Nous vivons réellement l’économie de la catastrophe, il n’y a pas de doute et je ne crois pas qu’il soit opportun de se s’étendre sur des démonstrations qui sont sous les yeux de tous.
J’en viens donc au fait : achevée la lecture de « la lettre ouverte aux survivants » [1], il m’est apparue éclatante la faiblesse de cette prospective qui se dresse comme un autel salvateur contre la catastrophe en cours. Alors que tout va à la dérive, comme par enchantement, nous nous préparons à accueillir dans le sein fécond de l’histoire le germe d’une nouvelle (la énième) société. Cette fois ce ne sera pas une société mercantile, mais une société « du don », ce ne sera pas une démocratie représentative mais « subjective ». Au-delà de cette dernière définition – qui personnellement me donne la chair de poule, comme quelques descriptions qui en sont déduites- c’est l’inconsistance globale d’une telle utopie qui laisse un sentiment de vacuité.
La base même du discours repose sur une abstraction : d’où viendra ce nouveau monde ? Du surgissement de la volonté de vivre !? Je n’y crois pas. Il n’y a là que la reproduction du leitmotiv, cher à l’idéologie situationniste et en particulier à Raoul Vaneigem [2], pour qui le vieux monde s’écroulera face à l’affirmation du subjectif, du plaisir, de la plénitude de la vie…Mais ce sont là des concepts, de l’abstrait, ce ne sont pas les dynamiques matérielles et sociales desquelles jaillissent les changements. C’est l’idéologie qui a accompagné, dans les années 1960 et 1970, le mouvement révolutionnaire radical. Et, je m’avance, je pense qu’une grande partie de cette idéologie est fille de l’optimisme technologique dominant dans ces années, même lorsqu’on n’y adhérait pas ouvertement.
Aujourd’hui autocritiques et réflexions sont urgentes. Quelles sont les dynamiques sociales et humaines, vivantes et palpitantes, les entrailles de ce monde putride au sein desquelles peut se former la force en mesure de le renverser ? ( « la force » est encore – si je ne suis pas gâteux- le levier de toute chose, révolte des opprimés comprise, alors que la « La lettre ouverte aux survivants » semble nous dire que la société du don germera d’elle-même, sans besoin de violence, mieux encore, dans la gaieté…). Ce sont ici les questions centrales, auxquelles je n’ai pas de réponse prête, mais sur lesquelles je crois qu’il est nécessaire de réfléchir. Je crois qu’il est un peu superficiel de les liquider en proposant de nouveau les schémas d’une idéologie en fin de compte progressiste et surannée : la volonté de vivre résoudra tout, en surgissant elle réalisera le plaisir et abolira l’esclavage de l’homme et de la nature. Sincèrement, sans ironie, je n’ai pas encore compris ce qu’était cette volonté de vivre, ni pourquoi elle devrait surgir hier, aujourd’hui ou demain. En somme, mon impression est que l’on a préféré partir de l’intouchable théorie situationniste (ou mieux de la " pensée VANIGEM " ), y greffer un peu de décroissance, un peu de « MAUSS [3] », un peu de d’environnementalisme, disons le ainsi, pour la mettre au goût du jour.
Je ne dis pas que cela soit une infamie, et cela dit chacun fait ce que bon lui semble, mais je crois qu’il est plus fécond de renverser la perspective : chercher à comprendre les modifications du réel, en distinguer les fissures et en percevoir les rumeurs et les craquements autour de nous, pour s’y confronter et remettre en discussion nos catégories et nos certitudes.
Ceci dit, il me semble important de situer de manière plus réaliste le décor dans lequel devrait faire irruption ce « projet de décroissance agréable et bachique ». Parce que, je serais sûrement taxé de pessimisme apocalyptique, mais je sens que, pauvres de nous ! , nous devrons faire les comptes, dans un futur proche, avec bien d’autres « plaisanteries » : nous nous trouvons face à une humanité qui, pour une bonne moitié, grandit dans la haine, assoiffée de vengeance. Des générations entières, les prochaines, sont quotidiennement nourries de massacres, de bombes, de poisons industriels, de viols, de déportations, de faim, de camp de concentration… et ne voient pas l’heure de la délivrance. Les privilégiés du premier monde de leur côté, ne renonceront pas spontanément à leurs privilèges dont les coûts humains et environnementaux commencent à être facturés, avec les intérêts. Tout tourne.
