Un sabotage efficace, qui à peu de frais est parvenu à bloquer la quasi-totalité du réseau TGV pendant une journée complète [1]. Une réussite certaine et une superbe invite aux révoltes à venir : s’attaquer au nerf de l’économie (sa mise en circulation), sans blesser ni terroriser que ceux qui, tellement attachés au monde tel qu’il est, ne peuvent se saisir du désordre qu’en invoquant la terreur.
Car on peut mesurer la force de l’évènement et la peur qu’il a généré dans les arcanes du pouvoir politique à la démesure de l’opération de maintien de l’ordre qui s’est abattu sur les supposés coupables. La conjuration immédiate du danger, de la manière la plus violente possible, armes au poing et caméras à l’épaule. La terreur d’Etat. Envoyer des unités de police dont l’entraînement quotidien consiste à supprimer des cibles, enfermer 96 heures dans une cellule, prendre de force l’ADN, épuiser par des interrogatoires au milieu de la nuit. Une chose est sûre donc, le pouvoir politique a identifié l’évènement comme l’autorisant à appliquer spectaculairement son droit à suspendre les droits fondamentaux (ici le non respect de la présomption d’innocence, le caractère exceptionnel de la détention provisoire) [2]. Fini de rire, la démocratie retire son masque.
De ceux que l’on nous a présenté au lendemain de la rafle comme des " nihilistes clandestins potentiellement très violents [3]", on ne perçoit maintenant que leurs qualités littéraires et, comme en témoigne la création du comité de soutien à Tarnac, leur forte implication dans la vie du village. Apparemment, plusieurs d’entre eux seraient les auteurs de « L’insurrection qui vient », un court essai politique, paru aux très sérieuses éditions La Fabrique et dont la puissance littéraire va même jusqu’à désarçonner les « experts » à la solde du pouvoir [4]. Ça a frappé vite et fort, là où on imaginait trouver les coupables. Chez ceux dont on a pensé que la plume et la manière de vivre pouvaient avoir entraînées les perturbations de la semaine passée et surtout préfigurés les bouleversements à venir. Auteurs d’une pensée deux fois mise en acte (l’autogestion collective, les livres) métamorphosés par la magie de la rhétorique policière en « Auteurs d’attentats », en « leaders d’opinion », en « chefs » ou on ne sait quelle cellule invisible et cancérigène.
Des fermiers, des penseurs, un épicier, une mère, des amis… Autant dire tout le monde, quelques-uns, personne. On a arrêté les « autres », les « étrangers » à ce monde. Les « intrigants », étymologiquement, ceux dont l’existence même embarrasse. Maurice Blanchot, commentant les rafles chez les militants après 68, avait déjà établi le diagnostic : « Les membres de groupes inexistants, une fois qu’ils sont fichés (et les occasions de ficher ces derniers temps ont été innombrables, les interpellations au cours des manifestations n’ayant jamais eu d’autre but, ce même mot d’interpellation est significatif : je t’interpelle, je te désigne, je te dénonce, tu es désormais et à jamais inscrit dans mon registre), n’ont évidemment aucun moyen de prouver qu’ils ont cessé d’appartenir à une organisation qui n’existe pas comme telle. Si par malheur, il arrive à celui-ci de quitter son domicile, c’est la preuve, c’est un clandestin. S’il se conduit normalement, continuant de rencontrer ses habituels amis, et à la rigueur de dire ce qu’il pense, alors, c’est pis, c’est l’aveu : il continue ; voilà à la lettre le délit. On l’arrête donc. Et aussitôt la société s’agite ; des informations mystérieuses se diffusent, un juge se met au travail ; les bonnes âmes protestent ; certains vont même jusqu’à manifester ; alors la police cogne, fiche. D’où cette conclusion qu’il y avait quand même « quelque chose », puisqu’on en parle. C’est l’éternelle et pauvre folie. La répression politique a sa puissance propre d’organisation, ce qui signifie que quelque soit ses intentions de départ, elle est exactement faite pour organiser n’importe quelle réalité sociale et politique en ce complot qu’ensuite elle dénonce [5]. »
Et puisque le spectaculaire « flagrant délit » n’a révélé aucune preuve tangible sur les sabotages, il faut bien justifier la re-qualification de l’accusation en association de malfaiteurs à visée terroriste, alors on va piocher dans ce qu’on a, des manifestations pendant lesquelles des affrontements ont opposé manifestants et force de police (comme celle de Vichy le 3 novembre contre les politiques migratoires européennes [6]) et auxquelles auraient participé les personnes mises en examen. Manifestation, interpellation, fichage. Depuis les émeutes de 2005, on ne compte plus le nombre de manifestations qui se transforment en champs de bataille : les émeutes donc, mais aussi après ça le CPE, les pompiers en novembre 2006, les marins pêcheurs l’année suivante, les révoltes le soir de l’élection présidentielle, le mouvement étudiant contre la LRU, Villiers le Bel, les lycéens contre les lois Darcos… Et qui donc a participé à ces manifestations ? Tout le monde, quelques-uns, personne. Au moment même où, par toute cette série d’évènements, les possibilités refoulées de luttes sociales efficaces se trouvent ré-ouvertes, la paranoïa répressive atteint son degré d’hystérie.
Mais la capacité immémorielle de l’ordre des choses à conjurer et disqualifier toute puissance politique émergeante semble, avec ces sabotages, être tombée sur un os. L’absence de preuve, le soutien populaire en faveur des présumés coupables [7]... Mais plus que ça, un je ne sais quoi dans l’air qui fait que personne n’y croit (la crise économique ?), cette fois ci, la magie performative ne s’est pas produite. L’action n’a pas seulement réussie parce qu’elle est venue interrompre un moment le cours normal des choses mais parce qu’elle l’a obligé, pour recouvrir l’ordre, à se dévoiler dans sa nudité la plus crue. Elle a porté au regard de tous ce qui pourtant crevait déjà les yeux depuis les émeutes de 2005 : la sécurisation à outrance de la société française ne vise pas tant le fantôme de l’ennemi extérieur que « l’ennemi » bien réel de l’intérieur, celui qui, étranger à ce monde, ne peut sous aucun prétexte prétendre y prendre place, sauf à nier ce qui le fait exister. Il, nous, moi, elles. Ce que l’évènement a hurlé sans même avoir à l’énoncer c’est : nous sommes tous des sans-papiers, nous sommes tous des étudiants en grève, nous sommes tous des émeutiers, nous sommes toutes des transsexuelles enragées, nous sommes tous des cheminots en lutte, nous sommes tous des terroristes [8] !
Maintenant, il nous faut joindre à la parole le geste. Poursuivre l’effraction initiée par les actes de sabotages, mettre immédiatement la solidarité en acte avec les neuf de Tarnac (www.soutien11novembre.org) et bien au-delà, avec tous ceux qui menacent l’ordre par la simple affirmation de leur existence. Faire l’archéologie de tous les débordements qui ont ponctué notre histoire récente et les agréger, affirmer ensemble et dans l’action notre commune criminalité. De manifestations sauvages en repas de quartier, de concerts en réappropriations d’immeubles, de séances de cinés en occupations d’usines et d’universités, enterrer la gauche une bonne fois pour toutes et inventer les conditions de notre commune émancipation.
« Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement. Leur façon d’intervenir implique le reste de leur politique, de leur agitation.
Quand à nous, l’urgence de la situation nous libère juste de toute considération de légalité ou de légitimité, devenues de toute façon inhabitables.
Qu’il nous faille une génération pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l’envisageons avec sérénité. Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel de notre existence, de nos gestes. [9] »
Un intrigant.
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info