En 2003 déjà, le popouri s’était fait l’écho de la lutte engagée par des personnes prostituées pour protester contre leur éloignement forcé de certains axes proches du Quai Rambaud, à l’occasion des festivités organisées autour de La Sucrière, dans le cadre de la biennale d’art contemporain. Les arrêtès municipaux en rajoutaient alors sur le tout nouveau dispositif des lois Sarkozy, avec son nouveau délit de « racolage passif », et évidemment dans le sens d’un harcèlement policier accru et d’une dégradation des conditions de travail : reléguéEs aux marges de l’espace public, les personnes prostituées n’en étaient que plus vulnérables face à la violence des flics, des clients ou des passants. Deux ans plus tard, c’est reparti pour un tour ! Cette fois encore la biennale d’art contemporain coïncide avec une offensive sécuritaire visant à remodeler la ville et à faire le tri parmi les habitantEs qui ont, ou non, droit de cité... Encore une fois les prostituéEs se retrouvent invisibiliséEs et parquéEs, et à terme, c’est toute la population de la « basse presqu’île » qui devra migrer pour faire place aux futurEs résidentEs friquéEs du nouveau centre ville.
La fête est finie, c’est le titre d’un petit bouquin gratuit publié par des gens de Lille qui prend précisément pour objet cette coïncidence entre d’une part les offensives de pacification et de rénovation urbaine, et d’autre part la mise en place de grands événements culturels du type « Lille capitale de la culture 2004 ». Or les dynamiques dont il est question dans ce petit livre semblent assez comparables avec ce qui se passe autour de la « biennale d’art contemporain », de la « biennale de la danse » et autres « guinguettes »...
Chaque fois, à Lille comme à Lyon, “la vie d’artiste” fonctionne comme un véritable cheval de Troie pour les grands projets immobiliers : il y a la Sucrière Quai Rambaud, il y aura le Musée des Confluences à la Mulatière, et les nouveaux quartiers huppés avec leurs centres d’affaire seront bientôt construit (2007 ?) autour de ces deux foyers des valeurs culturelles ; en attendant le bas de la presqu’île est en travaux, mais au final « le musée et le chantier forment les deux faces d’une même impossibilité d’user, d’habiter » et la ville est comme suspendue au sud de la Gare Perrache, en attendant l’embourgeoisement. Autre exemple, presque un classique : la Croix Rousse. La Croix Rousse a été un quartier « populaire », c’est à dire « avant tout un quartier habité, donc ingouvernable. Ce qui le rend ingouvernable ce sont les liens qui s’y maintiennent (habitudes, usages, solidarités). Tous ces liens établissent entre les humains, les choses et les lieux des circulations anarchiques sur quoi la marchandise et ses promoteurs n’ont pas directement prise. L’intensité de ces liens est ce qui les rend moins exposés et plus impassibles aux rapports marchands.
Dans l’histoire du capitalisme c’est le rôle de l’État que de briser ces liens, de leur ôter leur base matérielle afin de disposer les êtres au travail, à la consommation et au désenchantement ». Une fois ces liens abîmés, il reste le folklore : à la Croix Rousse on voit fleurir les “ateliers de jeunes créateurs” et les “galeries branchées”, tandis que dans le même temps la BAC et a vidéosurveillance se chargent de « civiliser un peu les rues » ; la hausse des loyers aura fait le reste et les habitantEs les moins friquéEs sont contraintEs désormais d’aller faire un petit tour du côté de la grande périphérie... « L’idée qu’ici le capital n’avance pas à coup de canon mais précédé d’une milice dansante, bruissante, bigarrée d’artistes en costumes et de branchés sous ecsta ne nous est pas encore familière. (...) Il nous faut pourtant arriver à concevoir que la culture et l’esthétique ne sont pas simplement des armes dans les mains du capital, mais sont devenues sa texture même, à côté de la police ».
On pourrait objecter qu’il y a quand même des trucs bien, des idées généreuses portées par des artistes... Un petit détour sur le site de la Biennale d’art contemporain suffit pour s’apercevoir que sous le nom d’Art se déploie d’abord un espace de neutralisation. Bien sûr il y a des projets qui visent à décorer des vieux bus « en partenariat avec des exclus (résidentEs en centre social, malades mentalEs...), sous l’égide de la ville de Lyon ». On exalte alors la Solidarité ou plutôt on l’exhibe (parce qu’une fois la biennale passée l’artiste restera unE artiste et l’excluE unE excluE, « sous l’égide de la ville de Lyon ») ; et cette exaltation est rendue d’autant plus nécessaire que les dynamiques sociales que viennent ornementer tous ces festivals culturels consistent précisément à briser les solidarités existantes (les « liens » de tout à l’heure). Il faut combler le vide derrière la mise en pièce des formes de vie « populaires » : l’art et la culture y pourvoient en créant des ambiances, des impressions lumineuses comme pour le 8 décembre autour des Terreaux ou de la Guillotière, des airs de fête au moment des Guinguettes estivales sur les quais du Rhône (juste avant leur réhabilitation).
« Ce qui flotte dans une ambiance, ce sont les fragments pulvérisés du monde qu’elle absente » ; toutes ces installations visent la suspension des habitudes et des usages pour arracher un peu plus la ville aux êtres qui l’habitent et s’incrustent en bas des cages d’escalier ou dans les rues. Faire en sorte qu’elle ne soit plus habitée que par des touristes, figures sans ancrage, dont il faut gérer la mobilité comme pour les flux de la fête des lumières ou le calcul des déplacements en Vélo’V...
Même si vous le prenez en bas de chez vous, sur un Vélo’V vous ressemblerez toujours à unE touristE, incarnant la mobilité avec une plus value écologique, donc éthique. On a encore l’OL pour la performance sportive (extensible à tous les domaines de la vie comme le rappelle le slogan de la mairie « qui ne gagne pas n’est pas lyonnais ») et les biennales diverses et variées pour l’animation culturelle... Éthique, performance, culture : voilà le triptyque, les trois valeurs centrales du centre ville civilisé (et d’autant plus civilisé qu’une hausse moyenne des loyers de 25% en trois ans aura permis une évacuation salutaire des franges les plus pauvres de la population) Bien sûr, pour préserver ce bel équilibre, la définition d’un hyper centre à la fois opulent, branché et responsable, il faut mettre les moyens en face : durcir les contrôles aux points d’accès (portillons TCL, etc.), renforcer le quadrillage du territoire (vidéosurveillance, ...) et sécuriser, voire militariser les marges (BAC, GIR, GIPN et leurs nouveaux équipements du flash ball au fusil à lunettes).
La défense d’une certaine qualité de vie est à ce prix. Pour ne pas gâcher le paysage, on va évacuer les prisons du centre ville (direction Meyzieu et une centrale de 600 places...), et pour fortifier le nouveau centre on construit le nouveau commissariat central, le plus grand de France, au Fort Montluc. Des fois que les peaux rouges attaquent la ville...
Nav
Compléments d'info à l'article