barricade. Puis après, en deux jours il y avait deux morts. Les
groupes de choc, les groupes d’attaque, les sicaires, venaient avec chaque jour
plus de confiance. Au début, ils tiraient de loin, par peur ou je ne sais pas quoi.
Je crois qu’au moment où le Sénat a décrété qu’il n’y aurait pas de disparition
des pouvoirs, au moment où ils n’ont plus eu de doutes sur le fait qu’Ulises ne
s’en irait pas, au moment où il a repris son attitude fasciste, ils ont commencé
à tirer de plus près. Ça devenait de plus en plus compliqué de marcher dans la
rue la nuit, toutes les voitures devenaient un ennemi potentiel. C’est pour ça
qu’on a mis des barricades. C’est une arme d’auto-défense pour le peuple.

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« Quelque chose est né là-bas, un espoir »

« D’abord, de par sa présence, une barricade impressionne. Certains disent
qu’il y en a eu deux mille, d’autres disent quatre mille, d’autres cinq mille... En
réalité il est très difficile de savoir combien il y en a eu. Mais ce que je peux
t’assurer, c’est qu’il y en a eu dans tous les endroits de la ville, et de toutes les
tailles. Il y en avait de très petites, avec cinq ou dix personnes, mais elles
étaient là, sur le pied de guerre. Et puis il y avait des barricades impossibles à
franchir. Celles qui ont été les mieux organisées, c’était surtout celles des avenues
très importantes, celle de Brenamiel par exemple était bien organisée, c’est
reconnu. Je ne parle pas que des jeunes, hein, quand je parle d’une barricade, je
ne me réfère pas juste aux jeunes, ou aux hommes, je parle de celui ou celle qui
est derrière les casseroles, à faire du café, je parle de celui ou celle qui est derrière
une pierre, je parle de tous ceux et celles qui étaient attentifs à ce qui pouvait
arriver. Et bien sûr, le ou la barrikader@, le ou la bazuker@, avait une importance
cruciale, notamment dans les alertes, ou pour éloigner ceux qui arrivaient pour
nous agresser. Le seul fait d’être présent sur une barricade est... C’est un espace
de fluidité, de revendication d’une lutte, mais c’est aussi un lieu de vie. Des
familles voisines depuis dix ou quinze ans, qui ne se parlaient jamais, se sont
retrouvées à préparer un feu ou un café ensemble, à discuter, à prendre soin de
la nuit. Je crois que ça a été un espace naturel de confluences et de lutte, de
résistance. Il y a eu des grand-pères, des grand-mères, qui donnaient ce qu’ils
pouvaient donner. Dans tous les quartiers, dans toutes les colonias, tous
étaient énervés, tous en avaient marre : “Nous allons réussir à le mettre dehors,
oui, on va gagner ! Ce que l’on fait est juste, on fait quelque chose de bien !”.

La barricade, ça va plus loin que le fait d’être un obstacle. C’est un espace où
les gens se sont connus, croisés, où ils ont pleuré, où ils ont ri, où on s’est
motivés, où on a cru, ensemble, à cette lutte. Moi, c’est là que j’ai senti ce que
c’était de faire partie d’une barricade. Et en termes d’auto-défense, on peut dire
qu’elles ont bien fonctionné. Pendant des mois, ils n’ont pas pu rentrer : ils se
sont absentés, ils y réfléchissaient à deux fois avant de s’approcher d’une barricade,
ils réfléchissaient bien. S’il y a eu des morts et des barricades, c’est aussi que
nous étions tous disposés à cela. Ils avaient des balles, des armes, et nous on
avait nos bâtons, nos pierres.

Une barricade qui a été très importante, et où il y a eu beaucoup de participation, c’était celle du Canal 9, avant qu’ils ne détruisent les antennes. Celle
de Símbolos Patrios également, qui bouchait une très grande avenue menant à
l’aéroport. Il y a eu aussi des barricades qui n’ont pas été permanentes, mais
qui ont été des pièces clés. À chaque fois qu’il y avait une agression, on les
mettait en place, par exemple à la station essence de l’avenue Juárez. Là, on a
empêché un bon nombre de convois d’arriver au centre ville pour agresser je ne
sais quelle autre barricade. À chaque fois qu’ils frappaient, on allait barricader ce
croisement, on savait que c’était un passage obligé pour les convois. Il y avait
aussi celle du Periférico, une avenue très grande, vers le Ministère des finances.
Celles-ci ont été les premières, mais il y en a eu partout : à San Martín [quartier
de ce qu’on appelle la périphérie du centre], à l’Infonavit [équivalent des quartiers
HLM], à la Reforma [quartier plus riche], dans le centre aussi.
De toute façon, elles ont toutes eu un rôle primordial pour cette guerre.
Quelque chose est né là-bas, un espoir. [...] Quand la PFP est entrée dans la
ville le 29 octobre, elle a avancé barricade après barricade, et la résistance a
commencé à se mettre en place. La première qu’ils ont traversée malgré la résistance
fut celle de Brenamiel. Il a fallu qu’il y ait un mort pour qu’ils y arrivent.

Quand on est sortis de la Okupa, cette nuit-là, et qu’on est arrivés à Cinco
Señores, on s’est dit que ce carrefour était très important et que la PFP allait
entrer aussi par là. À ce moment-là, le seul endroit qui était à nous, le seul
bastion de l’APPO, c’était la Cité Universitaire. Tout le monde appelait à un
repli stratégique dans l’université, tout le campement du zócalo s’est déplacé
vers la fac. On a donc pensé qu’il fallait une barricade à ce carrefour (qui menait
directement au campus), pour ne pas finir coincés comme dans une souricière.
Une fois arrivés à l’université, on a pris une garde dont personne ne voulait, à
savoir celle de la rue de l’Université – tout le monde préférait garder la radio.
Vers sept heures du matin, on a commencé à mettre en place cette barricade
qui fut si importante.

