La revue SIC
Cette revue se propose d’être le lieu où se déploie la problématique de la communisation. Elle est la rencontre de quatre groupes-revues existants qui, conjointement à la publication de SIC, continuent leur vie propre : Endnotes au Royaume-Uni ; Blaumachen en Grèce ; Théorie communiste en France ; Riff-Raff en Suède. S’y retrouvent également des groupes théoriques plus ou moins informels aux États-Unis (New York et San Francisco), ainsi que de nombreux individus en France, en Allemagne, ou ailleurs, engagés dans d’autres activités et se retrouvant dans la démarche théorique entreprise ici. SIC est aussi le dépassement (continuité et rupture) de la revue Meeting (quatre numéros en français de septembre 2004 à juin 2008) qui avait organisé durant l’été 2008 une rencontre internationale d’où est partiellement sorti le projet SIC comme publication réellement internationale explorant la problématique de la communisation dans la conjoncture nouvelle de la crise ouverte en 2008. Aucun des participants à ce projet ne considère sa participation comme exclusive ou permanente et SIC peut naturellement accueillir des participations théoriques extérieures.
La revue aura une édition en langue anglaise qui sera la publication internationale et une édition en langue française, tous les textes seront sur un site Web dans les langues disponibles. En Grèce et Suède, les camarades de Blaumachen et Riff-Raff, outre la diffusion de leurs propres textes publiés dans SIC, intégreront des traductions des textes de SIC dans leur publication ou pourront faire des éditions particulières de certains textes. Cette dernière possibilité est vivement encouragée dans tout autre pays et langue.
Dans ce numéro :
Éditorial
Qu’est-ce que la communisation ?
Crise et Communisation
La production historique de la révolution dans la période actuelle
Le mouvement des « Indignados » en Grèce
Le Moment actuel
Le Pas suspendu de la communisation
Sur la périodisation de la relation de classes capitaliste
Sommaire de l’article
Introduction
Luttes illégales en France
Le fordisme et sa spécificité française
La crise du fordisme et la restructuration du mode de production capitaliste
Illégitimité des revendications salariales
Sullair Europe, Sodimatex, Siemens, ces exemples où les prolétaires ont séquestré leurs patrons ou menacé de faire sauter leur usine, réapparus en 2009, après une courte vague au début de la décennie, ont fait depuis école, et on ne compte pas moins d’une vingtaine de cas en ce début d’année 2010. Ce qui s’est passé à Siemens est assez représentatif du contexte dans lequel de telles luttes émergent.
En septembre 2009, la direction de cette entreprise d’ingénierie métallurgique annonce la suppression de 470 postes sur le site de Montbrison et la fermeture pure et simple du site de Saint-Chamond. En vue de l’accord qui doit être signé le 12 février, les syndicats préparent un contre-plan, pour sauver quelques postes, mais toute négociation s’avère impossible. « La direction ne discute plus », constate un salarié. Les ouvriers manifestent, bloquent des autoroutes, font grève sur le site de Montbrison… sans résultat. Le lundi 1er mars 2010, les salariés du site de Saint-Chamond retiennent alors deux cadres du groupe pour les obliger à reprendre les négociations. Les salariés affirment être « mandatés par l’ensemble du personnel » face au « blocage des négociations ». Les cadres séquestrés, joints par téléphone, décrivent ainsi leur situation : « [Les salariés] nous ont fait savoir que nous serions retenus tant qu’il n’y aurait pas d’évolution des négociations dans le sens qu’ils souhaitent, notamment sur le montant de la prime supralégale pour les personnes licenciées. » Après une nuit de séquestration, ils seront libérés, et le jour suivant un accord est trouvé avec la direction qui confirme la fermeture d’un des sites, réduit de 15 le nombre de postes supprimés et accepte d’augmenter de 25 000 à 45 000 euros le montant des indemnités.
Des cas de menaces de faire sauter l’usine se sont aussi reproduits en 2010, après l’exemple de New Fabris l’année précédente, lutte qui avait permis aux salariés de toucher une indemnité supra-légale de 12 000 euros. Cette méthode est ainsi utilisée à Sodimatex, équipementier automobile, en avril 2010, mais aussi au cours du même mois à l’imprimerie Brodard Graphique et à Poly Implant Prothèse, fabricant de prothèses mammaires, où les salariés menacent le 12 avril 2010 de mettre feu au locaux. Eric Mariaccia, délégué du syndicat CFDT, déclare ainsi : « On a fait des cocktails Molotov et on a mis des produits hautement inflammables à l’entrée du site. » Les salariés ont aussi déversé plusieurs milliers de prothèses devant le site et mis feu à des pneus.
