Depuis que le régime d’Assad est tombé, tout va très vite.
Ahmed al-Shara’a (aka Al-Julani), le leader des rebelles de Hay’at Tahrir al-Shams (HTS), qui a renversé le clan Al Assad suite à une offensive fulgurante début décembre, a nommé immédiatement un gouvernement transitoire formé à partir du Gouvernement de Salut Syrien qui préexistait à Idleb depuis 2017.
Les ministres ne sont pas des militaires, mais des professionnels dans le domaine qui leur a été confié. Il ne s’agit clairement pas de progressistes, mais plutôt d’islamistes conservateurs. Pour autant, aucun changement constitutionnel ni aucune décision impliquant de grands changements de société sans la consultation et l’accord des Syriens n’a été prise à l’heure actuelle, ce qui est plutôt rassurant. À la fin de son mandat transitoire, le gouvernement intérimaire est en effet censé laisser la place à une conférence nationale représentative de toutes les factions et minorités Syriennes, pour la formation du futur nouvel État Syrien.
Shara’a a également nommé plusieurs chefs de guerre comme gouverneurs de province, ce qui n’est pas pour rassurer tout le monde, mais toutes les nominations ne sont pas faites et des réajustements sont en cours. À Suwayda, province du Sud habitée à plus de 90% par les Druzes, une minorité qu’on ne peut soupçonner de sympathies islamistes, un conseil régional représentant l’ensemble des factions locales a proposé l’investiture d’une femme au poste de gouverneur, ce qui est une première dans l’histoire du pays. Par ailleurs, une grande réunion des chefs de différentes factions armées s’est tenue à Damas en vue de s’accorder sur le désarmement de tous les groupes armés et l’intégration de leurs effectifs dans la future armée nationale, sur la base du volontariat. Shara’a a en effet annoncé la fin de la conscription obligatoire.
La Syrie est une mosaïque confessionnelle et communautaire, et la grande crainte est celle de règlements de compte religieux et claniques suite à la chute du régime. Au cours des deux dernières semaines, les réseaux sociaux ont déversé des informations contradictoires évoquant des actes de violence à l’encontre des minorités et des exécutions sommaires sur la côte à majorité Alaouite, mais rien de tout ça n’a eu lieu dans les zones libérées de l’ancien régime par les rebelles de HTS. À Tartus et Latakia, deux villes côtières, les Alaouites ont au contraire accueilli la chute du régime avec le même enthousiasme que partout ailleurs.
Néanmoins, de nombreux comptes se présentant comme bien informés véhiculent quotidiennement de fausses informations et des images non datées et non sourcées pour légitimer et inciter des tensions inter-communautaires, alors que les autorités transitoires ont tout mis en œuvre pour qu’il n’y ait ni représailles ni actes de violence dirigées contre les minorités.
Des incidents ont eu lieu, et notamment l’incendie d’un sapin de Noël à Suqaylabiyah, commune majoritairement chrétienne dans la périphérie de Hama, acte dont les auteurs ont été arrêtés par HTS, qui s’est engagé à réparer les dégâts et a déclaré Noël fête officielle en Syrie. Les combattants étrangers, et notamment Ouïghurs, Tchétchènes et Kazakhs sont pointés du doigt, et des manifestations se sont déroulées (sans incidents) pour demander leur désarmement et leur expulsion du pays. Ce désarmement des groupes djihadistes est l’autre grand enjeu de la période : le HTS s’est appuyé sur eux, mais il ne semble pas partager leur rêve d’un califat sunnite, et devra donc les neutraliser. Ce qui provoquera immanquablement des tensions.
Ces manifestations interviennent une semaine après une manifestation au cœur de Damas en faveur de la laïcité, qui a rencontré une vague de critiques du fait que ses principaux organisateurs étaient des défenseurs du régime Assad avant sa chute, mais aussi du fait de l’absence criante de drapeaux de la révolution syrienne. La lutte nécessaire pour un nouveau régime qui garantisse la laïcité et la protection des minorités, y compris les athéistes, a été ainsi discréditée par cette récupération lamentable de la part de personnalités cherchant à se racheter auprès des Syriens. D’ailleurs, les polémiques autour de cette manifestation ont occulté une autre manifestation appelée à Homs par des groupes de femmes en faveur de la laïcité et de la protection des libertés.