Cinco Señores, ce sont cinq avenues qui se rejoignent, c’est énorme, c’est un
des carrefours les plus grands de la ville. On n’a pas consulté l’université, c’était
logique qu’il fallait protéger l’endroit, sinon ils allaient pouvoir entrer là comme
dans un moulin. Avec les gens de la Okupa essentiellement, on a fermé le carrefour
à l’aide de dix-huit bus et un poids lourd. Voilà, la ville était coupée en deux
avec cette barricade. Nous sommes ensuite allés fermer l’autre côté qui était à
découvert, le côté du centre commercial. Au fur et à mesure, on a vu arriver à
Cinco Señores des bandes de jeunes qui travaillaient dans le coin, qui ont commencé à s’organiser, à vouloir faire partie de tout ça, et nous nous sommes
alors concentrés sur la barricade du centre commercial. Cette autre barricade a
été très symbolique, parce qu’en plus de la fermer avec des voitures et des bus,
on l’a renforcée avec tous les caddies du supermarché. On a passé la journée à
emboîter les caddies, rangée après rangée. Peu à peu, on s’est organisés, pour
voir comment on allait y vivre, comment on allait se répartir les tâches, parce
que cette barricade-là a été permanente. Au bout d’une semaine, on s’est rendu
compte que la barricade de Cinco Señores allait être très problématique.

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« Quand devait-on rendre à son propriétaire un poids-lourd ? »

« C’est un des quartiers les plus chauds, en terme de résistance rebelle. Il a
toute une histoire derrière lui de règlements de comptes entre bandes. Ce sont
des quartiers super marginalisés, quoique plus trop maintenant, mais avant,
oui. Ça a donc été compliqué de penser qu’on allait pouvoir partager cet espace.
Les gens du quartier s’étaient déjà approprié l’endroit. Ils disaient que même si
nous avions mis en place la barricade, l’espace leur appartenait. On ne se voyait
pas vraiment rester là. Peut-être qu’on a fait une erreur en leur laissant, en partant
pour l’autre côté. Parce qu’on n’a pas cherché à les connaître, on n’a pas essayé
de leur faire comprendre que cette lutte ne se réduisait pas à avoir une barricade
juste pour la barricade, ou n’était pas qu’une révolte pour la révolte, que tout ça
allait beaucoup plus loin, que c’était une lutte en commun avec le peuple. C’est
peut-être là que nous avons raté quelque chose, en tant que barrikader@s : ne
pas chercher et ne pas comprendre ce dialogue entre jeunes.

Ils n’étaient pas organisés, ils étaient même assez désorganisés, mais super
intelligents, très courageux, et surtout ils venaient d’autre chose. Ils sont d’une
société qui les a toujours repoussés, qui a toujours vécu dans la violence, ce
sont des fils de la rue, qui vivent dans un monde différent de celui de n’importe
quel autre jeune, qui vivent et meurent entourés par les drogues dures. De ce
fait, beaucoup d’entre eux étaient violents. On n’a pas fait front, on n’a pas
clairement vu ça, c’était plus facile pour nous de dire : “Ok, vous vous occupez
de celle-là, et nous de l’autre”.

À Cinco Señores, il y avait des affrontements tous les soirs avec la PFP. Sur
notre barricade aussi, celle de Soriana, comme sur toutes les barricades, il y a
eu des fusillades et des confrontations. Sauf que là, on avait l’avantage d’avoir
un terrain énorme appartenant à l’université en face de nous, et de l’autre côté
il n’y avait que des centres commerciaux, fermés la nuit. Ce n’était pas une zone
très passante, et réellement, on devait être une cinquantaine. On a été plus, des
fois, jusqu’à une centaine. [...] Il se passait des trucs marrants. Par exemple, à
Cinco Señores, beaucoup de mômes, de jeunes, venaient souvent passer un
moment avec nous. Quand ils s’énervaient, qu’ils s’engueulaient, ils venaient
passer quelques jours sur notre barricade. Ils nous disaient qu’ils y trouvaient
de la tranquillité. Je crois que l’espèce d’harmonie qu’il y avait leur plaisait. On
s’asseyait en cercle, on mettait bien tous les points à l’ordre du jour, et on
cherchait tout le temps le consensus, la compréhension. Par exemple, quand
est-ce qu’on devait rendre à son propriétaire un poids-lourd, qui nous avait déjà
servi, qu’on avait depuis une semaine, et dont le chauffeur était désespéré et
voulait récupérer son camion ? [...]

Bon, déjà, pour réquisitionner un bus [rires] eh bien... premièrement, il
faut faire très attention, avoir beaucoup de respect et d’amabilité pour les gens. Tu
n’es pas là pour les agresser. Ce qu’on disait aux gens, au moins dans nos groupes
d’affinités, c’est d’employer un ton assez tranquille et de faire comprendre, en
donnant une posture politique, ce qui était en train de se passer à Oaxaca et
pourquoi ce bus devait être réquisitionné. Puis demander gentiment de descendre
du bus. Aux chauffeurs, il ne leur restait plus qu’à l’admettre. Ils disaient : “Les
bus ne sont pas à nous, et puis de toutes façons, les patrons, ils n’attendent
que ça, que ce bus crame. L’État les remplacera !”. On leur disait que leur vie
n’était pas en danger, et surtout que ce bus allait être utilisé. Si c’est pour la
sécurité lors d’un blocage, il servira à ça, si c’est pour transporter des gens, il
servira à ça. Il s’agissait de faire comprendre au chauffeur qu’il était comme
nous, qu’il avait une famille et des besoins. Dans la majorité des cas, il n’y a pas
eu de problèmes, ils ne refusaient pas de désobéir. On a aussi réquisitionné
d’autres lignes, des lignes d’entreprises privées de transport longue distance, et
la majorité du temps on arrivait à les négocier. Ça dépendait des besoins de la
barricade, ou du groupe responsable du bus.