Alors que l’utilisation de telles méthodes semble inenvisageable dans les autres pays occidentaux, elles sont considérées comme acceptables par une large part de la population française [2]. À l’étranger, ces événements sont perçus comme l’expression d’une « certaine mentalité française » et d’une tradition de révolte qui daterait de la révolution de 1789. Si la bêtise d’un tel point de vue saute aux yeux, la raison d’une telle spécificité ne peut pourtant être expliquée sans, premièrement, une étude des cas concrets, tant actuels que ceux les précédant, mais aussi sans une analyse de l’évolution des médiations entre les classes qui se sont instaurées en France après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les questions auxquelles nous tenterons de répondre en passant par ces deux moments sont : pourquoi ces modes illégaux de lutte font-ils leur réapparition maintenant, pourquoi en France, et pourquoi n’ont-ils pas lieu en dehors du contexte d’un plan de licenciement ?
S’il est vrai que des cas de séquestrations ou de violences physiques contre des patrons sont avérés dès le Front populaire en 1936, elles sont très rares pendant les Trente Glorieuses, qui vont de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années précédant immédiatement mai 1968. Des quelques exemples qui ont eu lieu pendant cette période, comme en 1961 à Sochaux (patron malmené), ou en 1967 à Ducellieux (séquestration), on n’en trouve aucun qui soit dû à une fermeture d’usine. Ces actions sont menées en vue d’obtenir de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaire. [3]
En mai 1968, on voit la première apparition d’une véritable vague de séquestrations (on n’en compte pas moins de onze cas du 14 à 20 mai) et celles-ci marquent aussi le début des années 1970. Mais la situation économique en France étant encore relativement bonne, au moins jusqu’au choc pétrolier de 1973, la séquestration est là encore utilisée en priorité pour obtenir des augmentations de salaire. Ainsi, à l’usine Egelec-Somarel en 1971, les salariés séquestrent les deux gérants de l’usine pendant 24 heures pour obtenir une augmentation de 50 centimes par heure. À Flixecourt, dans la Somme, les salariés séquestrent le directeur du personnel et quatre cadres pour obtenir des augmentations de salaire et la retraite à 60 ans. Dans l’entreprise Le Joint français, à Saint-Brieuc, trois dirigeants sont séquestrés pendant 24 heures, les ouvriers réclamant une augmentation de 70 centimes par heure et un treizième mois. L’action de groupes maoïstes implantés dans l’usine peut aussi favoriser à l’époque le choix de ce type d’action, qui sont parfois le fait de ces seuls groupes (séquestration d’un cadre de Renault par des membres de la Gauche prolétarienne en 1972). Ce qui est certain, c’est que ces actions sont difficilement comparables aux « luttes désespérées » dont on voit l’apparition dans le secteur de la sidérurgie à la fin de la même décennie. [4]
Ainsi, ce n’est qu’à la fin des années 1970, quand le chômage de masse devient une réalité à travers le pays, que la séquestration devient un mode d’action spécifique aux luttes autour des fermetures d’usine. Des luttes très violentes éclatent alors, qui durent parfois des années, rassemblent un grand nombre de travailleurs dans des régions entières, et sont soutenues par des actions de solidarité dans et en dehors de ces régions.
Un accord européen sur la restructuration de la sidérurgie menace ainsi des centaines d’emplois en région Lorraine à la fin des années 1970. C’est dans ce contexte qu’en janvier 1979, dans une usine de la ville de Longwy, 300 des 1 800 salariés prennent le directeur et deux cadres en otage lors d’une réunion concernant leur licenciement économique. Lorsque la police intervient pour libérer le directeur, les sidérurgistes ripostent en attaquant le commissariat de la ville. Leur lutte va durer cinq mois, utiliser une multitude de moyens d’actions (grève, radio libre, destruction de matériel) et mobiliser toute la région. À l’issue de celle-ci, les travailleurs obtiennent entre autres la préretraite à 50 ans, avec de 84 % à 90 % du salaire. [5]
Dans la pointe de Givet, le 9 juillet 1982, le directeur est séquestré pendant 48 heures, pour protester contre la fermeture de l’usine de la Chiers à Vireux, dans les Ardennes. La lutte des ouvriers dure presque deux ans, conjointement à une lutte contre la construction d’une centrale nucléaire dans la région. Des affrontements violents avec la police ont lieu tous les mois (jets de cocktails Molotov, il y aurait même eu des coups de feu) ainsi que des actions violentes : incendie du château du directeur, occupations de banques, Trésor public dévalisé. Après plusieurs années de lutte, les ouvriers obtiennent un plan social « historique » allant pour certains jusqu’au maintien des salaires pendant dix ans. [6]
Après 1982, les séquestrations et les menaces de destruction du lieu de travail sont quasiment inexistantes, et ce pendant presque vingt ans, ce qui explique l’étonnement que provoqueront les actions entreprises par les ouvriers de Cellatex et de Moulinex au début des années 2000.
