En hommage à « La Marche de l’égalité » de 1983, une nouvelle « Marche », partie de Marseille le 30 juin 2009, est sur Lyon le 7 juillet

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Malgré la grève de la faim de mars 1983 contre les violences policières, la création de l’association SOS Avenir Minguettes et les promesses des pouvoirs publics, le 20 juin 1983, Toumi Djaïdja a été blessé grièvement par la balle d’un policier. Sur son lit d’hôpital, il décida alors « Ce qu’il faut qu’on fasse, c’est une grande marche pour l’égalité et contre le racisme ! ». Partis à 30 de Marseille le 15 octobre 1983, cette idée rassembla le 3 décembre 1983 une centaine de milliers de personnes à Paris contre le racisme et les violences policières. Aujourd’hui en mémoire de cet évènement majeur, une marche symbolique est organisée par un groupe de jeunes et d’adultes de l’agglomération lyonnaise. Rendez-vous est donné le mardi 7 juillet 2009 après-midi et soirée devant le 42, rue Joliot-Curie à Villeurbanne ou pour marcher une étape avec eux.

Le quartier Jacques Monod, à Villeurbanne, est emblématique de cette histoire « en tension » : construit à l’emplacement de la cité Olivier de Serres qui a accueilli à la fois des rapatriés d’Algérie et des travailleurs immigrés maghrébins, ce quartier, voulu par la collectivité comme un renouveau d’un lieu à connotation très négative, a néanmoins construit son identité à partir de la mémoire d’Olivier de Serres, de la mémoire de ses habitants. C’est cette histoire, entre ici et là-bas, mais aussi entre ici et ici, dans cet espace temps qui a vu l’émergence des cités de transit et les grands projets de rénovation urbaine que se situe cette expérience collective autour de la place des jeunes issus de l’immigration dans la société française aujourd’hui.

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En hommage à la première Marche pour l’égalité et contre le racisme d’octobre 1983, une nouvelle Marche de l’égalité s’élance de Marseille le 30 juin 2009. Arrivée prévue à Paris le 13 juillet.
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  • MARDIJUILLET 2009 : MARCHE DE VIENNE À LYON
    Départ à 8h de la Mairie de Vienne

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  • LE PROGRAMME À VILLEURBANNE devant le local Jacques-Monod (42, rue Joliot-Curie) / anciennement quartier Olivier de Serres

14h à 17h :
« Croc’ jeux » animé par Farid Lahoua
(activités ludiques pour la famille)

18h à 19h :
Spectacles de Danse avec L’Ecole Nationale de Musique de Villeurbanne et la Chorégraphie d’Habiba Chergui.

19h à 20h30 :
Débats Publics en présence des anciens marcheurs : Toumi Djaïdja, Jamel Atalah, Fatima Mehallel, Nacera Dellal, Farid Lahoua, etc...
et des nouveaux marcheurs : Shem’s, Alexandra, Nabil, Claire, Anaïs, Mouloud, Linda, Patrick, Najib et Farouk.
Ces débats seront animés par Fouad Chergui et à la percussion par Momo « l’Americain du Bled ».

20h30 à 22h :
Concert avec :

- Nouiba (Musique Chaâbi)

- Experimental (Rap)

- Trijas (Rap)

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  • MERCREDIJUILLET 2009 : MARCHE DE LYON À VILLEFRANCHE
    Départ à 8h de la Place Bellecour
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    Renseignements : http://marche-egalite.com/
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Minguettes - mars 1983 - une formidable initiative des jeunes : la grève de la faim

A la veille des élections présidentielles de 1981, déjà, à Lyon, une grève de la faim dans l’église St Pierre de Vaise du jeune Ahmed Boukhouna, à laquelle s’était joint le prêtre Christian Delorme, et le pasteur Jean Costil avait permis l’arrêt des expulsions des jeunes. Par peur de la perte de voix pour Giscard, la suspension des expulsions de jeunes fut d’abord décidée par le ministre de l’intérieur Christian Bonnet pour permettre l’arrêt de la grève de la faim. Puis on introduisit parmi les catégories d’étrangers non expulsables dans la loi du 29 octobre 1941 sur l’entrée et le séjour des étrangers, les mineurs de moins de dix-huit ans et les étrangers nés en France ou arrivés avant l’âge de dix ans, sauf en cas de menace grave à l’ordre public.