Des fois, les propriétaires, les petits, ceux qui n’ont pas plus d’une ou deux
unités, venaient nous parler, très cordiaux, pour qu’on comprenne leur situation,
et on comprenait. On amenait le cas devant l’assemblée pour trouver un
consensus, savoir quand et comment on pouvait rendre un bus, ou pas. Quand
on voyait que c’était une entreprise qui n’était pas multinationale, pas trop
grande, on décidait souvent de rendre le matériel, ou on l’échangeait contre un
camion rouillé qu’elle n’utilisait pas, mais qui nous était utile à nous. Parfois,
on demandait plutôt du matériel de secours en échange, des masques, ce qu’ils
pouvaient donner. Il y a eu ce dialogue avec les autres, un dialogue qui n’existait
en revanche pas à Cinco Señores. Là-bas, c’était détruire le bus, jusqu’à ce qu’il
crame, qu’ils l’incendient dans leur folie. Et les chauffeurs, tout tristes, qui
venaient de perdre le peu qui leur restait, s’en allaient, déçus par la lutte. [...] Je
ne dis pas que cela se passait sur toutes les barricades : il y a eu des cas similaires,
mais on doit se rappeler de ces expériences pour les mobilisations à venir.

C’est important, que tu sois un môme ou un vieux, que le simple fait d’être
sur une barricade te donne droit à la parole et à l’opinion. Ce dialogue, cette
fluidité, cette participation, c’est important dans des moments comme ça. Je
voudrais insister là-dessus : l’importance des assemblées, la manière de prendre
des décisions. À Cinco Señores, on aurait dit que les décisions venaient toujours
de quelques leaders. On devait même parfois aller jusque là-bas pour calmer le jeu,
pour sortir de l’impasse, de situations qui semblaient hors contrôle. À plusieurs
occasions, nous avons dû accompagner la Doctora Berta pour remettre un peu
d’ordre sur des questions qui étaient loin, mais alors très très loin, de la réalité
de la lutte. Je parle de choses comme le racket, les braquages, les bagarres qui
les blessaient entre eux. Il y a même eu des problèmes de viol des filles de la
barricade... C’était réellement du n’importe quoi ! On a même quelques fois dû
les menacer de les expulser pour reprendre le contrôle de la barricade : “Vous
vous calmez et vous trouvez une solution au problème, sinon, ça dégage”.

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« C’était le seul espace qui donnait un référent commun »

« Quelques semaines après le 14 juin, je ne croyais pas en l’APPO, je sentais que
je n’en faisais pas partie. Pour moi, il n’y avait pas de clarté, rien qui formalise
ou qui me donne l’impression d’en faire partie. En six mois, j’ai pu me rendre
compte, surtout en octobre et novembre, les deux derniers mois. [...]

Si j’y ai participé, c’est grâce à l’opportunité qu’on m’a donnée de simple-
ment apporter la voix d’une assemblée de jeunes qu’on avait organisée entre
barrikaderos, grafiteros, ... [...] C’était en septembre, pour le premier Congrès de
l’APPO. Je n’étais pas délégué, j’étais juste venu donner notre point de vue. J’en
suis sorti élu en tant que conseiller, à l’intérieur du Congrès. J’ai parlé, j’ai
exposé la position des jeunes sur ce qui se passait, et sur le fait qu’il ne fallait
pas nous discriminer. Le système de choix des conseillers a été décidé : cinq du
secteur étudiant, cinq du secteur barricades, cinq par secteur de villages... ça
s’est décidé au fur et à mesure, pour chaque secteur. En fait, je n’ai pas été
choisi par la barricade mais à l’intérieur du Congrès, avec cinq autres personnes.
Si j’ai accepté, ça n’a jamais été pour de mauvaises raisons. On me le reproche
encore, au sein des barrikaderos, des anarchistes, des jeunes, mais si j’ai
accepté, c’est que sur le moment j’ai... C’était le seul espace qui donnait un
référent commun, qui menait la lutte de front, et qui assumait une responsabilité,
une attitude face à tout un mouvement. Je pensais que nous ne devions pas
laisser cet espace se vider de la voix de ceux qui n’en ont pas. Je l’ai fait dans
ce sens-là, je veux dire, avec le cœur, dans le bon sens : dire pourquoi on était
en train de lutter, quel changement on revendiquait. C’est ça qui m’a amené à
croire réellement en l’APPO. J’étais réticent au début, je n’y croyais pas, mais
quand j’ai connu peu à peu les organisations qui s’engageaient, les villages qui
venaient, tout ça, je me suis dit : “Wouah...”

Il y avait plus de mille cinq cents conseillers... Il y avait beaucoup de communautés, ce sont elles qui ont inspiré l’APPO pour sa structure. Je crois que
s’ils n’avaient pas été là, s’il n’y avait eu que les organisations, l’APPO aurait
été totalement partidista [axée sur les partis politiques]. Mais je n’ai pas vu ça,
j’ai surtout vu la participation des villages, des quartiers... Les organisations
rôdaient autour, comme des mouches. Elles ont aussi eu leur importance, je ne le
nie pas, mais leur manie de penser qu’elles peuvent diriger tout un mouvement...
Il y avait ceux qui n’en démordaient pas : il fallait faire comme ça et pas autrement,
que “la négociation”, que “le gouvernement”... Ce n’était pas vraiment la raison
d’être de l’APPO. Sinon pourquoi ont-elles fait des propositions, pourquoi
autant de “dialogues pour la paix”, pourquoi autant de réunions, de rencontres,
de forums populaires... [...] Si on prétendait faire quelque chose de nouveau,
d’inédit... Je veux dire, si on avait gagné l’État, qu’est-ce qu’on aurait gagné,
qu’est-ce qui se serait passé ? Déclarer la guerre à la Nation ? À tout le Mexique ?
Ou alors est-ce que ça allait servir d’une sorte de modèle pour d’autres États ?
C’est ce que beaucoup disaient, d’ailleurs : “Si ça arrive à Oaxaca, ça va exploser
dans d’autres États”. [...]

C’était assez confus parce que parfois, ceux qui parlaient ne parlaient pas pour
ceux qu’ils représentaient, ils parlaient pour leur organisation, pour eux-mêmes,
dans leur individualisme. Et ceux qui voulaient parler dans des termes électoraux
le faisaient. Je crois que c’est là qu’il a commencé à y avoir des problèmes à
l’intérieur de l’APPO : pourquoi avoir organisé un Congrès constitutif si c’est pour
continuer sur les mêmes chemins que les gens ne veulent de toute façon plus
suivre ? C’était ça aussi l’APPO : comment et pourquoi dire non aux élections.
Ma grande satisfaction a été de voir comment ce Congrès, bâti sur un modèle
d’assemblées communautaires, a soulevé en premier l’importance pour l’APPO
de rester en dehors des partis, le fait qu’elle ne doive pas aller dans un sens
électoral. Elle est née d’autre chose et elle existe pour faire autre chose.

