Lettre ouverte à la couturière de Venaus : « le Lyon-Turin ne passera jamais ! »

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No Tav 1 complément

Le 8 décembre, notre 8 décembre, je me souviens d’une famille qui, une fois les sandwich déballés, a commencé à manger, fidèle à l’engagement de déjeuner sur les prés de la Venaus libérée. Dans l’air, on sentait encore l’odeur âcre des lacrymogènes.

L’année dernière, lors du premier anniversaire de la reconquête de Venaus, lors de l’assemblée qui s’était tenue au QG, Claudio Cancelli se souvenait d’avoir attendu longtemps face à la clôture en se demandant comment ça allait se terminer. A côté de lui, il y avait une dame avec son petit manteau et son petit sac qui, à un certain moment, sortit des ciseaux et commença à couper le plastique orange de l’enclos. S’apercevant du regard interrogatif de son voisin, elle expliqua qu’elle était couturière et que les ciseaux, elle les avait amenés au cas où ils puissent servir. C’est exactement à ce moment-là que Claudio comprit que la partie pouvait être gagnée.

Devant la clôture abattue, devant le terrain grouillant de banderoles no tav et tandis que les hommes de troupe étaient déjà loin, ce jour-là à Venaus, pour un bref instant, beaucoup d’entre nous sont restés immobiles. Immobiles face à l’intense émotion, presque incrédule, d’y être arrivé.

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Dès l’enfance, on nous apprend que l’on doit respecter l’autorité. Par amour ou par force. Fut un temps, cette explication s’accompagnait d’une certaine dose de branlée parentale. Aujourd’hui, peut-être la télé suffit-elle. Les rebelles perdent et finissent toujours mal : qui ne baisse pas la tête paiera de sa personne. Ce récit est le pilier principal de la domination qui nous voudrait toujours timorés, incapables de penser et de décider, incapables de nous rebeller parce que prisonnier de l’étau de la peur.

Il arrive quelque fois que quelqu’un lève la tête et commence à réfléchir, à parler avec son voisin, à faire une assemblée, à descendre dans la rue pour que la faiblesse se transforme en force, pour les temps changent et que l’histoire ouvre un nouveau chapitre.

Quand cela arrive, les puissants font tout pour diviser et épouvanter, afin de reprendre le contrôle, parce que les affaires sont les affaires et qu’on ne peut permettre à personne de se mettre en travers.

C’est l’histoire de ces deux dernières années, une histoire qu’on voudrait re-parcourir ensemble pour faire en sorte que ce 8 décembre ne soit pas embaumé dans la rhétorique et que la révolte redevienne une chose vivante, espérance, lutte, projet d’un monde différent de celui dans lequel nous sommes forcés de vivre.

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On a eu face à nous des géants. Et on les a vaincus. Depuis ce jour-là, depuis le 8 décembre 2005, le mouvement no tav est devenu point de référence pour tous ceux qui dans ce pays se battent pour un environnement plus sain, pour des relations sociales plus justes, pour une pratique politique de l’agir à la première personne en refusant les chèques en blanc et les logiques politiciennes empreintes de manière irrémédiable de volonté de conquête et de maintien du pouvoir.

Accusés d’être des nimby (not in my backyard – pas dans mon jardin) ne s’inquiétant que de leur jardin, nous avons démontré que notre jardin, c’est le monde entier, nous avons dévoilé la fausseté de la rhétorique du progrès et de l’intérêt général, rhétorique qui cache des intérêts bien particuliers, des intérêts de porte-feuille, de profit à tout prix. Nous avons exigé la sauvegarde des biens communs, de la terre, de l’eau, de l’air, mais surtout, nous avons repris en main la faculté de décider qui nous avait été retirée par la politique des puissants pour retrouver la politique au sens de participation directe de tous.

Nous avons fait peur, parce que face à la violence et à l’occupation militaire, nous avons érigé des barricades, fait des grèves et des blocages, parce que nous ne nous sommes pas arrêtés au Carrefour des Passeggeri et que nous sommes allés au-delà en contournant la police, en descendant la montagne, en détruisant les barrières.

