Cours camarade, les TCL sont derrière toi !

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Monter sans payer. Passer derrière quelqu’un aux portiques. Taper un sprint pour esquiver les contrôleurs. Ou bien : leur donner un faux nom, une adresse bidon. Réutiliser des tickets déjà validés. Parce qu’on a pas les moyens, parce qu’il y en a marre de payer pour tout. Parce qu’on ne travaille pas, ou alors, même si c’est le cas, on a pas d’argent à claquer inutilement. Parce qu’en fin de compte on aime bien éprouver les limites de ce dans quoi on est plongé, éprouver les limites des dispositifs.

« Toutes les catégories sociales fraudent, il n’y a pas de profil type en la matière »
Un planton de chez Kéolis cité dans Le Progrès.

Dans le ventre de la bête

Monter sans payer. Passer derrière quelqu’un aux portiques. Taper un sprint pour esquiver les contrôleurs. Ou bien : leur donner un faux nom, une adresse bidon. Réutiliser des tickets déjà validés. Autant d’expériences communément partagées, partageables. Parce qu’on a pas les moyens, parce qu’il y en a marre de payer pour tout. Parce qu’on ne travaille pas, ou alors, même si c’est le cas, on a pas d’argent à claquer inutilement. Parce qu’en fin de compte on aime bien éprouver les limites de ce dans quoi on est plongé, éprouver les limites des dispositifs.

La fraude dans les TCL, c’est ce moment si particulier où, au plan pratique, le vieux slogan de 68 « ne travaillez jamais » vient percuter le « métro-boulot-dodo ». Le travail n’est pas seulement ce vers quoi nous emmène les rames de métro bondées chaque matin, c’est aussi bien ce que les TCL réclame de nous à chaque « utilisation du réseau ». À chacun de ses déplacements, le voyageur endosse successivement le rôle de guichetier (achat de tickets, recharge de sa carte à l’automate), poinçonneur (validation de son titre de transport), vigile (signalement des bagages abandonnés, des mendiants, de tout ce qui est un peu louche), conseiller (informer les autres usagers sur les trajets quand il nous le demande). On ne fait jamais que voyager dans les TCL, il y a forcément de la mise au travail pour que tout fonctionne.

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Parce qu’il faut bien le dire, nous sommes un peu fatigués de cette mobilisation permanente : se déplacer pour aller travailler, travailler pour avoir de quoi se déplacer, travailler dans l’acte même du déplacement, il semble que l’expérience du hobo américain du début du XXè siècle se faufilant dans les trains de marchandises pour voyager de ville en ville ne soit plus si lointaine. C’est elle que nous devons méditer. C’est sa désinvolture et son caractère sans-gêne qui doivent maintenant se généraliser.

Guerre à la fraude

D’année en année, la machine TCL se modernise, se perfectionne. Déjà en 2005, les premiers portiques de sécurisation sont mis en service dans les bouches de métro (plus de 600 installés au total). On ne peut plus entrer dans les stations aussi facilement qu’avant. À chaque « passage en force » (se faufiler derrière quelqu’un qui composte), une petite sonnerie retentit, histoire de dire aux autres passagers « hey, regardez dans cette direction : voilà un fraudeur ! » Le même genre de sonnerie qui vous affiche et vient vous rappeler à l’ordre dans les magasins quand vous n’avez pas payé un article en caisse.

Courant 2006, il y a eu ensuite le projet de transformer les chauffeurs de bus en contrôleurs avec l’obligation de « montée par l’avant ». Pour fluidifier les flux de passagers et pour faire le tri entre « passagers en règle » qui payent leur trajet et « fraudeurs » qui profitent du système. Mais cette idée a complètement foiré et, en matière de fraude, la plupart des chauffeurs ont toujours refusé de faire les flics à la montée dans le bus.

Dans le même temps, il y a eu la réorganisation des entrées/sorties dans les bouches de métro à coups de panneaux « sens interdit » et de portiques qui ne s’ouvrent que dans un sens. Cette course à la « sécurisation du réseau TCL » (pour reprendre leurs termes) n’est pas finie puisque de nouvelles idées ne cessent de germer dans les bureaux de Kéolis.
Les dernières trouvailles du moment sont, d’une part de nouveaux contrôleurs en civil pour foutre toujours plus de prunes à ceux qui n’achètent pas de tickets, d’autre part un nouveau système en préparation pour empêcher le partage de tickets en fin de trajet. Et enfin, last but not least, un usage « actif » de la vidéo-surveillance : des opérateurs vont maintenant travailler à repérer les gens qui franchissent les portillons du métro derrière les autres voyageurs et faire remonter l’information en temps réel aux contrôleurs sur le terrain. Et avec les 2600 caméras que compte le réseau TCL, va y avoir du bon boulot de délation en perspective !