En juillet 2000, la fermeture de l’usine Cellatex à Givet (Ardennes) inaugure le retour des conflits sociaux violents. Après la liquidation judiciaire de l’entreprise, l’usine est occupée. Des négociations sont alors menées avec le gouvernement. Lorsque le préfet des Ardennes annonce le 17 juillet son offre d’indemnité, la réaction est violente : le soir, les ouvriers déversent 5 000 litres d’acide sulfurique dans la rivière voisine. Dans le bâtiment il reste encore 47 000 litres, qu’ils menacent d’utiliser à tout moment. L’offre qui leur avait été faite était de 2 500 F par mois au lieu de 1 500 F. Peu avant minuit, la préfecture annonce une réunion de négociation et demande aux organisations syndicales que soit mis fin aux actions entreprises par les ouvriers. À l’issue du conflit, les ouvriers obtiendront des indemnités supralégales de 80 000 F (environ une année de salaire minimum). [7]
Le 19 novembre 2001, après deux mois d’occupation de l’usine (qui doit être fermée définitivement, entraînant plus de 1 100 licenciements), les travailleurs de Cormelles, un des sites de l’entreprise Moulinex, passent à la vitesse supérieure pour attirer l’attention des médias. Le 11 septembre ils placent sur les murs d’enceinte une banderole avec le slogan « Non à la fermeture ; du fric sinon boum ». Les travailleurs veulent alors montrer qu’ils sont déterminés à passer à l’action. Ils mettent feu à un petit bâtiment de stockage et commencent à placer des bouteilles de gaz et des bidons d’acide sulfurique sur le toit. Les pompiers sont dans un premier temps empêchés d’entrer sur le site. Un groupe d’ouvrières agrippées au grilles d’entrée se mettent à crier : « Au feu les pompiers, il y a Moulinex qui brûle. » Une d’elles raconte : « Nous avions prévenu, cela fait exactement deux mois que nous attendons du concret. On trouve facilement de l’argent pour les cliniques privées. Mais nous, rien. Après trente ans de maison on gagne 6 500 F et on nous vire avec 50 000 F. Il n’en est pas question. » Le directeur de la police essaie de convaincre les travailleurs : « Ne laissez pas brûler votre usine. Les négociations sont en cours à Paris. Soyez des gens responsables. » Un homme réplique à voix haute : « Si Paris ne lâche rien, nous passerons à la vitesse supérieure de l’arme du sabotage. On va nous entendre. L’actualité ne parle jamais de nous. » Le lendemain une nouvelle offre est faite aux délégués syndicaux, proposant une indemnité bien supérieure : 80 000 F pour tous. Dans la semaine qui suit, un accord est signé avec la majorité des syndicats. Le montant des indemnités supplémentaires, contrairement à Cellatex, varie de 30 000 à 80 000 F en fonction de l’ancienneté [8].
Pourtant, ce n’est vraiment qu’en 2009, avec la crise, que l’on voit la réapparition d’une véritable vague de séquestrations, 6 cas en mars-avril 2009, puis encore 4 cas en juin-juillet 2009. Il faut dire que les restructurations et fermetures d’usines se sont multipliées depuis fin 2008. Ainsi, selon une cellule de crise du ministère des finances, il y aurait eu entre le 1er janvier 2009 et septembre de la même année 1662 plans sociaux en France, contre 1 049 durant toute l’année 2008, et 957 en 2007 [9]. En 2010, les cas de séquestrations reprennent dès janvier : on en compte 1 cas ce mois-là, 3 en février, plus de 4 en mars, 4 en avril plus 3 menaces de faire sauter l’usine, 3 séquestrations en mai et une en juin. La majorité de ces actions prennent place dans des entreprises sous-traitantes, et beaucoup appartiennent à des groupes étrangers, cas dans lequel il est difficile de trouver un interlocuteur. Elles sont toutes dues à des plans de licenciement ou de restructuration et elles ont lieu dans des régions où les possibilités de retrouver un emploi sont faibles.