Une barrière physique mais aussi symbolique. Parce qu’en le faisant, nous ne nous sommes pas demandés si ce que nous faisions était légal parce que nous savions que c’était légitime, parce que nous savions que ce que le gouvernement appelait ordre était seulement le désordre de qui défend le droit d’un petit nombre au saccage et à la dévastation de notre territoire, de notre vie, de notre futur.

Ils n’ont pas réussi à nous arrêter par la force, ils ont alors cherché à le faire par la ruse, par la mêlasse, par le temps qui passe.

Deux mois plus tard, commençait la mascarade olympique : lumières, sponsors millionnaires, affaires. Et, bien sûr, son lot habituel de destruction de l’environnement, de chantiers inutiles et nuisibles, d’ouvriers morts et aussitôt oubliés.

Après le 8 décembre, le gouvernement décréta la trêve, une trêve qu’il avait intérêt à stipuler pour faire en sorte que les JO puissent se dérouler dans la vallée no tav. L’histoire ne s’écrit pas avec des Si, mais nous sommes encore convaincus que le mouvement a perdu une précieuse occasion d’effacer le tav du futur de cette région du Nord Ouest.

Les administrateurs locaux qui, au lendemain de la révolte, acceptèrent à Rome la trêve avec le gouvernement ont commis une erreur très grave puisqu’ils offrirent à la bande Berlusconi une porte de sortie alors que ce dernier se trouvait dans une impasse dont il n’aurait pu sortir que par l’emploi massif et violent de l’armée dans la vallée. Vous imaginez les troupes d’occupation placées dans les villages de la Val Susa sous l’œil attentif des télés du monde entier venus retransmettre les olympiades ? Pas même Berlusconi et sa clique de délinquants et va-t-en-guerre ne pouvait se le permettre. Ce fut une erreur de ne pas le comprendre et de perdre ainsi une occasion unique. Mais les erreurs servent aussi à apprendre si on y réfléchit et si on en tire un enseignement.

Peut-être les administrateurs locaux qui firent ce choix pensèrent-ils que le temps était notre allié, que la naissance de l’observatoire dirigé par Virano représentait un moyen honorable de faire passer des mois et mêmes des années en bavardages.

Tandis que l’Observatoire grattait du papier, le gouvernement est passé de la bande Berlusconi à la bande Prodi qui s’est empressé de mettre le lyon-turin parmi les 12 points cardinaux de son programme. Une priorité à réaliser à tout prix.

Mais l’Observatoire dirigé par le multiforme Mario Virano, devenu entre-temps commissaire extraordinaire pour la réalisation du chantier, ne devait-il pas, au moins, évaluer l’utilité de la nouvelle ligne ?
Si le gouvernement avait déjà pris sa décision, à quoi servait un organisme dont la fonction aurait du être celle d’aider les décideurs à décider ?

La décision des administrateurs de la Val Susa d’aller de l’avant à tout prix a créé une fracture dans le mouvement entre les gens et les institutions locales.

Comment oublier ce long après-midi devant le siège de la communauté de communes où nous, le mouvement du train barré, amassés dehors, et dedans, les maires et Mario Virano à qui on avait ouvert les portes de la Vallée ?

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Comment oublier le déploiement de police qui défendait la villa Ferro ? et comment oublier cette sale soirée, peu avant la réunion de la table ronde, avec les maires à l’intérieur et nous dehors. Au milieu, la police. Nous voulions savoir ce qu’ils étaient en train de faire en notre nom mais nous n’avons obtenu aucune réponse sinon celle – arrogante – que l’époque des assemblées entre les administrateurs et la population était révolue. Peut-être étions-nous allés trop loin, peut-être avions-nous pensé pouvoir décider à la première personne sur des questions qui ont trait à notre futur ?