Au lendemain des élections municipales de mars 1983 marquées par une surenchère raciste et sécuritaire qui fait le lit d’un Front national devenu pour la première fois une force politique nationale, une imposante descente de police aux Minguettes à Vénissieux investit au matin du 21 mars 1983 la tour 10 du quartier Monmousseau. Le local des jeunes est retourné sens dessus-dessous, et même des mères de famille sont molestées. C’en est trop !

Exaspérés par les harcèlements incessants et les violences de la part des policiers sur les personnes d’origine maghrébine des quartiers populaires, douze jeunes de la cité des Minguettes ont décidé de faire une grève de la faim dans la tour 10 de Monmousseau à partir du 28 mars 1983.

Voir : Le 28 mars 1983, des jeunes des Minguettes démarrent une grève de la faim contre les violences policières

« Nous espérons de la sorte que l’opinion et les pouvoirs publics comprendront que la volonté de violence n’est pas de notre côté » : cette action, les jeunes la veulent non-violente pour bien faire voir aux yeux de l’opinion publique que ce sont bien les policiers qui sont violents et non eux, les jeunes des cités, surtout après les étés chauds de 1981 et 1982 où les médias se sont acharnés sur eux, les présentant à tort ne sachant que faire des rodéos automobiles, brûler des voitures ou caillasser les flics.

S’il est vrai que dans les banlieues ouvrières, à Lyon comme ailleurs, avec les licenciements et les fermetures d’usines, le tissu social se délite de jour en jour et c’est le départ de nombreux habitants (sur 9200 logements aux Minguettes, 3000 étaient vides en 1983). Ainsi les jeunes « rouillent » au bas des tours, s’approprient caves ou appartements vides, et se débrouillent pour vivre. Le chômage s’installe dans les têtes et dans la vie. Mais ils en ont vraiment marre que leur mode de vie, auquel le système capitaliste les a acculé, soit criminalisé, que les médias les amalgament à de grands bandits et qu’ils soient sans cesse la proie de la police et du racisme.

Cette grève de la faim est vraiment une action tout à fait inattendue et les radios libres associatives naissantes s’en emparent. Un Lyonnais, d’ailleurs, dès le début fait la grève de la faim en solidarité et se joint au groupe des jeunes dans la tour 10 de Monmousseau pendant onze jours : il fait partie de Radio Léon, radio pirate lyonnaise sous Giscard, puis importante radio libre associative sous Mitterrand, carrefour de l’information militante à Lyon jusqu’en 1986. Par contre tous les autres médias traditionnels passent cette action, pourtant extraordinaire, complètement sous silence. Seul le journaliste Robert Marmoz, qui était à Libé-Lyon, passe une nuit avec l’ensemble des grévistes de la faim.

Lors d’une réunion ouverte dans l’école Léo Lagrange, les jeunes des Minguettes présents formulent des revendications concernant la police et la justice : arrêt du harcèlement policier permanent et des poursuites judiciaires consécutives aux événements du 21 mars 1983, création d’une commission d’enquête indépendante sur les “contentieux” avec certains policiers... En ce qui concerne le chômage des jeunes, ils font des propositions, avec l’aide de Michel Ganozzi, un militant très impliqué dans les quartiers des Minguettes, d’une participation à la réhabilitation de la ZUP : embauches de jeunes sur les chantiers, relogement des familles plutôt que la démolition des immeubles... Les grévistes de la faim créent aussi l’association SOS Avenir Minguettes, avec un des leurs, Toumi Djaïdja comme président.

Le lancement de cette grève de la faim, qui a duré une quinzaine de jours, c’était pour ces douze jeunes des Minguettes : lancer un cri d’alarme et attirer l’attention des pouvoirs publics. Cependant, si des milliers d’encouragements de toute la France sont parvenus aux grévistes de la faim des Minguettes, de la part du milieu militant, des MJC, des centres sociaux, les médias, eux, ont refusé d’en parler et le gouvernement socialiste, lui, n’a pas compris le ras-le-bol de ces jeunes. En effet un changement très net s’était opéré au sein du gouvernement en 1983 qui va jusqu’à renier les engagements de Mitterrand pris en 1981 : il enfourche désormais le cheval de Troie de la peur sécuritaire pour ne pas laisser ce terrain à la droite revancharde, en prenant comme bouc-émissaires notamment les jeunes d’origine maghrébine, et le gouvernement dit socialiste s’installe pleinement dans le système capitaliste.

