Le 5 juin 2025 – Salle de réunion municipale Montpensier à Châtillon sur Chalaronne
Une conférence au sujet des « phases essentielles de l’adolescence » est annoncée, dispensée par Thérèse Madi, directrice de la « Maison d’éducation Pauline Marie Jaricot ». L’affiche annonce des thèmes larges (« amitiés, réseaux sociaux, multimédia, gestion des conflits »), qui devraient aider à « mieux comprendre » les adolescent·es pour « mieux les accompagner ». Une quarantaine de personnes sont présentes : des membres ou proches de ladite maison d’éducation, des enseignant·es en activité ou à la retraite, des militant·es qui diffusent à l’entrée des tracts contre « l’éducation rétrograde » dispensée dans cette école privée hors contrat réservée aux jeunes filles, et divers adultes dont la curiosité a été attisée par l’objet de la conférence. Environ la moitié des personnes présentes dans la salle sont critiques ou opposées à la maison d’éducation.
La position sociologique de la conférencière est annoncée dès l’introduction : l’expertise de Mme Madi prend sa source dans son expérience de cheftaine scout, d’épouse et de mère de famille de neuf enfants. Aucune formation en sciences de l’éducation ou aux métiers de l’enseignement n’est mentionnée, ni pendant la conférence, ni face aux questions qui interrogent Thérèse Madi sur sa légitimité à proposer cette conférence. On remarque quelques références à la paroisse, et l’objectif majeur de l’éducation est annoncé : il s’agit de guider certes, mais moins « hors de » (ex-ducere) que « vers ». En effet, il est indispensable pour les vrais adultes (et non les « adulescents » qui envahiraient la société contemporaine) d’avoir conscience que les adolescent·es sont dans une phase transitoire, mais aussi de définir un but clair à l’éducation ; pour Mme Madi, ce but est... « le ciel » dont on ne sait pas s’il est synonyme de cette « vérité » invoquée à plusieurs reprises sans être définie.
Quelques personnes dans le public s’étonnent : aucune mention religieuse n’était faite à l’annonce de l’événement, organisé dans une salle municipale. Thérèse Madi répond que la suite pourra être instructive indépendamment du rapport au catholicisme, et quelques membres de l’organisation s’insurgent que des questions soient posées en cours de conférence : la « démocratie » imposerait de se taire et d’attendre la fin pour se voir accorder la parole. Est-ce ce même élan démocratique qui refuse l’entrée aux militant·es ayant distribué des tracts à l’entrée ? Heureusement, la gendarmerie, appelée pour « trouble à l’ordre public », prend la peine de se déplacer pour rappeler qu’il n’y a aucun trouble et qu’une conférence publique est par définition... ouverte à tout le monde.
La conférence (qui consiste en la lecture monotone d’un texte préparé à l’avance) se poursuit sans troubles (mais non sans ennui). Elle présente trois phases de l’adolescence, dont on ne sait ni qui les a théorisées, ni si elles prétendent être universelles. Les conseils éducatifs sont, sommes toutes, assez communs (signe significatif d’une stratégie d’entrisme) : il faut prendre le temps de discuter avec les jeunes, leur imposer des règles tout en les justifiant, faire preuve de patience dans un accompagnement « pas à pas », prêter attention à la singularité des individus, ne pas interpréter les oppositions affirmées comme des attaques personnelles mais comme le signe d’un questionnement identitaire « essentiel » à cet âge-là, instaurer des outils de limitation pour l’usage des écrans tout en restant à côté de l’enfant afin de l’aider à comprendre… On est heureux d’apprendre (bien que Rousseau l’ait déjà affirmé au XVIIIe s) qu’il faut se débarrasser du modèle éducatif qui déverse des connaissances comme dans un vase vide, et qui ordonne sans discuter !
Peu de nouveauté, d’exemples ou de conseils concrets en fin de compte, mais beaucoup de métaphores creuses (« toujours rester sur une ligne de crête entre règles et libre-arbitre », « le tumulte intérieur de l’adolescence » …) qui ne semblent parler qu’aux personnes convaincues. Si l’objectif de salut chrétien est loin de faire consensus dans la communauté éducative, on peut s’accorder sur la nécessité de prendre le temps pour accompagner individuellement les enfants dans leur construction en répondant à leur question et en leur expliquant nos choix. Cependant, une question nous taraude : comment mettre en place cet accompagnement personnalisé lorsque les parents travaillent a minima 35 heures par semaine, et que les enseignant·es du secondaire ont la charge d’environ 150 élèves par an, réparti·es dans des classes de 35 ? À cette question, la « maison d’éducation Pauline Marie Jaricot » répond simplement : il suffit d’employer autant de professeur·es que d’élèves ! Le rêve de tout pédagogue (qui était, d’ailleurs, déjà celui de Rousseau), comme l’affirme une enseignante embauchée à la rentrée de septembre, qui nous dit plus tard que le ratio élève/prof est provisoire et qu’iels espèrent avoir au moins 10 élèves par classe bientôt. Il faut donc imaginer que, pour l’éducation d’un enfant, la famille soit capable de débourser l’équivalent d’un salaire chaque mois, sans compter les frais induits par l’utilisation des locaux et du matériel. Cela semble difficile, même pour des familles aisées (surtout si elles ont neuf enfants à l’instar de Mme Madi), indépendamment des dons d’entreprises privées (dont il serait intéressant de connaître le statut fiscal) …
Or, de ces conditions matérielles, il n’est pas légitime de parler, même lors du « débat » final, puisque la conférence ne porte pas sur l’école dirigée par Mme Madi. En revanche, lorsqu’il s’agit de brandir des concepts sans les définir, il y a du monde dans le public pour répondre à la place de la conférencière : il ne faut pas confondre liberté et licence, guider les jeunes vers la vérité que les adultes semblent détenir, et ne pas oublier la nature quand il s’agit d’accompagner les jeunes dans cette deuxième phase que serait « l’adolescence affective » … Aaaah... la « nature »... Un rappel définitionnel aurait semblé utile, mais le rejet d’une partie du public pour tout ce qui n’est pas louanges l’a rendu difficile. Si Mme Madi semble utiliser libre-arbitre et autonomie comme des synonymes, à opposer à un « laisser-faire » qui serait celui du modèle éducatif dominant, on peut se demander comment l’enfant peut se fixer ses propres règles (autos nomos), puisque l’adulte sait vers quelle vérité l’éducation doit mener et se contente d’expliquer ses « oui » et les « non ». Quittes à emprunter les concepts des Lumières, autant le faire avec précision : certes, le refus de toute règle et la volonté d’assouvir tous ses désirs ne sont que licence ; mais la soumission à un but et des règles qui viennent d’autre chose que ma propre raison (qu’il s’agisse de préceptes religieux, d’injonctions parentales ou du droit positif), Kant l’a nommée hétéronomie !
Notre regroupement de collectifs antifascistes, féministes, de partis politiques et de syndicats a permis de contredire le discours rétrograde de la conférence, à travers nos remarques, nos questions et notre distribution de tracts. Nous continuerons à nous mobiliser pour une éducation émancipatrice, publique et féministe, tant qu’il le faudra !
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