En fin de compte, je crois que c’est ce que beaucoup d’entre nous avons cru.
[...] T’en es ou t’en es pas. Ou tu es avec les partis, ou tu es avec l’APPO. [...]

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« On n’avait absolument pas besoin d’une étincelle pour faire exploser la boîte de poudre »

« Ça a toujours été un grand débat : si on se revendique anarchistes, en lutte
contre le capitalisme, au courant des trafics des multinationales, et qu’on a installé
une barricade à côté d’un supermarché appartenant à une de ces multinationales,
quelle attitude on adopte ? On en a souvent débattu et on est beaucoup à s’être
opposés à mener une action directe contre le magasin. Premièrement, ça dépendait
du moment. Si ça avait été quelques temps auparavant, quand il n’y avait pas
la PFP, on aurait organisé ce type d’action. Qu’est-ce qui était le plus productif
et le plus contre-productif ? La ville était déjà économiquement morte, donc ces
entreprises aussi quelque part. En plus, on n’avait jamais eu les médias avec
nous, et ils nous attendaient au tournant. Si on allait les chercher de ce côté-là,
qu’est-ce qu’on avait à y gagner ? Les médias allaient se mettre à avoir les
mêmes revendications que nous ? Non. [...] On n’avait absolument pas besoin
d’une étincelle pour faire exploser la boîte de poudre. Et puis en regardant Cinco
Señores qui brûlait des voitures tous les soirs, qui saccageait tous les soirs un
magasin, on s’est dit que faire une connerie comme ça chez nous, ça n’aiderait
vraiment pas le mouvement. On était avant tout un groupe d’auto-défense bien
organisé.

Un jour, des gens sont arrivés pour braquer le centre commercial qui était à
côté de nous. C’étaient tous des flics, ils n’ont même pas pris la peine de se
changer, ils sont venus avec les camionnettes et leurs armes. Ils sont arrivés à
une centaine, ils ont commencé à casser les vitres. Ils sont partis environ vingt
minutes après, on les a fait fuir avec des pétards. Le lendemain, le gérant du
magasin est arrivé pour nous parler, on s’était tous masqués. Il nous a expliqué
que, la veille, son magasin avait été vandalisé, qu’il avait vu les vidéos des
caméras de surveillance, et qu’il savait que ce n’était pas nous, qu’on ne
s’était même jamais approchés de son magasin, qu’il avait vu que les personnes
responsables étaient armées et que, a priori, il s’agissait de policiers. Il nous a
juste dit : “C’est vraiment bien que vous ne vous soyez pas approchés, parce
que ces gens étaient prêts à tout”. Et puis finalement, un gérant, c’est un
gérant. On lui paie son salaire et c’est tout. Les entreprises, elles sont de toute
façon assurées contre tout. Ça nous a même plutôt donné de la satisfaction de
voir arriver ce gérant, disant qu’il comprenait que nous avions une posture
idéologique et politique et qu’il voyait bien qu’on n’était pas là pour voler, pour
casser, etc.

[...] Un soir, on a réquisitionné un camion-citerne de gaz, et les pompiers (la
caserne était à côté de la barricade) sont venus nous demander si on savait
combien de kilomètres à la ronde pouvaient être endommagés si cette citerne
explosait. Ils nous parlaient de quelque chose comme cinq mille kilomètres...
Pfff... “Ah ouais ? Si la PFP entre, c’est ce qui va arriver”. Il est parti tout affolé,
le chef des pompiers. Quelques jours après, on s’est rendu compte que c’était
super fatiguant de garder ce camion. Déjà, il n’était pas tout près de la barricade,
on ne voulait pas non plus avoir une petite bombe à côté de nous. Il était à
deux cents mètres, au croisement. La nuit, les sicaires arrivaient et la première
chose qu’ils visaient avec leurs flingues, c’était évidemment le camion de gaz.
Là, ils ne nous visaient plus. On voyait juste les balles rebondir sur la remorque.
Ils voulaient faire exploser la citerne pour dire ensuite que, accidentellement,
nous l’avions faite exploser et que par notre faute beaucoup de gens étaient
morts. [...] Le jour où j’ai appelé pour qu’on rende la citerne, c’était le 1er
novembre. Le lendemain, la PFP est arrivée au campus. Tout le monde disait
que, par ma faute, parce que j’avais rendu la citerne la veille, la PFP avait attaqué.
Mais je l’avais échangée contre dix bouteilles de gaz de taille familiale, celles
qu’on a vu rouler par-ci par-là le 2 novembre.

Je pense tout de même qu’ils avaient déjà ce plan en tête depuis un moment.
Ils savaient que le 1er novembre [le jour de la Fête de tous les Saints], tout le
monde allait faire la fête, allait se bourrer la gueule, et que le lendemain matin
était le moment approprié pour une attaque.

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« C’était comme si on l’avait déjà préparée, on savait ce qu’on avait à faire »

« Le 2 novembre... C’est dur à raconter.

La victoire du 2 novembre, je crois que c’est un effort, un travail d’organisation,
de participation, de tout un peuple, de vraiment tout un peuple. Pas seulement
de notre barricade ou de Cinco Señores. Ça a été tout le monde : l’infirmière, la
personne qui était derrière le micro de Radio Universidad, la dame qui préparait à
manger pour des centaines de gens qu’elle ne connaissait pas (comme beaucoup
de gens l’ont fait), l’étudiant, la femme au foyer qui a laissé sa maison et qui
est venue construire, fabriquer des outils d’auto-défense, que ce soit un
Molotov ou je ne sais pas quoi d’autre... Tiens, il y a un paysan qui est venu
avec une fronde qu’il avait tissée lui-même dans son village, il venait de très
loin. Il arrivait des gens de partout, de villages reculés, pour donner du pain,
une orange... Je te dis, des frondes tissées par leurs soins ! Et ils nous ont appris
à les utiliser : “Elles se tiennent comme ça, tu mets la pierre là, tu lances comme
ça”... On s’était déjà entraînés plein de fois. Je n’oserais pas dire que c’était la
dernière bataille, mais on était tous sûrs que ça allait arriver, une bataille.[...]
On s’y préparait tous les jours, ça s’entendait à la radio : “On a besoin de fil, de
boîtes de conserve, de pétards ...” Qu’on ait participé ou non à cette bataille,
on avait bien conscience que ça allait arriver, on était prêts émotionnellement
et... matériellement, disons-le.