D’ailleurs, le parti socialiste du Rhône, qui avait fait adhérer après 1981 des gens de tous bords, refuse expressément de soutenir les grévistes de la faim, associant tous les jeunes des quartiers populaires à des délinquants ! Seule la députée PS du secteur, Marie-Jo Sublet, opposée à cette ligne du PS, accepte de participer avec eux aux négociations. Mais, dans ce climat xénophobe, les autorités ne donneront qu’une réponse mi-chèvre mi-chou et se dépêcheront de ne pas tenir les promesses dès la grève de la faim terminée.

Été 1983 - l’idée de la Marche

Dans les quartiers des Minguettes, cette grève de la faim n’a pas suffi, car, peu de temps après, les policiers multiplient les incidents et s’acharnent encore plus sur ces jeunes qui ont pris cette formidable initiative. A quelques jours de la destruction spectaculaire d’une première tour à Monmousseau, la police fait une descente brutale dans le petit centre commercial et arrête Kamel, un des grévistes de la faim. Et le 20 juin 1983, un policier tire à balle réelle sur Toumi Djaïdja, alors qu’il était sur l’herbe près de son bâtiment, le blessant grièvement au ventre.

Et c’est sur son lit d’hôpital, que Toumi se demande quoi faire pour sortir de l’isolement et de la haine réciproque. Lors d’une discussion avec Christian Delorme, Toumi lance alors l’idée de « s’adresser à la France entière par une grande Marche », comme celle de Gandhi.

L’idée séduit d’emblée les jeunes des Minguettes, qui veulent démarrer la Marche sans attendre. Mais Christian Delorme leur demande un peu de patience, pensant qu’il vaut mieux prendre le temps de bien s’organiser. Les jeunes acceptent à contre-coeur et délèguent l’organisation à la Cimade de Lyon avec Jean Costil, ainsi qu’au MAN (mouvement pour une alternative non-violente), siègeant au CCO de Villeurbanne, où se trouve Jean-Pierre Lachaize, qui a aussi beaucoup aidé à l’organisation de cette manifestation historique.

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15 octobre - 3 décembre 1983 : La Marche pour l’égalité et contre le racisme

Le 3 décembre 1983 à Paris, cent mille personnes environ accueillent la Marche pour l’égalité et contre le racisme dans une ambiance de fête. C’est vraiment une émotion considérable d’entendre dans la sono ces jeunes des Minguettes, comme Toumi ou Farouk..., à une vingtaine de rues de la tour Montparnasse où ils se trouvent sur un podium, et nous annoncer que désormais la carte de 10 ans renouvelable automatiquement allait remplacer la carte de séjour d’un an, après leur rencontre avec Mitterrand.

Partie de Marseille, le 15 octobre 1983, avec 30 personnes dans l’indifférence quasi-générale, la Marche est peu à peu devenue un événement politique historique. Il sera considéré comme un acte fondateur pour la jeunesse des banlieues. A travers le pays, les jeunes issus de l’immigration mais aussi de nombreux Français se sont identifiés aux marcheurs. Désormais, ce ne sont plus seulement les enfants d’immigrés invisibles, mais bien des acteurs à part entière de la société française. Cette nouvelle donne va bouleverser la perception de l’immigration et redessiner le paysage politique antiraciste.

Des collectifs d’accueil se constituent dans plusieurs villes, avant et surtout pendant la Marche. On y trouve les associations de solidarité avec les travailleurs immigrés, les organisations politiques et syndicales, mais aussi beaucoup d’individus « inorganisés », souvent très jeunes, qui affluent, donnant des airs de happening improvisé et « affinitaire » à bien des étapes. Parmi les marcheurs, beaucoup se présentent comme de jeunes Arabes, et arborent le keffieh palestinien. De fait, leur nouvelle communauté d’expérience transcende les frontières entre deuxième génération d’immigrés de nationalité française ou étrangère et enfants de harkis, entre communautés, entre filles et garçons. Si la présence des filles d’immigrés a été remarquée, on n’a sans doute pas assez relevé que la dynamique interculturelle de la Marche est aussi passée par une recomposition intra-communautaire.

