Actuellement en résidence aux « SUBSISTANCES » à Lyon pour jouer dans une pièce de théâtre dans le cadre du festival « les Intranquilles ». Présente à la coordination des intermittents et précaires , je voulais faire partager l’expérience d’un premier contact avec la biométrie, le refus de participer à l’expérimentation et la nécessité de penser « le monde qui vient », ensemble, pour ne pas se trouver désarmé.
Depuis là, Lyon, serrée entre les bras de la Saône et ceux du Rhône.
Monacalement installée dans un lieu où de nombreuses nonnes firent des prières, puis, où des militaires entreposèrent leurs grains pour subsister dans les garnisons... Les Subsistances, donc.
Lieu, un temps en friche, habité par des flottants, intermittents, travailleurs pauvres des voix et corps, musiques et sauts périlleux sans filet, qui peut-être à leur façon invoquèrent aussi un dieu, dieu de la Bricole, dieu du faire-défaire, des actes sans sociale utilité, enfin pas directement.
Ici, s’inventèrent des formes d’être d’ensemble, fabriquer deux trois trucs qui importaient et possible partage. La joie à arpenter la colline en terrasses, sur laquelle s’appuie les édifices, y faire la sieste aux heures chaudes, et regarder au coucher les péniches glisser sur l’eau. Un lieu où habiter. Puis vint le temps de l’émergence, de l’Espace Culturel, vient le temps de l’école des beaux-arts, vient le temps où les grands espaces vides et urbains, laissés en friche, ne peuvent plus accueillir la plèbe
bohémienne, un temps où les normes d’accueil du public imposent des règles strictes, où le centre de la ville est nettoyé, où il est temps de passer aux choses sérieuses.
L’histoire ce serait ça. On dira que c’est ça.
J’ignore les détails, je sais juste : le couvent, l’armée, le squat et aujourd’hui : « Le laboratoire de création artistique : lieu d’expérimentation et de confrontation ». C’est écrit sur la plaquette. Je n’ai pas tout lu. Sur le site on peut faire une visite virtuelle à 360°. C’est comme d’y être.
Les bâtiments ont été ravalés en orange, façon Italie et perspective, la cour immense est pavée, quelques arbres, des grandes fenêtre, un café. C’est confortable. Une grille repeinte en gris clôt l’espace. Hérissée. Ouverte le jour, fermée la nuit. Quand on rentre tard la grille se déplace dans un bruit sourd et se referme derrière vous, pareillement. Séparés. Séparés, encore une fois, de la rue, de ces possibles débordements, ou bien.
En vrai, une route, des voitures : rien ne menace. L’eau est calme. On oublie toujours la violence des rives.
La colline est intacte juste maîtrisée : un papier A4 collée sur une vitre indique : pour des raisons de sécurité, la ville de Lyon interdit tout séjour sur la colline, on ira quand même.
Voilà le décor de la résidence dans une institution culturelle d’aujourd’hui. C’est confortable, on ne va pas se plaindre. Nous sommes une équipe, ici pour un mois. Nous dormons sur place. Des cellules petites ou grandes, un couloir à faire pâlir David Lynch.
Alors ça commence, ça commence comme ça
Pour aller chercher la clé de sa chambre et déposer ses bagages, il faut passer par le poste de sécurité qui se trouve à l’entrée. Une société privée assure 24h sur 24 la sécurité. Le site est vaste. Il faut s’enregistrer, c’est-à-dire donner ses empreintes digitales de l’index droit et de l’index gauche, empreintes numérisées. Pour avoir la clé de sa chambre il faut le faire. C’est ce qu’on nous explique. Le bâtiment des résidents est équipé d’une borne biométrique.
Je dis non, je ne veux pas le faire. Je suis contre ce principe, je ne comprends pas un tel dispositif dans ce lieu.
Le premier gardien appelle son chef et lui raconte la situation, il travaille là depuis une semaine. Le chef en rangers me dit qu’il faut le faire, qu’il n’y a pas d’autres systèmes prévus. Ça dure. Il est très aimable. Il décide d’appeler le chef du bâtiment. L’homme arrive pour me rassurer : ces données son systématiquement effacées dès que les résidents ont fini leur travail, que cela n’a rien à voir avec la police. Je n’en doutais pas. Je lui fais remarquer cependant que les deux autres fois où j’ai dû donner mes empreintes digitales c’étaient dans des commissariats. Et que le geste qu’on me demande de faire ici est le même. Devant moi flotte l’Opéra Garnier et la villa Medici. L’occupation des lieux. Un parfum rance de culture ennoblie, une odeur de France qui pue. De quoi nous soupçonne-t’on pour appliquer de telles mesures ?
Il dit : Nous avons essayé ce système à cause des vols, pour votre protection c’est celui qui convient le mieux, pas de clé, pas de
badge, pas de code, c’est pour vous protéger, c’est très efficace et simple, vous verrez vous vous habituerez rapidement. Beaucoup d’artistes trouvent ça plutôt fun. Le sens de l’humour décidemment m’échappe.