Chaque proposition qui arrivait, de toutes les différentes préparations de
chacun, a servi à quelque chose. Ce jour-là en est témoin. Pendant que certains
étaient en train de se disputer sur ce qu’il fallait faire, répondre ou non à
l’agression, nous on se préparait. Des plans d’auto-défense... Il y avait des
gamins qui n’avaient jamais allumé un pétard de leur vie. Et là, c’étaient des
pétards artisanaux, des trucs que seuls les artificiers savent faire normalement.

Tu vois tout le processus, des mômes de six ou huit ans, prêts à tout, avec un
bout de PVC, en sachant qu’un pétard de cette puissance peut être dangereux...
C’est surtout très probable qu’il ne parte pas, qu’il t’explose à la tête ou dans les
mains ! C’est arrivé, je peux te le dire, il y a eu beaucoup d’accidents, avant et pendant le 2 novembre. Il fallait regarder, montrer, apprendre : “Un pétard s’attrape
comme ça, se lance comme ça, si tu l’orientes comme ça, il part par là, s’il ne part
pas et que tu restes là, il va exploser devant toi”. Chaque môme, chaque femme,
chaque fille... Elles étaient super motivées, elles avaient fabriqué un type de bombe,
de celles qui sont faites pour gêner, pas pour faire mal. C’est de l’acide chlorhydrique
avec de l’aluminium, dans des bouteilles, elles appelaient ça les chivas. Tu les
écrases, tu mets l’acide, tu les jettes dans les pieds, l’aluminium réagit avec l’acide
et ça explose. Ça fait juste peur, ce n’est pas puissant. Il y a aussi les petits bouts
de gaine en plastique avec des clous, qui se plantaient dans les pieds des flics
quand ils avançaient... Et dans nos pieds quand ils reculaient [rires].

Bref, ce jour-là, les flics savaient très bien que le 2 novembre, pour nous les
oaxaqueños, est très important. C’est le jour de nos défunts. Ils connaissaient
également les erreurs qu’on commettait. Je crois que si on n’avait pas commis
l’erreur de dormir, et pour la majorité d’entre nous d’avoir bu, ça nous aurait...
Ça aurait été pire pour eux. On aurait eu plus de force. Cependant, c’était
comme si on avait déjà préparé la confrontation et notre manière de répondre.
On savait ce qu’on avait à faire, à la première alerte. [...]

À sept heures moins le quart la Doctora
m’a appelé – je changeais de garde à ce
moment-là, j’allais justement dormir.
Je suis donc retourné à la radio
et elle m’a dit : “Ça y est. C’est
fini. Sors avec tous les gens qui
sont là-bas, ne laisse personne
rester. D’après les gens de l’APPO,
d’après ‘les dirigeants’, la PFP va venir
et va balayer la barricade mais ils ne sont
pas censés violer l’autonomie universi-
taire, ils ne sont pas censés pénétrer à
l’intérieur”. Ma réaction, ça a été de dire :
“Vous savez quoi, ça, ils l’ont dit année
après année. On ne les croit plus. On ne
va pas se soumettre, on n’adoptera pas
une attitude de soumission. On ne
les laissera pas nous attraper
comme à Mexico en 2000 [grève
étudiante de l’UNAM]. On reste là,
ceux qui veulent partir s’en vont”. À
ce moment-là, les radios ont subi des
interférences, les fréquences se superposaient. On a pensé qu’on allait tous y passer, qu’on était finis et qu’on allait
mourir de la pire manière qui soit. Mais non, le seul truc que ces types allaient
manger ce jour-là, c’étaient des doses de clous et de la poudre. À ce moment, la
Doctora parlait à la radio, on était en contact permanent. C’est ce qui a toujours
permis la coordination. Depuis le début du mouvement, la clé fondamentale,
qui ne pouvait pas manquer à une barricade, c’était la radio. Une barricade sans radio était déconnectée, sans information. Même si on avait des portables, ce
n’était pas pareil. La radio te disait tout, à propos de tous les fronts.

Je suis sorti, et j’ai vu les trois camions qui venaient dans notre direction,
avec toute une caravane de policiers de la PFP derrière. On a donné l’alerte, et
chacun a pris ses positions. On aurait dit que tous savaient déjà quoi faire. On
n’avait pas non plus répété, mais ça a été si simple de dire qu’on n’allait pas
faire des conneries du genre : “Tu lances des pierres derrière moi, et finalement c’est
moi qui les prends dans le dos”. On ne voulait pas risquer de se faire mal entre
nous quand les blessés, ça devait être eux. On connaissait nos responsabilités, on
était trois groupes affinitaires : un au centre, un à gauche, et un à droite, pour
mener la contre-attaque. Il y avait eu des tentatives d’entraînement avant, on
l’avait fait quelques fois, mais quand même, jamais aussi sérieusement, aussi...
réellement, quand il y a plus de mille flics en rang devant toi...

À un moment donné, on a quand même commencé à se demander ce qui
s’était passé avec la barricade de Cinco Señores, censée bloquer l’avenue menant
au campus. Des photographes sont venus et nous ont prévenus : “Il n’y a pas
eu de résistance à Cinco Señores, il ne s’est rien passé là-bas, c’est pour ça
qu’on est venus ici, on savait que vous, vous alliez y aller”. “Bande de cons,
on n’est pas là pour faire le spectacle, ici il va y avoir du sang. Et d’abord
qu’est-ce qui s’est passé là-bas, ils auraient pu prévenir quand même, on a des
messagers, des intermédiaires !?” Ils nous ont répondu que le peu de gens qui
restait était en train de dormir dans les bus et qu’ils s’étaient fait sortir par les
flics. Une douzaine environ. Ils ont abandonné la barricade, cette barricade
qu’ils avaient tant défendue. La PFP est arrivée et a fermé tout le carrefour, sans
aucune résistance.

