L’émission Le petit journal qui présente une critique spectaculaire de la télévision s’illustre aussi régulièrement en présentant des interview où l’on voit émerger la figure du monstre sous une forme similaire à celle dont nous parlions plus tôt. L’émission du 2 juin 2014 nous fournit trois exemples symptomatiques de la forme que prend le freakshow dans Le petit journal. Il y a d’abord la figure du prolétaire, ensuite c’est le footballeur en tant qu’issus des classes populaires, enfin c’est le jeune qui est moqué à travers la figure du fan. Ces trois personnages sont régulièrement convoqués dans l’enchaînement des reportages de cette émission. Même si chaque stéréotype se voit traité d’une manière qui lui est propre, il y a un même processus qui s’exprime. On interroge quelqu’un qui n’est pas un communiquant et on le place dans le même processus d’analyse que le communiquant. Soudain, on somme le fan de s’exprimer sur un sujet, on raille ses incompétences sur un sujet sur lequel il ne s’est jamais déclaré compétent. Chaque fois on nous produit une figure du monstre sous la forme de l’idiot à peu de frais. Potentiellement ça peut marcher avec n’importe qui. Je te pose une question sur un sujet où je présuppose que tu as peu de chances de connaître la réponse et j’attends que tu ne puisses pas répondre. C’est ce qu’il arrivera à de pauvres jeunes fans dont ils demanderont l’avis sur l’affaire Bygmalion.
Bien sur, je dis tout ceci par ce que je suis aigri. En réalité, tout ceci n’est que de l’humour. Et il n’y a rien de caché derrière. Moi-même je ris toujours de bon cœur à tout ceci et je suis bien un salaud de cracher dans la soupe. Mais tout ceci ne change rien à l’affaire. Il s’agit d’affirmer ici qu’un rire n’en vaut pas un autre et que la question n’est pas de savoir si on peut rire de tout ou avec tout le monde mais comment on rit de tout avec quelqu’un. S’il me paraîtrait étrange de définir ce qui devrait faire rire. Il me semble clairement possible de sentir quel ordre des choses est sous-entendu par un rire.
Même si on se cache derrière le fait de rire de tout le monde, quand on se moque de Madame Michu de la même manière que du président des États-Unis, on ne produit pas les mêmes effets. Madame Michu et le président des États-Unis n’occupent pas la même place dans les rapports de pouvoirs. La capacité de Madame Michu à produire une contre image face à l’émission est de l’ordre du néant. Quand je l’objective, je produis des effets qui ne sont pas ceux que je produis sur l’image d’un président qui a la main sur la première réserve d’or au monde. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux personnes. En traitant les premiers comme les derniers cette émission s’inscrit clairement dans un rapport de complicité vis-a-vis de l’ordre des choses. Elle renforce l’hégémonie culturelle des classes dominantes en produisant une image dépréciée de certaines pratiques.
Tout d’abord, ça commence par un générique kitch dont l’émission a le secret. Une pelouse, des fleurs, de la musique de mauvaise qualité, un sécateur qui apparaît et les mots « Le point » puis « jardinage », le tout en rose criard. La première scène nous présente le jardinier chef de l’Élysée. Vous vous dites a priori que le jardinier chef de l’Élysée doit avoir un travail relativement intéressant. Il occupe des fonctions à la fois modestes au sein de l’appareil de pouvoir tout en ayant une position hiérarchique lui permettant sûrement de comprendre le fonctionnement des murs de l’institution. Mais bien sûr ça n’a aucune sorte d’intérêt pour une émission d’actualité sous l’angle du divertissement. Alors on lui pose des questions techniques, et on reçoit des réponses techniques. Il ne reste plus grand-chose à faire pour pouvoir sous entendre que c’est chiant. On fait des coupes un peu dans tous les sens, histoire de rendre le tout un peu plus confus. Et voilà le mec à l’air d’un con et on commence à rire. Assez vite on passe à autre chose et on détourne ce qu’il dit pour le faire parler de politique intérieure. L’émission met en parallèle les essences d’arbre que l’homme cite avec différents membres du gouvernement. A partir de là, l’objet de notre moquerie devient plus diffus. Quand les politiques entrent dans la danse, l’émission a l’air de revenir à son format. On se moque à nouveau des politiques, cette fois en les comparant à des arbres. Pourtant c’est aussi toujours un peu de celui qui parle qu’on se moque. On est bien toujours en train de dire que ce qu’il dit est chiant et de rire de cela.