Ces séquestrations durent rarement plus d’une nuit. Cependant elles permettent toujours la reprise des négociations, quel qu’en soit le résultat ultérieur. En général, à l’issue de celles-ci, les emplois menacés ne sont pas sauvés, mais les indemnités touchées sont bien supérieures à celles prévues par la loi. Les salariés de Continental, qui, en plus d’avoir séquestré leur patron, ont saccagé une sous-préfecture, ont ainsi touché une prime de 50 000 euros à l’issue de leur lutte, ce qui a aidé à convaincre d’autres salariés d’utiliser leurs méthodes, l’annonce de cette somme étant suivie de nouvelles séquestrations. Les médias jouent un rôle important dans ces conflits, et ce sont généralement les salariés qui les contactent dès le début de la séquestration et leur exposent leurs griefs, alors que la direction reste silencieuse sur ce sujet. Le soutien de l’opinion publique force alors l’État à intervenir publiquement, et c’est souvent lui qui force les représentants des groupes étrangers à s’asseoir à la table des négociations.
Les cas de menaces de faire sauter l’usine se sont aussi montrés efficaces, après l’exemple de New Fabris en 2009. Ainsi, le 12 juillet, les salariés de cette entreprise spécialisée dans la fonderie en aluminium pour l’automobile, sous-traitant pour Renault et PSA, installent des bonbonnes de gaz sur le site et exposent clairement leur but : « On fait tout sauter si on ne touche pas une indemnité supra-légale de 30 000 euros. » Par rapport aux salariés de Rencast, qui, dans la même situation, ont fait fondre des pièces destinées à Renault pour les rendre inutilisables, les ouvriers de New Fabris ont alors menacé de passer à la vitesse supérieure. Même s’ils ne mettent pas cette menace à exécution, les 366 ouvriers obtiennent une prime de départ de 12 000 euros net, en plus des indemnités légales.
Par contre, dans le cadre de plans de licenciements, les tentatives d’autogestion par les ouvriers ont été quasi inexistantes. On a beaucoup cité le cas de l’usine Philips de Dreux, où les employés, face à la fermeture de leur site de production de téléviseurs à écran plat, ont redémarré la production « sous contrôle ouvrier ». Mais les télés ainsi produites n’ont jamais été destinées à la vente, mais stockées dans un entrepôt sous clé pour « s’en servir comme monnaie d’échange » [10]. Dix jours plus tard, la direction intervient avec les huissiers et, sous la menace de licenciements, les ouvriers leur remettent les téléviseurs. L’expérience « autogestionnaire » prend fin. [11]
Parmi les entreprises touchées par des actions violentes en 2010, on compte plusieurs sous-traitants pour l’automobile (Proma France, Sodimatex, EAK), mais aussi deux entreprises métallurgiques (Akers, Siemens), un fabricant de monte-charges et pièces pour ascenseur (Renolift-Meyzieu), une entreprise de compresseurs et outils pneumatiques pour le BTP et l’industrie (Sullair-Europe), un fabricant de prothèses mammaires (Poly Implant Prothèse), une usine de fil de cuivre émaillé (Usine Essex), un producteur de boulangerie industrielle (Société nouvelle de panification), une entreprise de maintenance industrielle (Isotherma), et un constructeur de chariots téléscopiques (Bobcat). Mais de plus en plus le secteur des services se trouve lui-aussi touché : des séquestrations ont ainsi eu lieu cette année dans une société de surveillance (Vigimark Surveillance), une banque (Caisse d’épargne), 4 hôpitaux (Cochin, Émile-Roux, Henri-Mondor et Foix Jean-Rostand), 2 imprimeries (Brodard Graphique et Hélio-Corbeil), et un magasin de mobilier (Pier Import), sans compter celles qui n’auraient pas été médiatisées. L’imprimeur Yvan Lesniak, PDG de Circle Printers, dit avoir été séquestré en tout sept fois, et décrit ainsi l’ambiance qui règne lorsqu’il doit annoncer un plan de licenciement : « Quand on commence à voir apparaître dans un conflit des croix, des cercueils, une potence, son effigie pendue à un arbre, sa tête mise à prix avec des panneaux “Wanted” avec son nom et sa photo, et qu’on doit malgré tout se rendre dans l’usine, on sait qu’on court un risque. » Même si les patrons ne sont en général pas maltraités, l’hostilité à leur égard est souvent palpable : « On m’a jeté des tomates pourries à la figure, des œufs, on m’a craché dessus, on m’a empêché de dormir. […] J’ai demandé à aller aux toilettes, j’ai été insulté, je suis passé au centre d’une haie de haine, de gens agressifs. » [12] Certains