Il devait être sept heures et demi, huit heures, et la Doctora a commencé à
lancer des appels à la radio, après notre décision de rester. Sinon, pourquoi
on s’était fait chier à fabriquer six cents canettes, on n’allait pas les garder
pour nous ?! On a envoyé tout le monde à la première barricade, à cent
mètres, avec l’ordre de tenir les flics éloignés, juste avec les pétards, rien d’autre.
Les bazuker@s devant. On a fait brûler les bus de la première barricade. Après
une heure, ils l’ont balayée. Là, on était presque face à face, et la confrontation
plus directe a commencé. Vers neuf heures, on était... pff... je sais pas... Avec tous
les étudiants qui sont sortis, on était à peine cent cinquante sur la première
barricade et, quand on a tourné la tête à neuf heures, on était plus de cinq cents,
agglutinés sur le seul point de friction. Là on a sorti tout ce qu’on avait.

Je crois qu’il faut que je te raconte l’histoire de l’usine des dames, c’était
génial. Les Molotov qu’on avait se sont très vite épuisés. D’ailleurs, je ne sais
pas comment tout est parti si vite, et puis il y en avait plein qui étaient faits
avec des mèches et de l’eau... Comme si on nous avait tendu un piège. Mais
bref, on a lancé un appel à la radio pour former une commission. La surprise a
été énorme quand on les a vus arriver... Il n’y avait que des señoras. Tout le
monde voulait être au front, mais franchement ce front, on l’aurait perdu si ces
dames n’avaient pas été là, si ces femmes au foyer n’avaient pas été présentes.
Imagine plus d’une trentaine de femmes assises, avec chacune une fonction.
L’une mettait le sucre, l’autre mettait le savon, l’autre de la farine, une autre de
la ferraille, encore une autre du verre, de l’essence, une autre qui mettait finalement
le tout dans les caisses. Je crois que toutes les cinq minutes un carton de
trente-six cocktails partait. Et par l’intermédiaire des portables, les gens ont
commencé à passer leurs commandes de caisses
de Molotov, comme si c’étaient des pizzas.
C’était une vraie usine. Je suis resté bouche
bée. Je n’avais jamais vu ça. J’ai connu un
paquet de contre-manifestations, des contre-
forums internationaux, avec des pratiques de
ouf, mais je n’avais jamais vu des gens faire ça
comme elles le faisaient ce jour-là... organisées... les
meilleures ! Et elles savaient ce qu’elles faisaient,
elles savaient qu’elles fabriquaient des outils
d’auto-défense.

À neuf heures, l’affrontement était surtout
basé sur l’utilisation des canettes remplies de
clous avec un pétard dedans. C’est assez efficace, même si c’est petit. Il y avait eu beaucoup
de blessés en face. Tu en lançais une, deux
flics tombaient. Alors imagine avec les centaines qu’on a lancées. D’ailleurs, on rigole
bien quand on entend le nombre de blessés
chez les flics ce jour-là... On les voyait tomber par dizaines. Ils avaient toujours
des suppléants qui remplaçaient ceux qui tombaient. Il y a même eu une cellule
de crise psychologique organisée par la PFP, ce jour-là, pour calmer les effectifs
paniqués.

Ça faisait donc une heure qu’ils étaient là-bas et ils ne pouvaient pas avancer,
puis ils nous ont repoussés vers la porte d’entrée de l’université. Là, on a reculé,
puis on a lancé l’attaque avec des milliers et des milliers de pierres, dans les
mains de femmes, d’enfants... Ils n’ont pas eu d’autre choix que de reculer.
C’est là qu’ils se sont mis en rang et que les tanks sont arrivés. Là, on s’est
tous dispersés, on courait comme des souris. À neuf heures, on était cent
cinquante, à dix heures on était cinq cents, à onze heures, on était plus de
mille, selon les approximations. Et plus de deux mille personnes étaient en plus
arrivées à Cinco Señores et avaient encerclé la PFP qui était restée au milieu du
carrefour. Ils n’avaient envoyé qu’un contingent vers nous, pendant que l’autre
contingent couvrait le croisement. Jamais on a pensé que juste avec les appels
à la radio autant de gens allaient arriver. Du monde, du monde, du monde...
Ils se sont retrouvés coincés, ils ne pouvaient plus sortir, d’un côté nous
étions là, et de l’autre tant de monde était arrivé qu’ils étaient bloqués. Ils ont
fait intervenir les hélicoptères, beaucoup. Ils ont lancé énormément de gaz
lacrymogène pour nous disperser, c’était leur seule manière de trouver une
sortie.

Vers treize heures, ils étaient déjà bien mal en point et ils avaient déjà beaucoup
reculé. Et je crois que leur grosse erreur a été de se rassembler, de se regrouper,
puis de se retrancher dans le pire endroit qui soit, à côté d’une station essence.
Les réserves de leurs canons à eau se sont vidées, après plus de cinq heures
sans repos, et on a réussi à leur piquer un tank. Même si finalement ils l’ont
récupéré grâce à une grue. Mais le moment décisif, là où ils ont dû accepter leur
défaite, c’est quand ils sont arrivés à la station essence. Ils passaient leur temps
à éteindre les Molotov qu’on lançait. Les dirigeants disaient déjà qu’il ne fallait
pas les brûler, qu’on n’était pas comme eux. Et ils ont commencé à négocier. La
PFP a proposé : “Laissez-nous sortir, laissez-nous récupérer nos effectifs, et on
libère les quarante personnes arrêtées”. Les gens se sont écartés pour laisser une
file, une partie de la PFP est sortie, les quarante détenus sont arrivés en courant
vers nous. Ils étaient tous bien mal en point, des mômes et des hommes en
majorité. Et là les dirigeants se sont levés devant nous et ont fait leur déclaration,
ils ont demandé de laisser partir les flics !