Le scénario le plus probable- et qui pour certains de ses aspects a déjà commencé, mais qui peut toujours empirer- est celui de la guerre civile totale à l’échelle planétaire. Dans ce contexte, le continuel appel à la naissance festive « du jeu de l’amour et de l’amour du jeu qui s’apprêtent à humaniser le monde », concepts rebattus dans les pages de « la lettre ouverte aux survivants », me semblent dissonants. En somme, ces forces sur le point d’humaniser le monde et de réaliser le bonheur, où sont elles ? Qui sont elles ? A mon avis elles manquent de réalité (à moins que, Dieu nous en préserve !, il ne s’agisse de « La volonté de vivre libres, prêts à une révolte sociale fraternelle qui se fonde sur l’unité dans la diversité : [cette volonté ] a été et reste la seule modernité dont on devrait démocratiquement rendre le monde héritier », comme nous le lisons à la page 66. L’idéologie « eurocentrique » et les réminiscences inquiétantes de cette affirmation ne méritent pas plus amples commentaires).
Ici, nous sommes au beau milieu d’une guerre civile, avec des perspectives pour l’espèce humaine, et pas seulement elle, qui n’ont jamais été aussi apocalyptiques. Il ne s’agit même plus de choisir entre la guerre et la paix, il s’agit de voir quelle direction prendra le conflit, quelle part nous y prendrons et ce que nous pouvons faire. On m’accusera de ne pas « croire dans mes désirs », mais je suis convaincu que ce sera le cadre de l’éventuelle prochaine révolution sociale, le déchaînement des passions délétères. Nous, ici, nous devons être prêts, nous devons nous équiper. Les jeux de l’amour bien sur !
Dernière observation : la question de « l’autoproduction » ou mieux de « l’autonomie ». En occident, nous vivons dans la dépendance totale d’un système technologique qui se situe en dehors de notre contrôle et qui est d’une fragilité impressionnante. Il suffit de penser à ce qui peut advenir dans nos métropoles (qui deviennent toujours plus monstrueuses et bondées), au moment d’une calamité, même partielle.
Pensons à la NOUVELLE ORLEANS, à ce que peut être la panique de se trouver piéger dans des cages sur des kilomètres de ciment, avec des vivres qui s’épuisent… c’est un cauchemar à faire pâlir « Le peuple de l’Abîme [4] » . Nous n’y réfléchissons jamais assez : nous sommes comme des poulets en batterie, si le flux d’aliments s’interrompt le scénario est celui du collapsus. Nous sommes une société de handicapés.
Face à une telle dépossession un mouvement révolutionnaire en occident doit poser parmi ses priorités problématiques la défense et la reconquête de l’autonomie, matérielle et alimentaire notamment. Nous pouvons la nommer autoproduction, si l’on veut, mais l’optique dont elle est inséparable est celle de la guerre civile. Qu’aurait été la guérilla partisane sans les approvisionnements de la montagne, d’une économie de village qui en constituait l’arrière ? Aujourd’hui, à mon avis, parler d’autoproduction et de libération des espaces de vie et de liberté n’a de sens que dans cette optique : celle de s’assurer ces espaces d’autonomie, de construire ces arrières qui serviront à l’ouverture d’un front interne en occident (porter la guerre à la maison disaient les Weathermen face à la guerre US au Vietnam). Espaces dans lesquels, bien entendu, il soit possible de vivre le mieux possible en attendant… Souvent, d’ailleurs, c’est justement le manque de moyen, d’instruments, de lieux, de force matérielle, d’énergie qui constituent des limitations et consacrent la résignation ; de cela aussi la dépossession et le contrôle des métropoles est responsable ; s’assurer les positions desquelles commencer la bataille et rentrer, est non seulement vital mais c’est aussi un incitation ultérieure pour lancer les assauts.
Là est l’importance de l’autoproduction, dans le sens d’espaces soustraits au contrôle, lieu de réappropriation des moyens et du savoir faire : pour éviter que le sacro saint désir de gratuité et d’autonomie, au lieu d’armer la résistance, ne prépare l’installation dans des ghettos neo-hippies , post-punk ou autres. Le discours est ancien, ce que l’on a et ce que l’on conquiert doit être protégé bec et ongles, cela n’est pas discutable. Cependant, il est aussi vrai que, comme le montrent les dernières décennies, souvent ce patrimoine – que ce soit un centre social, un jardin potager, une coutume - devient un ghetto dans lequel on s’enferme, une idéologie à défendre…, et l’arme se transforme en fardeau. C’est vrai l’équilibre est précaire, la frontière incertaine et parfois la traverser est inévitable. C’est justement pourquoi il est important de ne pas perdre le cap, en se remettant toujours en cause, en s’interrogeant sans répit sur le sens et la portée de ce que nous faisons.
Ces brèves notes, sans prétention, se voulaient une contribution à un telle confrontation.
Un lecteur survivant (Pepi) Piémont, 16 novembre 2007
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