Grenades : la CEDH condamne l’obscénité judiciaire française

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Comptes-rendus de justice | Manif | Meurtre policier

La décision rendue ce jour dans l’affaire Rémi Fraisse critique sévèrement les juridictions françaises, qui s’obstinent à ne pas condamner l’État pour faute. L’utilisation des grenades à effet de souffle en France est exponentielle. En 2023, un gendarme a failli être tué par l’une d’entre elles.

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ILLUSTRATION DE LAFFRANCE

C’est un cinglant désaveu de l’absence de contrôle des juridictions françaises sur les opérations de maintien de l’ordre, en particulier concernant les grenades explosives. Dans son arrêt rendu ce matin sur la mort de Rémi Fraisse à Sivens en 2014, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) tance les juridictions administratives qui « ont jugé que le décès de Rémi Fraisse était la conséquence d’un usage conforme d’une arme en réponse au trouble provoqué par les manifestants, dont Rémi Fraisse faisait partie, et que les autorités n’avaient pas conscience à cette époque du danger de cette arme. […] Dans ces conditions, la Cour considère que rien dans les décisions des juges internes ne révèle qu’ils ont estimé que la conduite des autorités aurait porté atteinte au droit protégé par l’article 2 de la Convention » protégeant le droit à la vie. Flagrant déni salue cette décision que devrait mettre un terme à ce qui constitue une véritable obscénité judiciaire française.

Faute de la victime, mais pas de l’Etat

En effet, dans l’affaire Fraisse, qui avait été tué par une grenade reçue au niveau de la nuque, la Cour administrative d’appel de Toulouse avait indemnisé les proches du jeune homme décédé sur la base d’un régime dit de « responsabilité sans faute ». Ce régime, comme le souligne la CEDH, exonère l’État de toute responsabilité « émanant aussi bien des actions du gendarme que de la hiérarchie ayant autorisé l’usage de ce type de grenades ». Les juges de Toulouse écrivaient en toutes lettres que « les forces de l’ordre présentes sur le terrain n’avaient pas forcément conscience de la dangerosité potentielle des grenades offensives ». Par contre, en restant « tout près de la ligne de défense tenue par les forces de l’ordre et à proximité immédiate des manifestants violents », la victime avait, selon les juges français, « fait preuve d’imprudence, alors même qu’il ne pouvait ignorer la dangerosité de la situation pour en avoir été le témoin direct lors de son arrivée sur la zone d’affrontement ». Pire encore : en droit, le comportement de Rémi Fraisse était qualifié de « faute » (ce qui justifiait une réduction de l’indemnisation), ce qui n’était jamais le cas du comportement de l’État.

En résumé, les juridictions françaises semblent penser que les victimes sont mieux formées et informées sur le maniement des grenades que les policiers et gendarmes leur lancent dessus. Ce raisonnement juridique, d’un cynisme total, est loin d’être isolé. En 2009, un éducateur sportif est amputé de deux orteils suite à l’explosion d’une GLIF4 à Saint-Nazaire. En 2021, la cour d’appel de Nantes estime que, « en mettant le pied sur une grenade lacrymogène dont il ne pouvait ignorer le danger qu’elle représentait, [il] a commis une faute ». Il a été jugé responsable de la totalité de son préjudice. Du côté de la Cour de cassation, on retrouve le même argumentaire dans le dossier de Rémi Fraisse. D’un côté, les manifestants « qui pouvaient reculer, savaient à quoi s’attendre en se maintenant sur les lieux  ». Il n’y a donc pas « eu d’effet de surprise » quand les OFF1 ont été tirées. En revanche pour les gendarmes, la mort de Rémi Fraisse était « difficilement prévisible » parce que « la chute de la grenade derrière la tête de la victime  » l’a maintenue bloquée avant explosion entre son cou et son sac à dos.