A Paris, le collectif jeunes qui centralise l’accueil sur la capitale, s’autonomise par rapport au cartel d’organisations de soutien et se transforme en « parlement beur ». Les militants antiracistes, davantage habitués à la figure traditionnelle du travailleur ou de leur alter-ego immigré, sont médusés par le débarquement inattendu de ces enfants d’immigrés à la verve bien française. Ils passent le relais, tout en s’interrogeant sur leur place dans un tel mouvement. Cette cure de jouvence in situ du sérail anti-raciste va permettre à la Marche et aux collectifs de se dégager des logiques d’appareils et des rhétoriques idéologiques.

À Marseille, le 15 octobre 1983, la première étape de la Marche, suivie par quelques jeunes de la radio libre marseillaise regroupant les associations d’immigrés Radio Gazelle et du journal Sans Frontière, est partie du quartier de la Cayolle où des meurtres racistes dont celui d’un enfant avaient eu lieu peu de temps auparavant. Et bien, à Marseille, ce matin-là, de très nombreux cars de CRS attendaient... les 30 marcheurs devant l’hôtel de ville en état de siège sur le Vieux-Port ! Le maire de Marseille n’est autre que le ministre socialiste de l’intérieur Gaston Deferre. Ce n’est qu’à partir de Valence, que peu à peu les municipalités PS ont accepté d’ouvrir les portes des mairies aux marcheurs. Le gouvernement a-t-il pensé par la suite qu’il valait mieux ne plus faire l’autruche et que ces marcheurs n’étaient peut-être pas que des délinquants ?... Voire...

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« Rengainez, on arrive ! »

C’était un des principaux slogans de la marche, à l’adresse des policiers et du gouvernement, car le principal objectif de la marche restait dans les têtes des jeunes des Minguettes de stopper ces harcèlements et ces violences policières incessantes « dans les quartiers impopulaires », comme aime à le rappeler Toumi. « Rengainez, on arrive ! », ce slogan avait été trouvé par eux, les créateurs de cet évènement prenant un tournant historique, et qui avaient été rejoints par d’autres marcheurs, et quelques marcheuses, surtout d’origine magrhébine, tout au long des dures étapes. En effet, ce n’est pas évident de parcourir autant de kilomètres à pied. C’est courageux, chaque matin, de continuer avec les orteils et les plantes des pieds complètement meurtris... et beaucoup d’espoir en chacun d’eux. « Il ne faut jamais lâcher l’affaire ! » disait encore Toumi, « Les racistes et ceux qui complotent contre nous, et veulent nous infliger que nous sommes inférieurs à eux, ne sont pas si nombreux que ça. Nous avons vu, au cours de la Marche, que beaucoup de gens ont réellement envie de vivre ensemble d’égal à égal. Nous y arriverons ! »

Ce sont donc les marcheurs qui décident et qui prennent la parole à chaque étape, davantage sur le mode affectif que politique. Craignant le risque de « récupération », ils interdisent banderoles et slogans jugés trop polémiques. Pour rassembler large, la Marche adopte d’ailleurs un profil revendicatif discret, dans l’espoir de voir la « France profonde » fraterniser avec la jeunesse issue de l’immigration ou des cités maudites.

Les médias, silencieux au départ, sont progressivement séduits par cette image positive et généreuse et ils commencent à en parler ; ils en rajouteront même. L’« âme missionnaire » et sa « stratégie des coulisses du pouvoir » de Christian Delorme sont contestées par certaines associations autonomes de jeunes issus de l’immigration, qui interpellent parfois rudement les marcheurs. Ces derniers, interloqués, feront le dos rond pour parachever leur périple, mais ils resteront en contact par la suite avec les partisans de l’auto-organisation.