patrons en sont venus à se faire accompagner par des huissiers lors des réunions de négociations, et des stages anti-séquestrations sont même organisés pour eux avec des experts du GIGN (Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale)… Il reste que les séquestrations et les menaces de faire sauter l’usine sont en majorité spontanées, et organisées par les salariés de base. Par exemple, le délégué syndical CGT de Caterpillar, Pierre Piccarreta, qui a joué le rôle de leader médiatique au début de la lutte, n’était pas au courant lorsque la séquestration a débuté, et a été prévenu alors qu’il animait une réunion dans une autre usine. Le secrétaire FO de l’usine dit lui-même : « De toute façon, pendant tout le conflit, c’est la base qui nous gérait, qui décidait. » [13] Pour Jean-Claude Ducatte, le fondateur du cabinet Epsy, spécialiste en stratégie d’entreprise, il est clair que « dans 9 conflits sur 10, les syndicats courent derrière les salariés qui laissent exploser leur colère » [14]. Et lorsque des syndicalistes de base participent à ces actions illégales, c’est clairement en se dissociant de la ligne suivie par les centrales syndicales. Ainsi, Xavier Mathieu, délégué CGT à Continental, figure très médiatique pendant le conflit, a traité publiquement le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, de « racaille » et de « parasite ». Il faut dire que les centrales syndicales, qu’il s’agisse de la CGT, de la CFDT ou de FO, veulent privilégier le maintien des emplois plutôt que les revendications pour l’augmentation des indemnités, et déclarent ne pas approuver l’utilisation de moyens d’action comme les séquestrations et les menaces de faire sauter l’usine, même s’ils ne peuvent les condamner publiquement. Marise Dumas déclare ainsi sur Europe 1 lors du conflit de New Fabris : « Je comprends que les salariés pensent que c’est leur seul moyen de se faire entendre. La plupart du temps, ce sont des modalités d’action que je ne conseillerais pas aux salariés parce qu’elles conduisent à des impasses. »
Les syndicalistes de base, s’ils ne veulent pas se faire complétement déborder, sont donc obligés de se montrer critiques face à leurs représentants. Il faut dire qu’ils ont bien du mal à prouver leur légitimité, alors qu’ils ne comptent dans le secteur privé que 5,2 % de salariés adhérents. Les structures qui dans les autres pays occidentaux freinent les luttes et permettent d’éviter qu’elles atteignent ce niveau de conflictualité ont en France une efficacité limitée, et les bases de cette exception française doivent être cherchées dans la manière dont s’est développé ici le modèle fordiste après la Seconde Guerre mondiale.
Le fordisme et sa spécificité française
Le fordisme est une modalité du rapport d’exploitation qui a son origine dans une plus grande intégration de la reproduction de la force de travail dans la reproduction du capital. Cette modalité repose principalement sur l’extraction de plus-value relative, ce qui ne peut se faire sans jouer sur la consommation ouvrière. Pour réduire le coût de reproduction de la classe, et donc la part du travail nécessaire par rapport au surtravail, le coût des marchandises rentrant dans cette reproduction doit baisser, ce qui est alors accompli grâce à une production de masse de celles-ci, permise par une augmentation considérable de la productivité. Les travailleurs peuvent alors acheter plus de produits, leurs coûts ayant fortement diminué, et une augmentation de leur salaire réel est rendue possible alors même que la part salariale par rapport à la valeur ajoutée diminue. De plus, à une époque où la concurrence internationale reste limitée, l’augmentation du salaire a un effet positif immédiat sur la demande nationale, bénéficiant aux entreprises du même pays qui cherchent à écouler la masse des nouveaux produits mis sur le marché. Les revendications salariales prennent alors un rôle fonctionnel dans l’accumulation du capital à l’intérieur d’une aire nationale.
À ce moment-là, ces revendications peuvent être satisfaites par la classe capitaliste à condition qu’elles ne remettent pas en cause les nouvelles conditions de travail nécessaires pour une constante augmentation de la productivité. De même, les révolutions constantes dans le procès de travail peuvent être acceptées par les ouvriers lorsque leur salaire augmente. Ici, les conventions collectives jouent un rôle majeur en établissant ces accords au niveau national.