Le 13 juin de cette année, les maires désignés se sont rendus à Rome pour la Table ronde. Le jour d’après, les journaux et les agences de presse ont écrit qu’un accord avait été trouvé entre le gouvernement et les populations locales pour la réalisation du tav et que, à la lumière de cela, un financement serait demandé à l’union européenne. Lors de l’assemblée du 19 juin, les maires nièrent mais n’envoyèrent de démentis ni au gouvernement ni aux médias. Syndrome du « gouvernement ami » ? encore l’illusion que le temps joue en faveur de ceux qui font traîner les négociations ? difficile à dire. Certains administrateurs se sont offusqués parce qu’ils retenaient que l’on mettait en doute leur bonne foi. Ce n’est pas notre intention de mettre en discussion la bonne foi de quiconque, surtout de qui a participé de longue à la lutte même dans les moments les plus durs. Toutefois, plus qu’un droit, c’est un devoir de soutenir énergiquement que le choix de faire partie et de rester au sein de l’observatoire, hier et encore plus aujourd’hui, est une erreur.

Le gouvernement a demandé et obtenu de Bruxelles les financements pour le Turin-Lyon en prétendant avoir l’appui des population locales : l’observatoire est la feuille de chou avec laquelle la bande à Prodi défend ses mensonges. Mais la feuille de chou peut très bien devenir un linceul, et même un suaire si elle tombe entre les pattes des médias asservis par les lobby du ciment, liés doublement au gouvernement comme à l’opposition, aujourd’hui comme hier, tous unis dans la lutte pour nous imposer un choix qu’on ne partage pas.

Les 32000 signatures recueillies avec passion et engagement, par de longues heure de travail volontaire, maison par maison, foire par foire, marché par marché, consignées ensuite à Strasbourg, Rome, Bussoleno, Nice ont été dissimulées par les médias, ou réduites au rang de mauvaise habitude.

Il est temps de dire clairement ce que tous savent désormais : l’unique fonction réelle de l’Observatoire est celle de fournir un alibi à qui soutient (en mentant et en sachant mentir) que les populations intéressées sont prêtes à accepter le tav, que les variations du tracé dont les journaux font grand cas ont l’assentiment du plus grand nombre, que la question est désormais celle du « comment ». Il n’y a plus que les irréductibles pour s’y opposer, les malade d’idéologie, ceux qui sont contre, toujours, et de toute manière. Qui sait s’ils savent que nous sommes encore tous, irrémédiablement, irréductiblement, malades du goût pour la liberté que nous avons conquis avec nos mains, avec nos pieds, mais surtout avec la conviction tenace de nos têtes et de nos cœurs ?

S’ils ne le savent pas, ou s’ils feignent de ne pas le savoir, il est temps de reprendre les chaussures de montagne et de le leur montrer à notre manière : gentille mais ferme.

C’est ce que nous avons fait le 20 juin quand, après un envoi de SMS et de mails, nous nous sommes retrouvés très nombreux sur les routes de Chiomonte pour dire à tous que le Tav n’est pas passé à Venaus et ne passera pas non plus à Chiomonte. Personne n’en a parlé ? Nous, nous le savons : nous connaissons notre force et notre détermination.
Nous devons aller de l’avant, sur notre route avec tous ceux qu’il y aura, avec la conscience que ce que nous avons aujourd’hui, nous l’avons gagné par nous même, sans déléguer personne, en nous représentant nous-mêmes, en transformant la politique, de sale jeu de pouvoir en libre exercice de la comparaison et du choix, par le bas, chaque jour.
Ces jours-ci, 70 administrateurs ont aussi envoyé leur signal en disant qu’il est grand temps que la dangereuse farce de l’Observatoire soit abandonnée.

Il est temps, aujourd’hui, alors que tous nous donnent pour vendus, faibles, divisés, de démontrer que leur jeu ne fonctionne pas, et que, même, nous sommes prêts pour nous engager sur la voie de la réapropriation de la chose publique, contre le tav et contre les tir, ainsi que contre toutes les autres questions qui ont trait à notre vie.