De fait, il y aura plusieurs Marches dans la Marche, avec des préoccupations différentes. Il s’agit alors de se côtoyer sans s’exclure, mais aussi sans éviter le débat contradictoire. Sous une référence plutôt confuse à la « non-violence », les marcheurs expérimentent en réalité de nouvelles voies pour sortir d’une révolte épidermique et défensive. Ils s’affirment dorénavant comme acteurs citoyens dans l’espace public.

Et la recherche d’un consensus moral fait passer au second plan par exemple les revendications premières autour de la police et la justice, trop conflictuelles, rappelées néanmoins par des forums justice organisés dans la même période par des associations autonomes à Marseille, Vaulx-en-Velin, Nanterre et Levallois. Et la réalité se chargera de rattraper la Marche : la mort de Habib Grimzi, un jeune algérien défenestré dans le train Bordeaux-Vintimille, ainsi que de nouvelles exactions policières aux Minguettes, vont doper sa dimension revendicative.

A l’arrivée, les jeunes et les familles défileront aux côtés des marcheurs avec les portraits des victimes des crimes racistes et sécuritaires, en scandant « Égalité des droits, justice pour tous ».

L’interpellation morale de la société civile a aussi pour certains comme objectif de provoquer un examen de conscience du pays par rapport au racisme, un sursaut civique afin d’exorciser le syndrome de Dreux – où la droite traditionnelle, alliée avec le FN, a emporté la mairie lors d’une municipale partielle en septembre 1983. Françoise Gaspard, l’ancienne maire socialiste de Dreux, était d’ailleurs à Marseille parmi les 30 premiers marcheurs. Le front républicain, au-delà des clivages gauche-droite, est déjà en gestation. A l’arrivée, le gouvernement et des élus républicains des deux bords rejoignent en fanfare les marcheurs. Georgina Dufoix, ministre des affaires sociales, assure que de nouvelles mesures contre le racisme vont être prises. Le président Mitterrand reçoit les marcheurs à l’Elysée et annonce la création prochaine de la carte unique de dix ans pour les étrangers, (en remplacement des cartes de séjour et de travail), et « des mesures de principe pour que justice soit rendue aux jeunes victimes et à leur famille » (limitation des ventes d’armes, possibilité pour les associations de quartier de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes, etc...). En outre, le développement social des quartiers sera désormais considéré comme une priorité nationale.

Dans la foulée, après SOS Avenir Minguettes, une multitude d’associations de jeunes vont surgir dans les différents quartiers des banlieues, comme SOS Racisme, montée par Djamel et d’autres jeunes de son quartier à Aubervilliers, avant que cette association ne soit complètement récupérée par le PS. Mais, trois semaines seulement après l’euphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes et non-grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà le glas de l’idylle. Les marcheurs soutiennent les travailleurs immigrés licenciés, signifiant par là-même leur refus de jouer la division entre les enfants, accueillis à bras ouverts au sein de la République, et les parents O.S. virés par milliers des usines. Ils feront, après le succès symbolique de la Marche, un retour sur eux-mêmes et sur leur situation sociale. Et là, tout reste à faire... d’autant que, sur le terrain, le message politique du 3 décembre 1983 ne passe toujours pas. Ainsi Toumi Djaïdja, figure emblématique de la Marche, comparaîtra-t-il en octobre 1984 devant le tribunal correctionnel de Saint-Étienne pour des faits allégués de petite délinquance commis en... 1982. « Défavorablement connu des services de police et de justice », « meneur vedette des Minguettes », il sera condamné « pour l’exemple » à quinze mois de prison ferme et arrêté à la barre. C’est en prison, isolé, qu’il apprendra les pérégrinations d’une nouvelle Marche à mobylette, Convergence 84, et le lancement, sponsorisé par l’État et les médias, de SOS- Racisme. « Touche pas à mon pote », qu’ils disaient...

La Marche : quelle portée pour cet évènement considérable en France ?

La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 portait des revendications légitimes. Le gros problème, c’est que ces revendications sont toujours d’actualité, que les nouvelles générations de l’immigration peinent à les faire entendre vraiment, mais surtout que les pouvoirs publics refusent tout ce qui permettrait une société plus égalitaire. Les frontons "liberté - égalité - fraternité" ne sont qu’un leurre mensonger.