Aux États-Unis elles apparaissent dans la période de l’entre-deux-guerres. 1935 en constitue une date importante avec l’adoption du Wagner Act. Cette loi reconnaît l’existence et l’activité des syndicats et interdit aux employeurs l’utilisation du harcèlement contre les travailleurs en raison de leur appartenance à un syndicat ou de leur participation à une action collective. Les années suivantes, des avancées importantes sont effectuées en termes de salaires et de conditions de travail. Mais, juste après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle vague de luttes secoue le pays avec des grèves massives en 1945-1946. La classe capitaliste y répond en 1947 en introduisant une nouvelle loi, le Taft-Hartley Act, destinée à restreindre la puissance des syndicats. Les conventions collectives évoluent alors vers une forme de plus en plus centralisée et planifiée, tournée vers les exigences de productivité et de profitabilité. Les employeurs sont assurés que les grèves ne menaceront pas les transformations du procès de travail, même celles nécessitant une intensification du travail. Au même moment, des normes générales d’évolution moyenne des salaires (wage guidelines), sont conclues pour des périodes assez longues pour permettre la planification des futurs investissements, condition nécessaire pour une augmentation constante de la productivité. Contrairement à la période précédant l’introduction des conventions collectives, dans laquelle le salaire réel augmentait lors des périodes de fléchissement de l’accumulation, en raison de la déflation des prix à la consommation entraînée par celui-ci, le salaire réel évolue alors dans le même sens que l’accumulation [15].
En Suède, quelques années avant comme juste après la Seconde Guerre mondiale, apparaissent de nouveaux rapports institutionnels favorisant l’établissement de conventions collectives centrales. Sous la menace de l’État d’intervenir dans les conflits de travail, qui avaient été très durs pendant les années 1920, LO, la confédération syndicale majeure, et SAF, l’organisation patronale, qui sont alors des organisations nationales et centralisées, signent à eux seuls une série d’accords, dont le plus connu est l’accord de Saltsjöbaden, en 1938. Il codifie un modèle unique d’entente entre capital et travail caractérisé par la rareté des conflits, les gains de productivité pour l’industrie ayant pour contrepartie des augmentations salariales continuelles pour les ouvriers. La stabilité du rapport repose sur le fait que le patronat peut compter sur l’organisation syndicale centralisée pour retenir des mouvements syndicaux locaux qui menaceraient les profits des entreprises, c’est-à-dire sur une discipline syndicale, imposée de haut en bas.
Par rapport à l’exemple suédois dans lequel les syndicats sont très fortement centralisés, organisant la grande majorité des travailleurs et étant par là dans une situation de force pour négocier des accords s’appliquant à tous les travailleurs, les syndicats français peuvent apparaître, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans une mauvaise position. Très politisés, en compétition entre eux, ils n’ont que peu de membres et sont relativement peu représentés dans les entreprises. Les syndicats et les employeurs étant incapables de se mettre d’accord sur certaines procédures de négociation, les revendications ne pouvaient être victorieuses qu’après d’intenses luttes (luttes qui parfois pouvaient entraîner l’utilisation de modes d’action illégaux), ce qui n’empêchait pas, dès que le rapport de force se modifiait, aux conflits de réapparaître. Des avancées étaient arrachées par les travailleurs au terme d’une forte mobilisation au niveau local, et ceci constitue un caractère spécifique majeur de la lutte de classe en France (ce qui ne veut pas dire que ces avancées étaient supérieures à celles achevées pacifiquement dans d’autre pays). Ainsi, même si des conventions collectives existaient, elles ne concernaient initialement que les entreprises signataires et n’étaient pas étendues au niveau de la branche. C’est l’incapacité des syndicats à étendre ces accords au niveau national qui explique une autre particularité du cas français : le rôle important que va jouer l’État dans la généralisation de ces gains et leur pérennisation. En 1950, la loi du 11 février sur les conventions collectives accorde au ministre du Travail le pouvoir d’étendre les termes d’une convention collective à toutes les branches concernées [16]. La quasi-totalité des entreprises françaises en viennent alors à relever d’une convention collective quelles que soient leur activité et leur taille, donnant aux travailleurs français des conditions relativement homogènes. C’est aussi l’État qui crée un salaire minimum garanti, le smig, dès 1950, contrairement aux pays scandinaves où un niveau plancher est garanti de facto par les syndicats sans intervention de l’État. Ainsi, en France, l’État a joué un rôle central pour garantir une augmentation continue des salaires et l’homogénéisation de ses effets.
Il faut préciser qu’en France aussi, pendant cette période, les revendications tournaient principalement autour de la question du salaire. Et même lorsqu’elles étaient accompagnées d’autres revendications sur les conditions de travail, c’est la satisfaction de celles qui concernaient le salaire qui mettait fin aux conflits [17].