Sur le plan de la politique internationale, la chorégraphie des délégations étrangères qui viennent chaque jour s’entretenir avec le nouvel homme fort de Syrie donne le tournis. Chacun semble vouloir poser ses conditions, demander son dû ou obtenir des garanties, tandis que la Turquie apparaît comme la grande gagnante de ce changement de régime. Elle s’est d’ailleurs empressée d’investir dans l’économie Syrienne, annonçant la réouverture prochaine de la ligne aérienne entre les deux pays ou encore le rétablissement du chemin de fer abandonné depuis 2012.
On ne doute pas que ce regain d’intérêt pour la Syrie des États étrangers est motivée par l’appât du gain, dans la mesure ou Shara’a a annoncé la reconnexion du pays avec l’économie de marché. L’Allemagne, en plus d’être clairement favorable au génocide des Palestiniens, a été parmi les premiers États à suspendre les demandes d’asile des Syriens et à accourir auprès d’Erdogan pour le congratuler et nous rappeler combien il a été un partenaire de premier plan en termes de gestion migratoire… Rapaces.
De son côté, Israël continue de bombarder la Syrie et d’occuper militairement des villages dans les provinces de Dera’a, Quneitra et du Damas rural : actuellement, près d’une trentaine de localités ont été annexées, impactant près de 50.000 résidents Syriens. Les responsables Israéliens se réjouissent ainsi d’avoir pris possession du Mont Hermon, qui représente 30% des ressources en eau de la Syrie et 40% de celles de la Jordanie. Alors que Shara’a évite prudemment de critiquer Israël, la population n’a pas attendu pour manifester son hostilité envers l’armée Israélienne, qui a ouvert le feu et blessé plusieurs personnes avant de se retirer de la localité de Al-Suwaisa (Quneitra). Les résidents du village Druze de Hader ont également déclaré publiquement leur refus d’être annexé par Israël, répondant par là aux rumeurs et fake news propagées de concert par des sionistes et des islamistes accusant à tort les Druzes d’être pro-Israël.
Enfin, la question Kurde sera également déterminante, dépendant des décisions américaines et de l’issue des négociations en cours entre Shara’a, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), soutenues par les États-Unis, et l’administration autonome du Rojava. Le 14 décembre, la trêve dans les régions de Kobane et Manbij décidée deux jours plus tôt a été immédiatement violée par la Turquie, engendrant la riposte des FDS contre les milices pro-Turques de l’Armée Nationale Syrienne (ANS). Rappelons que si la guerre n’est pas terminée, la faute en incombe largement aux aspirations coloniales et impérialistes de Erdogan, qui n’est ni le libérateur, ni l’ami des Syriens. Les FDS, quant à elles, sont constituées à plus de 60% d’Arabes Syriens, ce qui n’en fait pas une force uniquement Kurde comme certains le prétendent.
La simplification des rapports de pouvoir et des caractéristiques ethnoculturelles des régions situées à l’Est de l’Euphrate sont en partie responsables de l’indifférence de nombreux Syriens à l’égard de ce qui s’y déroule actuellement, et donc d’une forme de déni vis-à-vis des crimes commis par les forces pro-Turques.
La situation reste donc extrêmement incertaine, même si nous sommes globalement confiants sur les évolutions à venir, car nombre d’initiatives populaires progressistes, démocratiques et laïques ont déjà été lancées et démontrent que la société Syrienne ne se laissera pas imposer une nouvelle dictature militaire, ni religieuse. Quoi qu’il puisse arriver dans les prochaines semaines, ce qui se passe depuis deux semaines en Syrie constitue une démonstration de résilience collective sans précédent.
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