Quels sens peut avoir la commémoration de la Marche « pour l’égalité et contre le racisme », plus connue sous le nom péjoratif – attribué par les médias parisiens – de Marche des Beurs (Ce qui lui enlève surtout le côté revendicatif : en fait dans les médias dominants, on ne veut pas entendre parler du racisme, l’égalité on en veut pas.) ?

Cet événement appartient-il vraiment à une autre époque ou sommes-nous encore dans le même cycle politique et social, où les revendications de la Marche de 1983 n’ont toujours pas été satisfaites ? Force est, en tout cas, de constater que le schéma, ­désormais tristement classique, de la mort d’un jeune issu de l’immigration, où est impliquée la police, entraînant l’embrasement de sa cité se répète régulièrement depuis plusieurs décennies. Déjà en 1996, dans un ouvrage de référence, Violences urbaines (Hachette), les sociologues Christian Bachman et Nicole Le Guennec avaient recensé les révoltes dans les banlieues françaises et mis en lumière ce mécanisme bien rôdé. Et la liste est longue : Vaulx-en-Velin (1990), Mantes-la-Jolie (1991), Garges-lès-Gonesse (1994), Nanterre (1995), Dammarie-les-Lys (2001), sans oublier celles de 2005…

Avec cette Marche, qui débute le 15 octobre 1983 à Marseille et se termine en fanfare en réunissant près de 100.000 personnes à Paris, c’est en effet une figure politique quasi inconnue qui acquiert pour la première fois une visibilité devant l’opinion publique : la « deuxième génération d’immigrés ». Devant le succès de la Marche, les médias s’en emparent en la dénomment rapidement « Marche des Beurs », ce qui réduit son caractère politique. Les marcheurs revendiquent au contraire leur appartenance à la société française et exigent, face aux crimes racistes et à la violence de la police, la reconnaissance de leurs droits de citoyens. Nombre de ces jeunes font là leur premier pas dans une démarche collective et revendicatrice. Quelques-uns sont toutefois plus politisés (notamment certaines filles), ayant fréquenté les milieux autonomes (et féministes) issus des années 1970. Mais ce qui les rassemble tous est d’abord la volonté de prendre la parole à la première personne, ainsi qu’une certaine méfiance vis-à-vis des organisations politiques ou antiracistes qui, par le passé, se sont souvent exprimées en leur nom. C’est la force et la nouveauté de cette initiative : l’affirmation de ces jeunes en tant que sujets politiques autonomes.

Professeur de sociologie à l’université de Metz, ayant il y a peu codirigé (avec Abdellali Hajjat) un ouvrage sur l’histoire des luttes de l’immigration en France au XXe siècle [1], Ahmed Boubeker faisait partie à l’époque d’un comité de soutien de la Marche près de Lyon. Pour lui, cette aventure a véritablement marqué le passage d’une époque à une autre : « La Marche a permis à la société française de prendre conscience de sa dimension multiculturelle. Un peu comme Mai 68 avait transformé les mentalités vis-à-vis de la jeunesse. C’est donc, je crois, un événement de portée symbolique majeur pour la fin du XXe siècle en France. » Socioéconomiste, membre des Indigènes de la République, Saïd Bouamama [2] a lui aussi soutenu l’entreprise depuis la région de Lille et partage la même analyse : « La Marche pour l’égalité et contre le racisme a été le premier moment d’expression de cette deuxième génération de l’immigration post-­coloniale, avec d’abord la revendication de la citoyenneté. Le plus important fut sa dimension d’auto-affirmation, même si l’on craignait déjà les récupérations politiques. » Après leur arrivée à Paris, même s’ils sont fiers d’être reçus à l’Élysée par un président Mitterrand qui prend de court ses conseillers en octroyant la carte de résident de dix ans automatiquement renouvelable, les marcheurs ressentent ce risque d’instrumentalisation qui, entre autres, motive leur désir de poursuivre la lutte. Ce sera Convergence 84 : cinq trajets à mobylette convergeant vers Paris en passant par de nombreuses cités du pays… « La seconde marche, en 1984, avait une couleur politique beaucoup plus extrême gauche, reconnaît Ahmed Boubeker, qui participa à l’organisation du départ de Marseille via Lyon, alors que le PS, vu le succès de l’année précédente, avait essayé de nous approcher. » En vain. Toutefois, parmi les 60 000 personnes présentes au rassemblement à l’arrivée, organisé symboliquement place de la République à Paris, un petit groupe vend des badges en forme de petite main, avec l’inscription « Touche pas à mon pote ». C’est le début de SOS Racisme, que Farida Belghoul, l’une des figures de Convergence 84, qualifie de « rouleau compresseur, vu les énormes moyens qu’ils ne vont pas tarder à obtenir ». Contactée par Julien Dray et Harlem Désir, qui lui proposent la présidence de l’association qu’ils sont en train de monter, elle refuse catégoriquement « de devenir la beurette de service de SOS », mais comprend vite que les médias et les politiques n’auront plus d’yeux que pour cette nouvelle association, dont on sait aujourd’hui, notamment grâce aux mémoires de Jacques Attali, alors conseiller de François Mitterrand, comment son lancement fut préparé au plus haut niveau de l’État. Et, après son discours très applaudi ce 5 décembre 1984, où elle mettait justement en garde les participants contre la confiscation de leur parole à peine conquise, observant les quelques vendeurs de petites mains, Farida glisse à Ahmed Boubeker : « Tu vois ces gens-là, c’est eux qui vont nous récupérer »…