C’est comme ça que la PFP s’est retirée, en relâchant les plus de quarante
personnes détenues pendant plus de sept heures d’affrontements. Il était trois
ou quatre heures de l’après midi, on était tous content(e)s, soulagé(e)s, heureux.
Ça n’était jamais arrivé, nulle part au Mexique ceci n’était arrivé, à part pendant
le conflit avec les mineurs. La PFP, quoi ! Enfin, je ne dis pas... On a gagné une
bataille, mais on n’a jamais gagné la guerre [...]. Je ne sais pas, les perdants...
qui c’est ? On a peut-être eu plus de blessés, plus de prisonniers, plus de morts,
plus de tortures. Ceux d’en haut ont vacillé, c’est tout, mais finalement il ne
s’est pas vraiment passé grand chose. Comme dans n’importe quelle guerre,
celui qui gagne va écraser, va soumettre celui qui perd. Il va l’obliger à se retrancher,
à se cacher dans le dernier trou qui lui reste, sans aucune envie de ressortir.
C’est ce qu’ils nous ont fait. Ils ont fini de nous écraser.

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« Il s’est accroché au pouvoir, il ne voulait pas perdre »

« C’est simple et clair. Quand le gouvernement nous a dit : “On libère vos
prisonniers, on accepte toutes les revendications de la Section 22, mais Ulises
ne partira pas”, on est beaucoup à avoir dit que ce n’était pas négociable. Mais
il y a eu pas mal de retournements de vestes. Beaucoup de gens sont partis par
peur de l’accentuation prévisible de la répression. On voyait que la Section,
avec Rueda Pacheco, disait que oui, elle était pour la destitution d’Ulises, mais
qu’il fallait trouver une solution au problème parce qu’elle ne pouvait plus tenir.
Ils nous ont écartés, ils nous ont aplatis, ils nous ont mis dans un coin, poli-
tiquement. Les partis ont commencé à avoir des propositions de postes de
députés ou de sénateurs de l’État. Le 20 novembre, il y a eu une manifestation :
la commémoration de la Révolution mexicaine. Ce jour-là, on est sortis avec
toute une attitude révolutionnaire, on était pathétiques... Mais on est pas mal
à être sortis, pour dire qu’on était là, avec nos slogans sur Zapata. On fermait
la manifestation, derrière la Doctora et son ambulance.

Ceux de Cinco Señores faisaient preuve de beaucoup de prétention... Ils
voulaient aller devant. On leur a dit que la marche avait tout un sens, que
c’était pas la peine d’aller faire peur aux gens. Mais ils ont coupé le chemin,
sont arrivés devant nous, et ont commencé à chercher la merde. On s’est
retrouvés bloqués, la Doctora a sorti l’ambulance comme elle a pu, mais nous,
on est restés coincés avec tout un bus rempli de matériel, des centaines de
pétards, des bazukas, du matériel de soin... Matériel qu’ils ont utilisé contre nous
quand ils ont repris le bus. On avait le matos, mais c’était en cas de problème,
pas du tout pour s’en servir en premier. Personne n’avait de bazuka sur lui. Ce
jour-là, ils ont tout pris et nous ont pourchassés sur cinq pâtés de maisons.

On était à deux doigts de subir ce qu’on allait subir le 25 novembre. C’est
juste qu’ils ne voulaient pas, parce que franchement ils nous tenaient. À chaque
manifestation, chaque megamarcha, il y avait une immensité de gens, tout
Oaxaca était euphorique parce qu’on lui avait militarisé son centre ville. Ils
disaient que c’était bon, qu’on avait déjà tenu cinq mois, que le gouvernement
ne tiendrait pas une semaine de plus. Et que tout son parti disait à Ulises de
s’en aller, que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Mais il s’est accroché au
pouvoir, il ne voulait pas perdre.

Le 25 novembre, il avait été décidé d’organiser un encerclement symbolique
du zócalo (du campement de la PFP). Je crois que c’était une mauvaise décision.
Il a manqué quelque chose, ça a manqué de dialogue, de positions. La PFP
savait très bien qu’on allait être énormément, qu’il allait y avoir tout ce peuple,
qu’ils avaient tout de même eu du mal à contenir. Le 21 novembre, le gouverne-
ment avait fait une offre à laquelle il fallait répondre le 23. Le Ministère fédéral
de l’Intérieur proposait à l’APPO de participer à une lente phase de “détente”,
comme ils appelaient ça, avec le gouvernement, pour arriver à un accord. Il
connaissait le plan d’encercler la PFP lors d’une grande manifestation, et il disait
qu’il voulait qu’aucune partie ne provoque l’autre. Il promettait un retrait de la
PFP jusqu’en périphérie de la ville le temps du rassemblement et du meeting sur
la place. Nous devions ensuite nous replier jusqu’à Santo Domingo et, enfin, ils
reviendraient sur le zócalo. Je crois que cette proposition a mal été comprise,
par les deux côtés. La bande des libertaires disait que ce n’était pas possible de
se plier à leurs caprices, que c’était du bidon. Et la bande des rouges disait que
si, il fallait accepter la proposition. Ça n’a pas été possible de trouver un
consensus, ça nous a pris des heures et des heures de débats. On s’est dit qu’il
fallait en profiter pour occuper le Palais du gouvernement, sur la place, et s’y
installer. Symboliquement c’était plus fort, on ne voulait pas que ça se termine
comme ça s’est finalement terminé : comme un “25 novembre”, pourchassés,
détruits un par un.

Je crois qu’il a manqué beaucoup d’imagination à ce conseil de l’APPO, à
ceux qui ont organisé cette dernière action au nom de l’APPO. Parce que, et
c’était logique, quand on est arrivés la PFP n’était pas partie. C’était évident que
les gens n’allaient pas se contenter d’écouter le meeting comme ça sans rien
faire pour s’en aller après bien gentiment. On s’est tous assis et on a commencé
à crier des slogans. En moins d’une heure, il a commencé à y avoir des agressions
de tous les côtés, dans tout le centre. Ils arrivaient par tous les côtés. La peur,
la peur... C’était leur plan, de nous faire peur comme ça. Et ils ont réussi. Il n’y
a personne qui n’ait pas ressenti la peur ce jour-là. Parce qu’ils torturaient, ils
persécutaient, ils nous faisaient disparaître, il y avait des fosses communes.
Face à cela... la peur.