Ce qui est attaqué ici c’est l’activité de production et à travers elle celui qui l’exerce. Parce que oui, bien sûr si tu demandes les détails du travail d’un jardinier, pour qui n’est pas jardinier, ça a l’air moins fun qu’un connard de publicitaire qui te raconte qu’il était plein de coke et qu’il a eu une super idée. Bien sûr on pourrait se féliciter qu’une émission attaque le salariat et son caractère largement abrutissant. Pourtant il me semble que ce n’est pas de ça qu’il s’agit ici. Il n’y a pas de connivence visible entre le journaliste et la personne qu’il interroge. Si ce qu’il dit est drôle, c’est à son corps défendant. Et demain au travail même si tout le monde sera peut être content de l’avoir vu passer à la télé, ce qu’ils auront vu c’est une image dégradée de l’autre. Ici on ne rit pas avec lui, de tous les moments où il s’extirpe avec joie de son rôle de producteur. On ne montre pas ce qui constitue une culture de classe, on fait rejaillir les vexations du quotidien de salarié.
Avec le footballeurs cette fois encore c’est le manque de capital culturel qui est attaqué. Mais ici il s’agit de tirer sur une ambulance. Bien sur il ne s’agit pas de personnes au faible capital symbolique. On peut même penser qu’entre le footballeur et le président, le premier occupe une position beaucoup plus confortable. Mais c’est passer à coté de ce qu’est la vie peu désirable du joueur de foot moyen. Triés dès leur plus jeune âge, parfois même directement importés de nos anciennes colonies, ils sont parqués dans des écoles de foot en dehors de la vie normale. La seule chose qu’on leur demande de savoir faire c’est de jouer au foot. Ceux qui ont la chance de faire une carrière seront à la retraite à 35 ans. Sans aucune perspective autre que de dépenser l’argent qu’ils ont accumulé les 15 dernières années. Pour produire un Dhorasoo combien de jeunes quittent l’école de foot pour finir manœuvre ? Bien sur la vie de la petite élite qui s’en sortira offre au plus grand nombre le rêve de s’extraire d’une certaine forme de misère. Loin de moi l’idée de vouloir m’apitoyer sur le sort des footballeurs, mais comprendre leur perspective d’existence c’est voir l’étendue du mépris de classe qui s’exprime contre ces parvenus. En France, taper sur les footballeurs est un cliché. En étant à la fois riches et globalement peu cultivés, ils permettent à beaucoup de monde de se répandre dans le mépris à peu de frais.
Et quand le petit journal décide ce soir de se payer les footballeurs c’est sur la langue qu’on les tacle. Ça commence par la conférence de presse ; on voit à l’image un joueur les mains croisées devant lui, le dos voûté, manifestement mal à l’aise. Le présentateur nous l’avait annoncé, « et qui dit conférence de presse dit ’’voilà, voilà, voilà, voilà’’ ». Le montage enchaîne et nous montre tous les « voilà » qu’il prononce. On exige du sportif le niveau de maîtrise de l’oral du communiquant moyen et on le juge sur ça. Se faisant, on revient sur le présentateur et c’est là que ça bascule un peu. Devant lui un gros livre, « le dictionnaire des bleus ». On nous présente des extraits de conférence où un joueur maltraite une expression. Le premier nous parle de « la routourne », le deuxième nous dit que le football est un éternelle « reprouvement » et le dernier déclare qu’ils ont « les épaules sur la tête ». Chaque fois on insiste lourdement sur le commentaire en se permettant même un retour plateau.
Bien sûr en soit il n’y a rien de bien méchant, il arrive à tout le monde de maltraiter la langue par moment. Pourtant la maîtrise de la langue est un fort marqueur social. Il y a une forte identification dans la pensée dominante [1] entre mauvaise langue et misère sociale. Si ici on choisit de rappeler que ces minables footballeurs sont des billes en grammaire, chemin faisant on rappelle le fonctionnement du système de stratification sociale. Soumettre à la moquerie ceux qui enfreignent le bien parler est un moyen de faire exister la règle. Dans un même mouvement, je me moque de ce footballeur avec le présentateur et la règle se réactive en moi. Comme toute convention sociale, la règle doit s’exprimer pour exister. Si l’on ne soumet pas de temps en temps quelqu’un à la vindicte générale, qui se souviendra de la règle ?
Les journalistes du petit journal reproduisent incidemment le système de domination. Ce phénomène n’est pas à rechercher du côté de la personnalité de tel ou tel au sein de la rédaction. C’est la culture dominante qui s’exprime à travers ses petits fonctionnaires. Il n’y a pas de responsabilité individuelle mais un système social qui s’exprime au sein de l’une de ses plus puissantes institutions de socialisation. Bien sûr la culture dominante dans une société capitaliste libérale est une culture plurielle. Elle porte en elle-même des contradictions qui produisent l’apparence d’un pluralisme intellectuel. C’est un ensemble d’explications concurrentes du monde basé sur une matrice unique apparue en Europe avec l’apparition de la bourgeoisie et basé sur une vision comptable du monde.
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