On a vu ainsi que la façon dont s’est développée la lutte des classes pendant le fordisme en France n’excluait pas une certaine forme de conflictualité qui va jusqu’à l’utilisation, même rare, de modes d’action illégaux, comme nous l’avons montré dans la partie précédente. L’utilisation de la séquestration peut alors être comprise comme un prolongement de la façon dont les conflits sur les salaires sont alors menés en France. Ce type d’action reste ainsi dans le répertoire d’action collective de la classe, même si elles ne perdent leur caractère marginal qu’avec la crise du fordisme.
La crise du fordisme et la restructuration du mode de production capitaliste
À partir du milieu des années 1960, la production de la plus-value sous sa forme relative est de plus en plus entravée par ses propres contradictions. Les énormes gains de productivité réalisés par l’introduction du travail à la chaîne sont toujours plus difficiles à égaler, l’extension de la mécanisation nécessite des investissement toujours croissants en capital fixe, impliquant un élargissement continu des marchés alors que les risques de dévalorisation du capital fixe immobilisé s’élèvent. Le procès de travail taylorisé lui-même est confronté à des problèmes techniques qui se font jour de plus en plus clairement. L’intensification du travail et la parcellisation des tâches jusqu’à l’extrême produisent des effets qui s’avèrent à la longue négatifs, tels que la difficulté à maintenir un rythme de travail régulier. La fatigue nerveuse créée par un rythme de travail soutenu et uniforme entraîne une perte de la qualité, des gaspillages, et un absentéisme élevé. Ce dernier force la direction à employer une main-d’œuvre excédentaire pour faire l’appoint car les arrêts et les ralentissements sur la chaîne de montage ont des répercussions sur l’ensemble du procès de production [18]. Quand les conditions de travail deviennent insupportables, la présence d’un grand nombre d’ouvriers regroupés ensemble dans la même usine par le procès de travail lui-même favorise des mouvements d’opposition collectifs. Après les grandes vagues de lutte de la fin des années 1960 et du début des années 1970, une restructuration de l’organisation du travail s’avère nécessaire pour briser ces bastions ouvriers.
Mais la restructuration va impliquer un bouleversement de l’ensemble du rapport capital-travail. Pour dépasser les limites à l’accumulation qui apparaissent lors de la crise du fordisme, la restructuration a pour but l’élimination de tout ce qui est alors devenu un obstacle au bon fonctionnement de la valorisation du capital. Non seulement, comme nous l’avons mentionné, le démantèlement des grandes unités de travail, par l’introduction de la sous-traitance, la flexibilisation du marché de travail, les emplois intérimaires et les temps partiels (ce qui va de pair avec la féminisation du marché du travail) qui croissent de façon spectaculaire [19], mais c’est le couplage même gains de productivité/augmentation des salaires qui disparaît. Ce découplage découle de la mondialisation de la valorisation du capital et d’une énorme extension de la division internationale du travail [20].
Illégitimité des revendications salariales
À partir du moment où la valorisation du capital prend place au niveau mondial, le cercle vertueux augmentation du salaire–augmentation de la demande au niveau national disparaît. Alors que la cohérence du mode de régulation fordiste reposait sur l’adéquation entre productivité et répartition dans un cadre national, dans le capitalisme restructuré, la production et la répartition de la valeur se détachent du territoire d’origine [21]. « Parce que les intérêts des firmes globalisées ne coïncident plus avec ceux de leur nation d’origine, la négociation collective des salaires cesse d’être le pivot de la régulation macroéconomique nationale. » [22]
Les mêmes raisons permettant aux entreprises d’un pays comme la France de délocaliser leur production vers des pays où la main-d’œuvre est moins chère, impliquent à la fois une forte pression à la baisse sur les salaires des travailleurs des pays centraux en même temps qu’elles permettent un afflux croissant de marchandises à bas coûts dans ces pays. Le gel des salaires nominaux est alors partiellement contrebalancé par la baisse du coût des moyens de subsistance. La part des marchandises importées dans la consommation des travailleurs occupe ainsi une place de plus en plus importante, le niveau des salaires ayant de moins en moins d’influence sur la demande de marchandises produites dans le pays même. Le salaire devient alors un simple coût, devant être réduit au minimum. Toute revendication générale d’augmentation des salaires devient inaudible pour le capital au niveau national, car cela mettrait en question la compétitivité des entreprises. Comme, contrairement à ce qui était le cas à l’époque du fordisme, un accord de ce type passé localement ne peut être étendu au reste du secteur, il devient difficile à une seule entreprise d’accorder une augmentation de salaire sans perdre de sa compétitivité sur le marché. Les travailleurs qui luttent pour une telle augmentation ne peuvent ignorer le fait qu’ils risquent en faisant cela d’augmenter les chances d’une délocalisation ou la faillite de l’entreprise.