Certains, les syndicats cogestionnaires, ceux-là même qui ont vendu notre tfr, ceux-là même qui ont signé ce terrible accord sur le welfare, posent le chantage à l’occupation. Sur ce terrain aussi, il est temps de l’ouvrir, clairement et fortement. Dans une Italie où la précarité est la règle et où le chantage est quotidien, il s’agit de mettre fin à la précarité et d’entreprendre des actions positives pour nous tous. Dans les chemins de fer, les restructurations des vingt dernières années ont supprimé des dizaines de milliers de postes de travail. Dans ces mêmes années, les incidents mortels se sont multipliés et le service aux personnes s’est constamment détérioré. Dans le domaine de la construction, combien sont les maisons et les édifices publics encore bourrés d’amiante ? le moment est venu que le mouvement pose à son tour son propre chantage occupationnel, en exigeant que les ressources gâchées par les grands chantiers soient destinés à la sécurité des trains et des maisons. Pour cela, il faudra beaucoup de travailleurs. Pour cela, il faut un mouvement uni dans sa manière de dire NON, solide dans ses Oui encore plus forts.

Notre bien le plus précieux, c’est l’autonomie, l’autonomie vis-à-vis du cadre politique, de quiconque gouverne en notre nom, quiconque choisit pour nous : c’est un bien précieux à sauvegarder, un bien qu’ils sont en train d’essayer de nous enlever par la peur et la ruse.

En 2005, la peur a changé de camp, les forces du désordre ont dû s’en aller. Nous avons résisté aux matraques et à la police, nous pouvons résister aux pièges de tant de politiciens qui voudraient bien nous voir rentrer à la maison, dissoudre les assemblées, les comités, la coordination. Ce sont nos lieux, des lieux qui nous ont vu croître, il ne tient qu’à nous de les faire croître encore, en multipliant la participation, en ne se dérobant pas à la confrontation, en ayant bien en tête que la diversité des points de vue est une richesse et non pas une limite, parce que les uniformes vont bien aux marionnettes et aux soldats, et non à des hommes et des femmes libres.

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C’est pourquoi, en ce deuxième anniversaire de la libération de Venaus, en ce jour où, il y a tant d’années, à la Garde, un pacte fut fait entre les résistants, il est bon de se souvenir que nos racines sont solides, que la résistance continue chaque jour, et que, quand c’est utile, il faut se mettre en travers pour que la route soit barrée mais que la voie s’ouvre.
La couturière de Venaus, nous en sommes sûrs, a toujours dans son sac les ciseaux pour couper la clôture.

Le tav ne passera jamais !
Le Lyon-Turin ne passera jamais !
Non au tav ! Autogestion !
Contre toutes les nuisances !

Comité no tav de Turin,
décembre 2007

Proposition d’une rencontre pour s’y mettre vraiment avec les gens du côté de Lyon :

Mardi 5 février 2008 à 19h à La Luttine
(91, rue Montesquieu Lyon 7e - m° Saxe)

Qu’on se le dise, pour enfin faire corps avec les gens qui résistent de si belle façon du côté de Turin !

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  • Le 8 janvier 2008 à 07:11, par mandrin

    je vous laisse cette traduction de seconde lettre à Dolcino et margherita comme contribution si vous voulez la publier c’est important.Deuxième lettre de Dolcino et Margherita
    aux Valsusains en lutte, à leurs compagnes et compagnons

    Chers Valsusains rebelles,

    Nous avons décidé, en parcourant de nouveau ce sentier escarpé qui suspend le temps historique, à retourner en votre compagnie.
    Nous avons entendu parler des différentes initiatives qui se sont déroulées récemment, dans de nombreuses parties d’Italie, pour rappeler notre lutte et notre mort sur le bûcher il y a environ 700 ans. Si tant d’attentions, après des siècles de censures et de calomnies, nous fait certainement plaisir – en particulier durant ces heures du jour où l’on ressent fortement la présence du monstre de la mélancolie-, nous devons toutefois nous plaindre de certaines tentatives de nous aplatir dans des innocentes pages culturelles de magazines ou de nous enfermer dans les salles d’un musée. En fait, nous ne nous préoccupons pas trop de ces nouveaux guet-apens, nous qui nous nous sommes sauvés de tant d’autres. Nos coeurs vagabonds sont ailleurs, dans les lieux de résistance, là où la pratique est vrai et réactualise la signification profonde, invariante, de nos efforts.
    Pour cela, nous saluons chaleureusement votre rencontre de Venaus, où vous parlerez durant trois jours « de sorcières et de bandits, d’hérétiques et de paysans insurgés et du fil qui noue les luttes d’hier et d’aujourd’hui ». Et vous danserez, avec les musiciens des vallées alpines, et vous boirez joyeusement. Et il y aura qui vocifère et qui s’abreuvera aux yeux de biche de l’aimée. (ndt : et l’aimé ?)