Comment faites-vous avec ceux qui refusent ?
Personne n’a encore dérogé à la règle, dit-il.
Il va chercher la chef de la culture qui s’occupe des résidents, elle arrive, jolie sans caricature, un instant je suis rassurée. En fait elle me dit à peine bonjour, cerne vite le problème ; je lui demande quelle solution alternative est proposée aux récalcitrants, elle me dit direct : vous allez prendre une chambre d’hôtel à l’extérieur à vos frais. Le lendemain, elle dira, c’était une boutade bien sûr. Elle ne veut pas entrer dans le débat sur la biométrie, répète qu’ici le système est inoffensif : la question est réglée. Elle me dit, vous avez la possibilité d’utiliser le doigt d’un de vos collègues, vous êtes libre. Je lui dis que non, qu’un système m’est imposé, que je réfute. Non, vous êtes libre. Je reste calme. Dégoûtée. Je vois le bordel se profiler, j’ai juste envie de reprendre le train, vite, vite. Je suis venue travailler au cour de l’entreprise high-tech, l’avant-garde, la culture.
Certains de l’équipe sont déjà enregistrés. On ne s’est pas vus, pas le temps de se concerter, chacun arrive à une heure différente. Je flanche. Je finis par foutre mes doigts dans l’enregistreur, l’homme appuie sur la touche « enrôler » pour valider la numérisation. Je n’utiliserai pas la borne. D’ailleurs ce soir-là ça ne fonctionne pas, car un camion dans la cour empêche la diffusion des informations. Au matin, je vais vite me « désenrôlée », ça va mieux.
Mais je ne peux pas entrer dans le bâtiment sans quelqu’un.
Discussion collective avec l’équipe. Pas d’accord. Pas de commune position. Des écarts de perception. Avec certains nous partageons la question et tenterons d’en faire part, mais pratiquement, chacun se débrouille. On parle de faire un texte.
A chaque fois qu’un doigt se prête au jeu, l’écran affiche "Bienvenue" et le
nom-prénom de la personne, c’est chouette la vie.
Le refus oblige à tenir une tension réelle, à trouver une solution et à
penser le dispositif. Je suis invitée après tout. On me dit aujourd’hui que
cette décision fait "événement" et que la direction doit se concerter,
qu’ils ne voient pas de solution, et tienne à leur système, mis en place et
mûrement réfléchi. En un an et demi d’expérimentation de la borne
biométrique, pas une seule personne n’aurait refusé de l’utiliser. Ou bien
sans le dire. Aucune confrontation, donc. Alors qu’il suffit d’être dix un
peu avertis dans ce type de lieu pour remettre en question l’inacceptable.
A l’heure qu’il est, je ne sais pas ce qui fait le plus violence : l’absence de nécessité d’agir ensemble ou la biométrie.
Dimanche 2 juin. Après deux semaines : refus net de la direction de discuter et de trouver
une solution alternative. Néanmoins la CNIL (Commission Nationale
Informatiques et Libertés) donne raison à ma requête et propose de la
saisir, ce que j’ai fait. L’autorisation de la CNIL est obligatoire pour
l’installation de tous dispositifs biométriques et n’en délivre pas pour ce
type de dispositif pour un lieu d’hébergement. Illégal, donc. La culture dit : nous l’avons et me renvoie à La ville de Lyon. Toujours rien vu à ce jour [1].
La frontalité n’empêche les chemins parallèles, en grimpant par la colline,
il y a aussi quelques coquelicots rebelles. A suivre.
Mise à jour
Il faut tenir. Saisir la CNIL reste un moyen, non une fin.
Une lettre me confirme le 8 juin qu’aucune déclaration des Subsistances ou de la ville de Lyon n’a été effectuée.
Entre temps la borne est modifiée en douce : la société « Easydentic, parce que vous êtes unique » a installé un autre modèle pour tenter de se conformer. Le chef du bâtiment me présente une « Autorisation Unique simplifiée pour l’accès à un lieu de travail » datant du 10 juin – or il s’agit d’un accès à un lieu d’hébergement.
La CNIL suit l’affaire et exige une nouvelle mise en conformité. L’institution culturelle devra t’elle renoncer à la biométrie ?
Mardi 12 juin
Le directeur, qui ne m’adressera pas une seule fois la parole, prend connaissance du présent témoignage et de sa publication dans « Cassandre ». Le jour de la première, il vitupère le chef de troupe : c’est un irresponsable, il doit me faire taire, je suis folle, je dois quitter les lieux . Le directeur menace d’annuler les représentations.
Le même jour, les abords de la borne sont nettoyés : une étagère soigneusement fabriquée par une résidente avec des faux doigts en guise de clés et des textes du philosophe Giorgio Agamben disparaissent.
Le lendemain, le directeur menace la revue de procès en diffamation. Or, monsieur Walter, il reste quelques fragments de droits dans ce pays et il apparaît que le refus de se soumettre était juste. Les faits sont là. Le spectacle a eu lieu.
Lundi 18 juin
Hors des murs.
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info