De fait, le slogan de SOS Racisme induit l’idée d’un protecteur qui prend la parole pour protéger son « pote ». Un « pote » qui aura de moins en moins voix au chapitre. La lucidité de Farida Belghoul ne sera pas démentie. « Avec ma position dans Convergence, j’aurais pu faire carrière. Mais j’ai refusé et me suis retirée pour devenir prof en banlieue dans un lycée professionnel. Ma place est là : enseigner aux jeunes les plus défavorisés. » Constatant combien leur situation s’est, depuis, aggravée, elle a récemment décidé de s’engager à nouveau en créant une association, REID, « Remédiation éducative individualisée à domicile », qui lutte contre l’illettrisme en très forte hausse parmi ces jeunes. Depuis la canalisation de leurs revendications par SOS Racisme – qui réunit plusieurs centaines de milliers de personnes à Paris en juin 1985 –, on peine à voir éclore une expression nouvelle, à la première personne, de ces nouvelles générations. Comme l’écrivait Abdellali Hajjat (dans son ouvrage avec Ahmed Boubeker), par rapport aux années 1980, « le contraste avec les révoltes de 2005 est saisissant. Alors qu’il s’est agi des révoltes les plus massives de l’histoire des banlieues françaises, force est de constater que leur débouché politique semble introuvable ». Pour Ahmed Boubeker, la situation apparaît pire qu’il y a vingt-cinq ans : « Alors que les problèmes sont souvent les mêmes, avec la police ou sur le marché du travail, les jeunes issus de l’immigration post-coloniale aujourd’hui sont encore plus éloignés de leurs racines. Ils ne se sentent pas vraiment français ni vraiment “beurs”. À cela, s’ajoute une absence quasi totale de connaissance des luttes du passé. » Et le sociologue de souligner, dans un ouvrage récent [3], la nécessité impérieuse et urgente de la réappropriation de cette histoire : « C’est le préalable de la reconnaissance : se reconnaître soi-même comme enraciné dans une lignée, comme héritier putatif d’une expérience de l’histoire dominée »…

Notes
[1] Histoire politique des immigrations (post)-coloniales. France 1920-2008, Amsterdam, 320 p., 19 euros (cf. Politis, n° 1012).

[2] cf. son dernier livre : La France. Autopsie d’un mythe national, Larousse, 224 p., 17 euros.

[3] Les Guerres de mémoires. La France et son histoire, Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), La Découverte, 336 p., 20 euros. N. B. : Le film Douce France, la saga du mouvement beur, de Mogniss H. Abdallah (80 min., 1993), sera projeté le 5 décembre à 19h30 à la librairie Ishtar, 10, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris.

P.-S.

(sources :
- témoignages de participants à la grève de la faim de Monmousseau en 1983 et à la Marche de l’égalité et contre le racisme
- texte de Mogniss Abdallah
- Politis, 4 décembre 2008)

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