    Vous en avez fait du chemin, montagnards têtus, en un an et demi. Vos fortins , vos assemblées bondées et vos barricades ont apporté un peu partout des bouffées du vent chaud de la révolte. Il n’y a pas un projet de mort et de dévastation environnemental – qu’il s’appelle base militaire, incinérateur, usine à gazéifier, bretelle d’autoroute ou décharge- qui ne voit un regroupement d’êtres humains se dresser pour affirmer : « Nous ferons comme au Val Susa ». L’exigence était dans l’air depuis longtemps, trop longtemps ; ce qui manquait n’étaient ni les livres brillants, ni les analyses profondes, mais la plus simple des bonnes nouvelles : « On peut le faire ».
    L’ennemi, comme on pouvait le prévoir, n’est pas resté là à regarder. Après les insultes et les coups de matraques de la droite, sont arrivés les flatteries et les marchandages de la gauche. Les flatteries étaient mensongères et les marchandages, des escroqueries. Mais l’illusion d’avoir un « gouvernement ami » s’est dissoute rapidement, comme les glaciers sous la pression de la pollution et des changements climatiques. Le décalogue du servile et sinistre caméléon – que sont les « douze points » du Bolognais qui vous gouverne- a fonctionné à l’envers, révélant à tous les trucs de la politique institutionnelle. Amenez les drapeaux du parti depuis le rassemblement des « retraités combattants » de Borgone, une nouvelle légèreté a donné des ailes à la lutte. A Vicenza, Bolzano, Bassano, à Serre, et Aprilia… vous avez su vous unir avec tant d’autres expériences, renouant les fils de la solidarité et de l’auto-organisation.
    Un beau pacte de secours mutuel, nom antique pour indiquer la tension retrouvée à la fraternité, a été la graine et le fruit de tant de rencontres. Un pacte qui vous a poussé à occuper des lignes de chemin de fer, à louer des autobus, à voyager entre villes et vallées, à raconter et apprendre. Sans élaborer une heureuse intuition !- aucun programme, ni créer aucune structure fixe avec ses hauts parleurs, ses déclarations tonitruantes, ses propositions raisonnables pour « mettre de l’ordre dans une porcherie », comme a écrit le poète.
    En vous unissant dans ce pacte, vous avez réussi là où nous avons échoué, empêchés par les conditions défavorables de notre époque : à prendre la route qui conduit à la généralisation de la lutte. Nous sommes morts fiers mais isolés, la majeure partie de la population étant alors encore intégrée dans les cadres du système féodal, qui liait le paysan à la terre et l’artisan à la corporation. Un bien autre destin vous attend, à votre époque qui, dans le crépuscule du monde industriel, entrevoit la fin potentielle de la civilisation du pouvoir et des marchandises.
    Les tentatives pour faire entrer furtivement la politique de la délégation et du compromis n’ont pas manqué et ne manqueront pas. Pas moins de la part des institutions locales que de ce qui est appelé mouvements. Le vieux monde est toujours en embuscade. Et il a des instruments assez puissants. En un jour il peut faire croire – dans son univers de fantasmes- qu’un accord s’est finalement trouvé avec les populations locales pour déplacer ici ou là le parcours du train funeste. Mais la belle et chaotique soirée de Bussoleno est là pour répéter une vérité trop simple et directe, selon toute évidence, pour les esprits retors et ambigu des gouvernants et des courtisans : ici on ne passe pas.
    Il y en a tellement qui aimeraient vous arracher un programme. Dans sa simplicité, un des « programmes » les plus sensés a été exprimé dans une boutade par un de vos compatriotes âgés dialoguant avec un jeune subversif : « Je suis à la retraite. Pour moi, il y a seulement le potager et les luttes ». Le potager et les luttes… Si nous ajoutons la créativité et l’amour (a-mors : enlèvement de la mort), cela ne vous semble-t-il pas un beau projet de vie ?
