La « Grève générale », mot magique qui a lui seul vaut toutes les déclarations, tous les programmes, qui ouvre les espoirs vers un monde nouveau, qui a le pouvoir (si j’ose dire) d’électriser les esprits et doit mobiliser les « masses exploitées ». Mot magique qui hante les rêves des révolutionnaires depuis deux cent ans. Grève générale... toujours annoncée, jamais réalisée ou tout au moins jamais porteuse des espoirs qui sont placées en elle. Grève générale OK,... mais, au fait, pour quoi faire ?
La grève, « arrêt collectif du travail » a été tout naturellement l’arme des prolétaires au 19 éme siècle, pour exprimer leur mécontentement. Arme particulièrement efficace, entre les mains des salariés, dans un contexte de développement et de constitution en Europe, et en Amérique, de puissances industrielles qui avaient absolument besoin de la force de travail locale en quantité, pour bâtir leurs empires industriels. La grève était tout naturellement l’expression à la fois du caractère indispensable de la force de travail... incarnée par la classe ouvrière et l’expression du rapport de force qu’elle était capable de créer. Elle était également l’expression de la solidarité... ce que l’on appelait la « conscience de classe ».
La « grève générale », et à fortiori « insurrectionnelle » était le cran au dessus de la grève. Il y a dans la « grève générale » une dimension politico-sociale, un projet politique d’en finir avec le système d’exploitation, avec le vieux monde, une ouverture vers un nouveau monde plus juste. Pourtant, la grève générale n’a pas de sens en soi, elle n’en a qu’au regard du projet qu’elle véhicule.
UNE VISION MYTHIQUE DE LA LUTTE
La grève a pour objectif de bloquer la production pour contraindre le chef d’entreprise à céder aux revendications formulées par les salariés. Ces derniers font l’hypothèse, d’ailleurs fondée, que le patron a plus intérêt à céder aux revendications qu’à courir le risque de perdre beaucoup en ayant son entreprise bloquée.
La grève générale ajoute une autre dimension à l’action. Touchant, en principe, tous les secteurs d’activité, elle remet en question la cohésion et la stabilité de l’ensemble du système et pose par là même la question du pouvoir politique. Elle évoque incontestablement la puissance politique et le pouvoir de changer les rapports sociaux.
Cette puissance évoquée par la grève générale a donné une vision plus ou moins messianique à l’évènement. Vision qui a hanté des générations de militants qui ont appelé de leurs vœux la réalisation de ce moment de rupture qui devait faire basculer l’ancien monde dans les poubelles de l’Histoire et présider à l’avènement du nouveau.
Pourtant, malgré les multiples exemples, à toutes les époques et sur tous les continents, la grève générale n’a jamais mené au « nouveau monde », tout juste a-t-elle relancé les espoirs que l’on mettait en elle avant de céder la place au désenchantement et à la frustration. Il manquait toujours « quelque chose » pour que ça réussisse mais on n’a jamais pu se mettre d’accord sur « ce qui manquait ».
LA GREVE GENERALE : QUOI AVANT ? QUOI APRES ?
La grève générale est un moment de l’Histoire, mais de quel moment s’agit-il ? Est-ce l’aboutissement de mobilisations partielles sectorielles, d’une lente prise de conscience ? Est-elle décidée par une instance politique ou est ce un mouvement spontané qui la déclenche ?
Quel objectif a la grève générale ? Est-il clairement exprimé au moment de son déclenchement ? Par qui ? Et quel moyens se donne-t-on pour assurer un « après » à ce grand moment ? La grève générale est-elle l’aboutissement concret d’une prise de conscience collective ou est-ce l’inverse, que c’est au cours de cette grève que se forge cette conscience ?
Peut-on imaginer que, suite à une grève générale, qui peut être déclenchée de multiples façons et pour de multiples raisons, s’enclenche une dynamique de changement social changeant les rapports de production et donc les rapports sociaux ? En théorie on peut certes l’imaginer, ainsi que du fait du manque d’expérience, mais aujourd’hui que l’on peut tirer le bilan de deux siècles de luttes dans le système marchand et à peu prés sur tous les continents, on peut difficilement croire en un tel scénario.
Il ne faut donc pas se laisser impressionner par le potentiel de puissance de la grève générale et la replacer dans un contexte politique et social.
Si la grève générale doit ouvrir sur le changement social, il faut que ce changement soit préparé en amont, pas (seulement ?) de manière théorique par des théoriciens, mais très concrètement par la mise en place d’une « structure sociale alternative » prélude aux nouveaux rapports sociaux que l’on veut instaurer. C’est cette structure qui constitue le socle, les fondements du changement et la garantie que la grève générale (si elle est déclenchée) aura un « après ». En effet, il est possible, en raison des conditions historiques du moment et du lieu, que la puissance de cette structure alternative suffise, sans pour cela tout bloquer pour déclencher un basculement du système. Cela dit, c’est vrai que la grève générale peut être un extraordinaire accélérateur de l’Histoire, mais attention, accélérateur, elle n’en est pas le moteur.
LES CONDITIONS NOUVELLES IMPOSÉES PAR LA MONDIALISATION
La mondialisation marchande impose aujourd’hui des contraintes et des conditions que l’on ne saurait ignorer et qui relativisent singulièrement la vision que l’on pouvait avoir de la grève générale.
À l’époque où les États-nation structuraient l’essentiel de la production mondiale et dominaient politiquement le monde, tout évènement qui bouleversait l’un d’entre eux avait des répercussions considérables sur les autres. Ceci tenait au fait que ces États étaient peu nombreux, détenaient la technologie, les compétences et dominaient l’ensemble du reste du monde. On pouvait alors imaginer, et l’on ne s’en est pas privé, que la « mise à feu » dans un des pays pouvait embraser l’ensemble d’un continent. Un État-nation produisait à l’époque à peu prés tout ce dont il avait besoin, il constituait une sorte d’unité autonome sur le plan économique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui... aucun pays n’est autosuffisant par rapport à l’ensemble de ses besoins. Déclencher donc une grève générale n’a donc plus le même sens, les mêmes conséquences et risque d’aboutir, ce qui a été souvent le cas, à une simple alternative électorale qui ne règle rien.
C’est donc à une véritable stratégie alternative à l’échelle internationale que nous devons nous atteler. Il faut d’abord penser l’alternative, la penser par delà les frontières et inventer, concevoir des réseaux de coopération et de solidarité à une autre échelle que celle que nous permettent les organisations et structures nationales. Il nous faut éviter (ce sera dur) de penser le changement en terme de pouvoir politique strict, mais d’abord et surtout en terme d’alternative économique et sociale.
La grève générale qui demeure dans bien des esprits la clef magique pour tout changement est à prendre avec circonspection. Sans pour cela être reléguée au musée des antiquités historiques, elle a besoin d’un sérieux réexamen de son contenu et d’une réactualisation des conditions de son déclenchement et des possibilités qu’elle offre. Évitons de confondre le moyen avec l’objectif.
Patrick MIGNARD
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