ILLUSTRATION DE LAFFRANCE
A quoi joue donc Agnès Thibault-Lecuivre, la cheffe de l’IGPN ? Parfois, c’est sa casquette de magistrate qui paraît toujours vissée sur la tête. Par exemple, quand elle prend des postures d’indépendance vis-à-vis de la maison police, en recommandant d’« instaurer un dispositif de traçabilité des contrôles d’identité » – une simple « proposition », dont rien ne permet d’affirmer qu’elle sera suivie d’effet.
Mais le plus souvent, la patronne de l’Inspection se mue en simple porte-parole de l’institution policière. En octobre dernier, c’est elle qui est venue défendre le ministère de l’Intérieur face à l’ONU. Un choix étonnant, créant de fait une confusion sur la réelle fonction de l’IGPN. La déontologue en chef de la police française est venue soutenir devant les experts du Comité des droits humains que « la doctrine d’emploi des armes de force intermédiaire […] permet d’apporter une réponse graduée et proportionnée » et que « des évolutions récentes » du cadre réglementaire permettent « de circonscrire encore d’avantage les risques de blessures ».
15 000 tirs de LBD en onze jours
Las : son rapport annuel pour l’année 2023, enfin publié il y a quelques semaines (avec plusieurs mois de retard sur le calendrier habituel, et dans l’indifférence quasi-générale), suggère exactement le contraire. Le nombre de blessures graves occasionnées à l’occasion d’une mission de police a encore augmenté de 25 %, passant de 73 personnes gravement blessées en 2022, à 91 en 2023. Le nombre d’usages des LBD a battu le triste seuil du mouvement des Gilets jaunes : 21 289 tirs en 2023 – record absolu. Cette fois-ci, c’est la répression du mouvement pour les retraites au printemps 2023, puis celle des émeutes urbaines consécutives au meurtre de Nahel Merzouk par un policier en juin 2023, qui sont en cause.
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En onze jours, 15 752 munitions de LBD ont été tirées contre les jeunes des quartiers populaires, et 2 506 grenades de désencerclement leur ont été jetées dessus. Il convient de rappeler que, de l’aveu même du ministère de l’Intérieur, aucune blessure grave n’a été recensée parmi les rangs policiers lors de cette séquence. Les policiers eux, ont occasionné deux morts et au moins 18 blessés graves. Un exemple difficilement compatible avec la thèse de la « réponse graduée ». Et des chiffres qui traduisent objectivement une hausse massive de la violence policière.
Magistrate ou communicante ?
Après six années comme procureure (elle n’a jamais été une magistrate indépendante), Agnès Thibault-Lecuivre a été en charge de la communication auprès du procureur de Paris – pendant six ans également. Elle est ensuite devenue porte-parole de Nicole Belloubet, la ministre de la Justice d’alors, puis conseillère Justice de Gérald Darmanin. C’est donc sans trop de surprise que le rapport 2023 de l’IGPN se révèle sous la forme d’un pur exercice de… communication : un abécédaire avec un peu d’humour, une très belle mise en page, mais toujours autant de trous.
Un fait, massif et inquiétant, émerge pourtant de ce document. Au fur et à mesure que la violence policière (et le nombre de signalements enregistrés par l’IGPN) augmente, l’effectif de l’Inspection lui, baisse. En 2023, l’IGPN affiche le nombre d’agents le plus bas depuis qu’elle publie des rapports (en 2017). Le pôle des enquêtes administratives et judiciaires enregistre, en particulier, une baisse drastique : il passe de 121 agents en 2022 à « une centaine » en 2023 – soit une baisse d’un cinquième, en plein pic d’usage de la force.
A la Direction générale de la police, comme de coutume, personne n’a répondu à nos questions. Il est donc difficile d’en savoir plus sur les raisons de cette baisse massive de l’effectif. Seul élément d’analyse : un rapport de la Cour des comptes sur la police marseillaise, publié en octobre dernier. Il déplore la « situation de sous-effectif de l’antenne marseillaise de l’IGPN. Celle-ci est en effet à environ 40 % de son effectif cible (effectif réel de 5,5 agents au 1er janvier 2024 sur un effectif théorique de 14 agents), ce qui limite fortement sa capacité d’action ».
Crise des vocations ?
Pour la Cour des comptes, « ce déficit de moyens humains résulte à la fois de la désaffection pour les métiers de l’enquête, de l’absence d’avantage indemnitaire, ou encore de la difficulté du métier et de l’image de l’IGPN qui peuvent constituer un repoussoir au sein des services de police ». Ce « manque d’attractivité » de l’IGPN traduit sans doute un profond malaise, que même un bel abécédaire n’arrive pas à cacher. Et c’est peut-être une bonne nouvelle. Si même les policiers ne veulent plus se prêter au jeu truqué du contrôle de la police par la police, la refonte de la déontologie policière « à la française » risque de s’imposer d’elle-même.
Le cas échéant, il ne pourra s’agir d’une réforme de la seule IGPN, mais bien de l’ensemble des services d’enquête interne. Dans son dernier rapport, l’Inspection rappelle encore une fois que, « sur le plan local, des services de déontologie […] exercent les mêmes prérogatives pour des enquêtes judiciaires de moindre importance ». Comme nous ne cessons de le marteler, en matière de police des polices, l’IGPN n’est que la part émergée de l’iceberg. Et malheureusement, elle ne fait pas preuve d’autant de transparence que l’IGGN, son homologue pour la Gendarmerie.
Dans son rapport 2023, l’IGGN mentionne non seulement le nombre d’enquêtes judiciaires internes (concernant des gendarmes) que son bureau des enquêtes judiciaires (BEJ) a effectuées, à savoir 68 enquêtes. Mais elle précise aussi que 857 dossiers ont été traités par des « formations administratives » : des services locaux de la gendarmerie, non spécialisés. L’IGGN appuie ces chiffres par un graphique qui donne à voir la prédominance des affaires qu’elle n’a pas elle-même traitées.
Comme à son habitude, l’IGPN reste beaucoup plus discrète, ne communiquant que les chiffres des enquêtes dont elle a elle-même été saisie, à savoir 1015 enquêtes judiciaires en 2023. D’année en année (sauf pic au moment des Gilets jaunes) ce chiffre reste stable, autour du millier, mais ne dit rien du vrai nombre d’enquêtes ouvertes contre des policiers. Cette dernière donnée, pourtant basique, et essentielle dans le débat public sur l’usage de la force, reste toujours inconnu. Dans l’abécédaire de l’IGPN, il manque encore et toujours le T de transparence.
la redaction de flagrant deni
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