Tout cela a des répercussions concrètes sur la vie des vrais gens, qui voyagent sans payer. Si au début des années 2000, Lyon pouvait encore s’enorgueillir d’afficher un taux de fraude d’environ 21 % (26 % dans le bus, 20,6 % dans le tram et 19,2 % pour le métro), ces multiples changements ont fait drastiquement chuté les statistiques : seulement 9,8 % de fraude aujourd’hui (15 % dans le bus, 13 % dans le tram’ et 6,5 % pour le métro). Autant dire qu’il y a du pain sur la planche pour recoller aux bons chiffres de la décennie précédente !

Voyager sans temps morts

Frauder, descendre dans les bouches de métro pour se réchauffer l’hiver, tuer le temps, squatter ou taper la manche pour avoir de quoi manger en fin de journée, tout cela est considéré de manière hostile par les TCL. C’est que dans le beau monde qu’ils nous construisent, il n’y a de la place que pour ceux qui ont des sous et qui filent droit sans poser de questions. Pour les autres, les hors-la-loi, plane toujours la possibilité de se prendre une amende, de se faire virer parce qu’« on a rien à faire là », parce qu’on fait tâche dans le tableau. Pour anéantir le moindre petite geste de solidarité entre voyageurs, le système TCL pousse même le vice jusqu’à diffuser des messages sonores du style « n’encouragez pas la mendicité » dès que des clochards ou des Rroms sont repérés par les caméras.

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C’est que les TCL sont pris dans un double mouvement de sécurisation et de fluidification de leur réseau. D’un coté, l’infrastructure est rendue progressivement impénétrable à ceux qui ne payent pas, elle est « sanctuarisée ». Tout usage des TCL autre qu’un déplacement d’un point A à un point B est traité comme un phénomène à faire disparaître.

Et de l’autre, il faut que ça aille toujours plus vite, qu’il n’y ait pas d’accrocs dans les déplacements, pas d’attentes inutiles. Le moindre temps mort est combattu par le dispositif, y’a toujours quelque chose à faire : feuilleter un 20 Minutes, jeter un coup d’œil aux bornes qui signalent les temps d’attente du prochain métro-bus-tram, se plonger dans les écrans numériques indiquant l’heure, la température, la sortie culturelle du moment et le résultat du dernier match de l’OL. Et ce n’est plus qu’une question de temps avant que le réseau TCL ne soit couvert par des antennes 4G. Parce que même sous terre, il faut rester joignable, connectés aux flux.

C’est ainsi que peuvent se comprendre certaines annonces d’opérations de contrôle dans les bus. Une voix avertit que dans quelques arrêts des contrôleurs seront là, résultat : ceux qui n’ont pas de tickets se barrent et ceux qui en ont un se préparent pour qu’il n’y ait pas de perte de temps. On vire et on fluidifie dans la même temps, dans le même geste.

Que ce soient les rames ou les bus, les gens ou l’information, faut que tout circule sans arrêt dans les TCL. Et tout le monde participe, même à son insu, à ce processus sans fin d’optimisation. Pour savoir s’il faut rajouter des bus sur certaines lignes ou réduire la fréquences des navettes, les TCL se basent sur les statistiques des bornes de compostage [1]. La RATP (les TCL parisiens) a inventé un mot d’ordre publicitaire pour ses voyageurs qui résume bien cette philosophie de l’optimisation continuelle : « gardez le rythme ! » C’est-à-dire soyez toujours en mouvement, ne vous arrêtez pas. Effectivement, dès qu’on ne garde pas le rythme dans les TCL - mais c’est la même partout ailleurs - on se fait bousculer par les flux de voyageurs pressés, comme sanctionnés pour sa faible productivité dans la fabrication collective du flux. Un erreur devant l’automate et on se fait regarder de travers (« mais pourquoi il met trois plombes pour acheter son ticket, mais putain qu’il est lent ! »).

Les TCL, une sacré ambiance

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Devant la fraude, les TCL s’organisent. Pour ceux qui pratiquent le « petit train » (quand on colle le voyageur précédent pour passer avec lui avant que les portes automatiques ne se referment), les TCL disposent d’un logiciel qui calcule précisément le nombre de passages à chaque validation. Les contrôleurs peuvent donc être informés en temps réel de l’entrée de fraudeurs dans les stations. S’ils sont réactifs, ils peuvent théoriquement arriver et commencer à contrôler pour trouver « l’individu en plus » qui n’a pas payé [2]. Le logiciel permet aussi d’afficher des statistiques et savoir dans quelles stations la pratique du « petit train » est la plus importante, et donc d’envoyer plus de contrôleurs là-bas.

Certes « les transports en commun sont un dispositif du Capital pour nous déplacer du travail au supermarché, de la fac au stade, des lieux d’exploitation aux lieux de consommation » (brochure Transports en commun. Le guide pratique, 2006). Mais Kéolis n’est pas qu’une multinationale qui réalise des milliards de chiffre d’affaire, les TCL ne sont pas seulement une réalité économique. Pour ceux qui traversent quotidiennement les tunnels du métro, qui naviguent dans le tramway et ses effets sonores ouatés, les TCL sont aussi une certaine ambiance. Et il n’aura échappé à personne qu’en matière d’atmosphère, il y a sensiblement plus d’ambiance dans n’importe quel monastère du fin fond de la Creuse où les prêtres auraient fait vœux de silence que dans n’importe quel trajet quotidien dans les TCL.