    Les campagnes sont aujourd’hui réduites à des étendues de hangars industriels, hypermarchés, multisalles, lignes électriques, bretelles et échangeurs d’autoroutes, parkings et tant d’autres choses, dans une continuité de ciment et d’asphalte qui unit une ville à l’autre enlevant de l’espace à la vie, dans la misère toujours égale d’un hinterland sans fin. Et la nourriture est désormais quelque chose qui pousse de manière mystérieuse et jette des oeillades luisantes sur les rayonnages du supermarché. Dans un monde pareil, se cultiver un potager est une bouchée d’oxygène et d’autonomie, une reprise de contact avec la terre qui nous nourrit, l’allusion pratique à une activité humaine qui utilise de manière consciente et avec grâce, les instruments dont elle a besoin et conserve le sens de ses gestes. Un jardin collectif dans un presidio, ensuite, dessine un espace antique et neuf à habiter, fait de tant de « OUI » qui poussent avec leurs tendres bourgeons à l’abri d’un grand « NON ».
    « Des personnes en embuscade de l’avenir », ainsi un écrivain exilé définissait les personnes effrayées. Peut-être, dans les petits espaces de liberté arrachés et cultivés se vit une embuscade différente du futur : une promesse de bonheur. Potagers et luttes, donc. L’enracinement et le voyage. Le souci du connu, l’ouverture expérimentale vers l’inconnu.
    Quelques siècles après notre départ nous avons compris beaucoup mieux quel a été l’enjeu de la guérilla que nous avons menée ensemble aux campagnards et aux montagnards. La répression brutale qui suivit notre défaite – prolongée par une violente et pluriséculaire agitation des soutanes, des toges, des potences et autres instruments du massacre et de la terreur – annonçait un monde d’empire et d’argent. Durant un tournant historique décisif – s’il vous plait, ne souriez pas maintenant du ton inspiré de nos paroles – nous nous sommes battus pour quelques possibilités aux détriments d’autres.
    L’histoire, en fait, n’est pas l’inéluctable trajectoire d’un train, comme l’affirme l’idéologie dont se drape un faux progrès qui n’est rien d’autre qu’une volonté arrogante de substituer à la puissance de la vie le pouvoir de l’abstraction et du calcul, en premier lieu économique, et qui se traduit en une substantielle régression de l’humain et en une cruelle domination sur toute la nature.
    L’histoire est un bois enchevêtré d’où partent tant de sentiers. Nous voulons parcourir celui des communes et non celui du pouvoir centralisé, celui de la solidarité et non celui de la compétition, celui de l’équilibre et non celui de la bureaucratie lointaine et impersonnelle. Nous habitons et nous défendons une contre-société, un contre-monde.
    D’autres sentiers ont prévalu, transformés peu à peu en routes asphaltées puis en gigantesques autoroutes, si nombreuses et envahissantes qu’elles ont fait disparaître aux yeux de l’âme tous les autres chemins, devenus forcément marginaux, utopiques, jusqu’à les rendre inexistants. Quelqu’un a écrit que le progrès ne détruit jamais autant que lorsqu’il construit. Une terre de ruines, en fait, suggèrent d’autres vies, d’autres histoires, une autre mémoire. Une étendue de centres commerciaux, au contraire, congèle le passé et, dans le cours d’une génération, elle s’impose comme la destinée normale d’un territoire, sa seconde nature, la plus véritable. Pour cela, tant de vos contemporains n’ont pas eu d’objections aux trains à grande vitesse. Ayant accepté toutes celles qui l’ont précédé et préparé, ils notent à peine une nouvelle calamité industrielle, comme sur un corps décomposé l’on ne note plus les cicatrices. Ce que tous désormais perçoivent est seulement un besoin obscur et impérieux d’air.