Une jurisprudence française sévèrement critiquée

Beaucoup plus récemment, la cour d’appel de Bordeaux a rejeté toute faute pénale dans la mutilation d’Antoine Boudinet, en décembre 2018. « Aucun élément ne permet de déceler une faute de quelque nature qu’elle soit dans les décisions prises par la chaîne de commandement et lors du tir des grenades », soulignent les juges, expliquant que l’action d’Antoine Boudinet était « à l’origine de ses blessures ». L’arrêt de la CEDH de ce jour, le quinzième condamnant la France pour une opération de police, devrait peut-être mettre un frein au cynisme des juridictions françaises, sanctuarisé depuis peu par un arrêt de principe du Conseil d’État, qui verrouille le principe du régime de responsabilité sans faute. Depuis quelques années, plusieurs commentateurs juridiques dénoncent d’ailleurs en termes assez vifs cette politique jurisprudentielle et « le libre choix des armes laissé aux forces de l’ordre », alors que leur usage est exponentiel.

L’optimisme doit cependant être (franchement) relativisé. Car le contrôle opéré par les juridictions, y compris la CEDH, s’avère essentiellement théorique. Certes, dans son arrêt, la Cour condamne la France pour violation du droit à la vie de Rémi Fraisse. Certes, elle rappelle que la grenade utilisée contre Rémi Fraisse, une OF-F1 « était d’une dangerosité exceptionnelle ». Mais elle ne condamne son usage que parce qu’il n’y avait pas de « cadre d’emploi précis et protecteur, prévoyant a minima une formation sur sa dangerosité, une information sur les dommages susceptibles d’être occasionnés, l’interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme, et le respect d’une distance de sécurité ». La Cour rappelle que, comparée à certains pays voisins, « la France était le seul pays à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l’ordre avec pour objectif le maintien à distance », mais elle n’en interdit pas la pratique.

2023 : un gendarme reçoit une grenade sur la nuque

Or, ni l’évolution du cadre juridique, ni le remplacement d’un type de grenade à effet de souffle par un autre, ne permettent d’éviter les risques : seule une interdiction pure et simple de ce type d’armes en matière de maintien de l’ordre serait à même de le faire. Le cadre juridique des armes « de force intermédiaire » a évolué depuis la mort de Rémi Fraisse. Mais comme le relèvent certains juristes, il semble bien peu applicable sur le terrain. La grenade OF-F1 a déjà été remplacée par deux fois, les autorités promettant à chaque fois qu’elles sont moins dangereuses. Or, comme le rappelle un expert à Flagrant déni, les grenades GM2L (utilisées avec un lanceur) et ASSD (lancées à la main) actuellement en dotation, sont d’une dangerosité similaire. Une grenade ASSD lancée par un collègue a d’ailleurs failli tuer un gendarme mobile, le 1er mai 2023 à Paris, dans des circonstances très similaires au tir qui a tué Rémi Fraisse. La grenade, qui a explosé au niveau du cou du militaire, lui a brisé plusieurs vertèbres en dépit de ses équipements de protection.

Du reste, la liste des personnes mutilées par ces armes est éloquente. En août 2017, Robin Pages a le pied mutilé à Bure. Pendant les manifestations de Gilets jaunes, au moins cinq mutilations à la main sont dénombrées : Gabriel Pontonnier à Paris, Ayan P. à Tours , Frédéric Roy à Bordeaux, Antoine Boudinet à Bordeaux, Sébastien Maillet à Paris. En 2021, un jeune homme perd également sa main lors d’une rave-party à Redon. En mars 2023, de très nombreuses personnes sont gravement touchées par ces grenades lors de la manifestation contre les bassines de Sainte-Soline. Enfin en mai 2023, un jeune homme a été gravement blessé à la main à Nantes. De nouveaux types de grenades vont bientôt doter les forces de l’ordre. En novembre 2023, la France a acheté pour 78 millions d’euros de grenades (tous types confondus), un record. Le nombre de grenades à effet de souffle tirées ne cesse de croître. Qui arrêtera le massacre ?


LA REDACTION DE FLAGRANT DENI

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