Le contrôle omniprésent, les caméras et les bornes Técély qui enregistrent l’ensemble des trajets, les déplacements fluides des solitudes métropolitaines plongés dans leurs iPhones, la masse de gens serrée et le silence assourdissant : un voyage dans les TCL a toujours quelque chose de forcément glaçant quand on est pas subjectivement pris dans le dispositif – ou alors lorsqu’on s’aperçoit qu’on s’est acclimaté à vivre la ville et les TCL comme une habitude, sur le mode de la machine embarquée dans une activité répétitive. Et d’ailleurs quand je prends mon ticket à un automate, qui est l’automate ?

À l’inverse, voilà à quoi ressemblent des portions de territoires débarrassées du contrôle permanent, une situation où la fraude est la norme et où les fraudeurs font la loi. L’exemple est tiré des quartiers populaires marseillais il y a une trentaine d’années :

« L’ambiance est plutôt chaude dans les transports en commun de Marseille. Il s’y est vite instauré une complicité secrète entre les gens pour frauder. Le ticket de bus étant valable tout le long d’un trajet, ceux qui descendent donnent spontanément le leur à ceux qui montent ou à ceux qui dans le bus leur demandent – les gens qui refusent se faisant, bien sûr, insulter. Cette pratique courante, et pas seulement chez les jeunes, était régulièrement dénoncée dans les journaux locaux invitant les usagers à déchirer leur ticket à la descente. Mais au-delà du simple fait de se déplacer, il existe une communication clandestine dans les bus entre pauvres qui se reconnaissent sans se connaître. Certaines lignes, et surtout les services de nuit, sont des lieux de rencontre où l’on peut faire nombre contre les contrôleurs »
(La circulation des pauvres à Marseille et l’organisation policière du territoire).

Comme disait ce bon vieux Lénine, que faire ?

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Dans le cas précis des TCL et de leur racket légal, il y a deux manières possibles de réagir : la stratégie et la tactique. La stratégie est l’apanage de celui qui a un plan de bataille sous les yeux, de celui qui a des hommes sous son commandement, qui est en mesure de donner des ordres, de lire des tableaux statistiques, de prévoir et d’anticiper : stratégie managériale du directeur des ressources humaines, stratégie urbanistique de l’aménageur urbain ou stratégie militaire du général.

Face à cela, pour ceux qui ne veulent ni se laisser gérer ni se laisser croquer sans réagir, résister, sur un terrain qui n’est pas le leur, dans des circonstances difficiles et face à plus fort qu’eux veut dire user de tactiques. Pour nous qui n’avons pas (encore) d’armée sous nos ordres, qui parcourons quotidiennement des espaces aussi contrôlés, policés, vidéo-surveillés, bref aussi hostiles que ceux des TCL, esquiver les contrôles revient à employer quantité de tactiques, toujours locales, toujours changeantes. On ne réclame rien, et surtout pas des TCL moins chers et avec moins de pub, des TCL sans contrôleurs et plus écologiques, on ne travaille pas pour la municipalité, on a pas de goût pour la gestion. (D’ailleurs des transports en commun gratuits ne casseraient pas la puissante mécanique métro-boulot-dodo.) On a juste des techniques et des savoirs issus de nos expériences, et les moyens de les partager avec d’autres.

affaire à suivre...

collectif Face aux TCL - faceauxtcl(at)riseup.net

P.-S.

Note du collectif d’animation de Rebellyon.info : cet article est le premier d’une série de textes concernant les transports en commun lyonnais qui nous sont récemment parvenus, les autres seront publiés durant les prochaines semaines.

Notes

[1« Être muni d’un titre de transport validé fait partir du règlement du réseau mais c’est également un moyen d’évaluer les changements de flux de voyageurs et d’adapter l’offre de transport » (www.tcl.fr).

[2Dans le manga Ghost in the Shell, quand Nakamura, chet de la section 6, et le Dr Willis viennent faire évader le Puppet Master, un flic passe la vidéo de leur arrivée en boucle. Il remarque assez vite que la porte de l’ascenseur a mis trois secondes de plus que d’ordinaire à se fermer. Il en déduit qu’un individu avec un camouflage thermo-optique s’est lui aussi introduit dans les locaux de la section 9. La traque est lancée. Dans cette configuration, c’est la réalité qui rejoint la fiction, c’est-à-dire les TCL qui rejoignent Ghost in the Shell.

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  • Le 29 juillet 2014 à 02:48, par Guillaume

    Ben, sinon, rouler en vélo (et je parle de vélo, pas de veloV), ça permet de court-circuiter tout ça !

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