Quand le soleil s’est levé, le 26, c’était bien plus qu’écouter une radio fasciste
qui était en train de clamer son triomphe. Les animateurs [de Radio Ciudadana
– citoyenne] disaient : “Appelez-nous, donnez-nous les adresses des appos !” À
chaque appel, il y avait deux ou trois détentions, des familles entières parfois.
Tu écoutais une radio, ennemie, et tu attendais juste de savoir s’ils allaient donner
l’adresse de là où tu étais pour te barrer vite fait. À ce moment-là, Radio
Universidad émettait, mais était couverte par du heavy metal, on n’entendait
presque pas la Doctora. Puis il a fallu la livrer aux autorités de l’université, au
recteur. [...]

La Doctora, c’est une médecin que j’admire [...]. Je l’admire parce
qu’elle pense tranquillement et simplement, sa manière de voir les choses, de
les expliquer. Elle est médecin, mais je pense qu’à l’intérieur d’une lutte, un
ouvrier, un paysan, un prof, un étudiant, un jeune, chacun est beaucoup plus
qu’un ouvrier, un étudiant, etc. Elle, sa personnalité, c’est ça qui a fait qu’on
était tous là-bas, à l’université. Il y a eu plein d’infirmiers, de médecins, qui ont
participé, mais de par leur profession, pas parce qu’ils étaient d’accord avec
nous. Elle, elle s’est donnée au peuple et le peuple lui a répondu. Il y a une relation
de confiance qui s’est tissée. Mais ça n’a pas été la seule, il y en a eu des tas.
Des tonnes de gens se sont donnés, se sont livrés à cette lutte. Des parents,
des gens plus humbles... on a découvert un autre côté de l’amour... des enfants
des rues qui n’avaient jamais été pris dans les bras et qui se retrouvaient sur tes
genoux...

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« Si l’arbre n’est pas tombé avec les coups de hache, on va creuser »

Alors, comme beaucoup, je suis parti. Nous sommes plein à être partis,
très rapidement. Je crois qu’on ne pouvait pas vrai-
ment faire autre chose. Tu ne pouvais pas sortir
pour protester tout seul, tu pouvais juste
aller ailleurs, dire ce que tu avais à dire,
par rapport à la libération des prison-
niers, par exemple. On savait qu’il
y en avait eu des tas, qu’ils
étaient en train de les torturer
dans les prisons. On est donc
partis demander de l’aide ailleurs.
Il valait mieux continuer le travail
politique que de rester chez soi,
enfermé ou caché. [...] Je crois que
depuis que j’ai commencé tout ça – et
c’était avant l’APPO – je sais pourquoi je veux changer les choses. Pas le
monde, mais nos manières d’être, de vivre. Et pour ça je crois qu’il faut persis-
ter. Je crois que quand quelqu’un arrête de faire ce en quoi il croyait, qu’il perd
son sens de révolutionnaire, son envie de révolutionner son pays, sa terre, les
gens, il cesse d’exister. C’est choisir la facilité. Je n’ai pas arrêté de croire en
l’APPO. Ça a été une étape, une expérience, et si elle ressort, elle aura tout mon
soutien. Mais ma lutte ne s’arrête pas là, elle continue avec ou sans l’APPO. On
a essayé quelque chose, un mouvement populaire, oaxaqueño, dans notre État,
on a été tout près de réussir. Mais il n’est pas tombé. Donc si l’arbre n’est pas
tombé avec les coups de hache, on va creuser, on va aller chercher la racine.
Centimètre par centimètre, on va creuser autour de lui jusqu’à ce qu’il tombe,
de génération en génération.

Quel meilleur héritage que de laisser des outils qui servent ? Que ce soit en
termes pratiques ou en termes d’expérience de vie, en termes technologiques,
et d’appropriation de cette technologie. Moi je travaille avec le collectif CACITA,
où on repense la technologie et où on l’applique. On cherche à faire naître
d’autres sens de lutte, d’autres outils, politiques, anti-capitalistes, en bas à
gauche, avec les gens, avec nos pauvres, les gens qui ont une culture propre et
de la dignité, avec les indigènes. Je crois que c’est ça : apprendre, connaître,
enseigner... J’en étais déjà convaincu avant 2006. J’avais déjà lutté avec les gens
qui sentent le cuir des sandales, qui sentent le maïs... ceux d’en haut disent
qu’ils puent. Mais là je me suis senti plus proche d’eux, comme faisant partie
de la même lutte. J’ai le même sang que ces gens. Si les communautés étaient
toutes venues à Oaxaca, avec l’APPO, ils ne nous auraient pas écrasés comme
ils l’ont fait. C’est sûr que ça aurait été une boucherie, parce que la répression
ne se serait pas cantonnée en ville, elle aurait gagné tous les villages, avec les
paramilitaires. Aujourd’hui les massacres continueraient encore. En même
temps, c’est bien. Je veux dire que si les villages ont réussi à se retenir... parce
qu’eux non plus ils ne pensaient pas qu’en descendant, avec leurs machettes
et leurs épis de maïs, ils allaient gagner la guerre. Mais je suis persuadé qu’à un
moment, les gens vont arriver à ce niveau de préparation. On se prépare. Les
générations à venir vont devoir faire face à des disciplines bien plus fortes et à
des questions plus difficiles... »

Entretien réalisé en juin 2009


Et si cette brochure vous a donné envie d’en savoir plus, beaucoup plus, sur
l’année 2006 à Oaxaca, guettez chez votre libraire préféré-e la sortie du livre
 !
¡ Duro Compañero !, aux éditions tahin party

Et si elle vous a donné envie de contacter l’auteure, envoyez-lui un
e-mail à :
piolin@riseup.net

P.-S.

Voir aussi sur Rebellyon : Oaxaca résiste ! où jour après jour, entre le 27 octobre et le 22 décembre 2006, nous vous informions à chaud de la situation sur place à Oaxaca.

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