Les luttes contre les fermetures d’usines font exception à cette règle. Dans ce cas les travailleurs n’ont plus rien à perdre et peuvent réclamer cette forme de salaire différé qu’est l’indemnité de licenciement, sans se soucier de la future santé de leur entreprise. Auparavant les ouvriers travaillant dans les entreprises où ont eu lieu des séquestrations et d’autres actions illégales avaient accepté tout d’abord de voir leurs conditions s’aggraver et parfois leur salaire diminuer, dans l’espoir que cela empêche la fermeture de l’entreprise [23]. Mais quand celle-ci s’avère inéluctable, la colère d’avoir consenti à tout cela pour rien, et l’évidence de ne plus rien avoir à perdre, peuvent se traduire par des modes de lutte désespérés, par lesquels il devient clair que la future santé de l’entreprise ne les concerne plus en rien, et que toute promesse de reformation ne remplacera pas la seule chose qui reste tangible, l’argent sonnant et trébuchant. Ainsi ces luttes se montrent efficaces, dans la mesure où les salariés concernés obtiennent des indemnités bien supérieures à celles stipulées par la loi. Ainsi, selon Christine Ducros et Jean-Yves Guérin, les salariés utilisant de tels modes d’actions auraient obtenu en moyenne 4 fois plus d’indemnités supralégales que ceux qui ne s’en sont pas servis. Ici, le caractère fractionnaire des luttes n’est pas un signe de leur faiblesse, mais plutôt ce qui leur a permis de gagner, car leur généralisation les rendrait inacceptables pour la classe capitaliste.
Les conflits qui sont apparus pendant ces luttes entre la base et les centrales syndicales ne rejouent pas l’ancienne opposition entre des ouvriers défendant leurs autonomie et les syndicats cherchant à médier leurs intérêts avec ceux de la classe capitaliste. Ce que veulent les ouvriers ce sont des indemnités plus importantes mais pour les obtenir il faut la reprise des négociations, et ceci est aussi le but des syndicalistes de base qui ne peuvent jouer aucun rôle lorsque ces négociations sont refusées par les patrons. L’utilisation de modes d’action illégaux devient alors la seule manière réaliste de faire reprendre les négociations. Les centrales syndicales, elles, sont forcées de penser au long terme, aux perspectives d’emploi pour l’ensemble de la main-d’œuvre, mais les salariés qui sont confrontés à la fermeture de leur lieu de travail se moquent bien du long terme.
Il ne sont pourtant qu’une très faible minorité à avoir eu recours à ce type d’action, et les cas dont nous parlons, s’ils semblent nombreux eu égard à leur inexistence dans les autres pays, ne doivent pas nous faire oublier toutes les fermetures d’usine où de telles actions n’ont pas été utilisées. De plus, même lorsque les modes d’action utilisés peuvent être qualifiés de radicaux, il n’y a rien de radical en soi dans leurs revendications. Et les sommes obtenues, qui ne paraissent importantes qu’en comparaison avec les maigres compensations stipulées par la loi, ne peuvent pas retarder indéfiniment le retour aux joies du marché du travail (mais qui voudra employer quelqu’un qui a notoirement séquestré son ancien patron ?).
Ce qui est intéressant dans ces luttes n’est donc pas le fait qu’elles constitueraient les germes d’un nouveau mouvement ouvrier, mais plutôt qu’elles montrent à quoi se confrontent les luttes actuelles dans le capitalisme restructuré. Lors de la fermeture de leur usine, les ouvriers n’ont pas cherché à la récupérer pour l’autogérer. Loin de désigner leurs lieux de travail comme quelque chose à se réapproprier, ils les ont pris pour cible. Leur appartenance de classe n’est plus la base d’une identité ouvrière sur laquelle on pourrait construire une nouvelle société. Les prolétaires ne peuvent échapper à leur appartenance de classe, mais dans leurs luttes, celle-ci est comme un mur qui se dresse en face d’eux. Dépasser cette limite nécessiterait de s’abolir en tant que classe en abolissant, dans le même temps, toutes les autres classes : la communisation.
Peter Åström, Jeanne Neton.
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