    Face à une collectivité dépendante, désagrégée, gaspilleuse et rendue peureuse, vous avez mis en morceaux la routine et avez fait émerger une grande inconnue : l’expérience. Après des années et des années passés dans l’isolement, chacun à perdre sa vie pour la gagner – comme nous vous écrivions déjà dans notre première lettre-, en éteignant les téléviseurs, en luttant et en vous parlant directement, vous avez évoqué d’autres histoires, d’autres mémoires, en introduisant le possible passionnant dans un monde de nécessités éculées. Ainsi, après le train détesté, vous avez commencé là, de vous-mêmes, à mettre en discussions les aciéries et la seconde voie de l’autoroute, en vous unissant en même temps à toutes les autres luttes qui, ailleurs, cherchent à arrêter d’autres menaces, d’autres désastres.
    Pour cela, les gouvernants et les industriels commencent à avoir peur. Ils savent que chaque blocage de chantier en prépare un autre et, renversant l’ordre de la passivité et de la résignation, il introduit une nouveau ratio. S’il est complètement logique, selon la raison instrumentale, d’accepter une nuisance parce que rien ne s’est fait pour empêcher les précédentes, alors cela commence à devenir aussi logique, selon la raison humaine, qu’après avoir défendu l’autonomie dans un lieu, elle soit défendue ailleurs.
    « On ne peut pas dire toujours et seulement NON », braillent en continuation vos ennemis. N’en soyez pas étonné, c’est dans l’ordre des choses. En fait, ces gens là n’apprécient qu’un type de réponse : « Oui chef ». Mais qui dit « OUI » au train fou du progrès ne dit-il pas forcément « NON » à tout le reste ? En transformant les vallées en « couloir » pour les marchandises et pour une poignée de leur fonctionnaires de haut rang, on contraint tous les autres êtres humains à vivre dans les débarras/cagibis.
    Le progrès offre, comme les dépliants de vacances organisées – autre calamité que la bonne fortune nous épargne-, un paquet « tout compris ». Pour ceci un ancien pêcheur breton, en lutte ensemble à tant d’autres compagnons contre une centrale nucléaire, interviewé par un journaliste sur les raisons d’une opposition si infatigable, répondait : « Je me bats parce que je ne veux pas finir dans un HLM d’une ville ». Il n’évoquait pas les raisons les plus immédiates de la lutte –les risques pour la pêche et donc pour son métier, ou bien la pollution de l’air-, mais plutôt quelque chose apparemment lointain : une vieillesse solitaire, consumée dans l’enfermement d’une cellule urbaine. Voilà, ce pêcheur avait deviné avec lucidité le contenu entier du paquet offert par le progrès et par ses radiations, il l’avait rapidement refusé, sans même ouvrir l’emballage.
    A échéance régulière,les journaux télé et la presse, informent un public déprimé et abruti sur les risques d’ « infiltrations violentes et terroristes » dans votre lutte et dans d’autres similaires. Si la langue italienne n’était pas aussi outrageusement violentée, par « terrorisme » on devrait comprendre l’usage sans discernement de la violence. Mais avez-vous jamais entendu un journaliste consciencieux définir de « terroriste » le gouvernement qui bombarde d’entières populations civiles ? L’histoire, de ce point de vue, n’a pas beaucoup changé. Nous aussi, à notre époque, avons été appelés voleurs et violents par qui perpétrait au nom de l’orthodoxie religieuse, de grands vols et de féroces massacres. A tout ces gens,nous voulons ici rappeler que Christ, à son retour, châtiera les impies avec un bâton en fer. Quant aux infiltrations, il est beaucoup plus sage de se préoccuper de qui se glisse dans vos rangs pour vous vendre ensuite aux banquets préparés de la politique.
    La sérénité têtue avec laquelle vous vous êtes soustraits aux jeux truqués continue à préoccuper les ministres, les intrigants et les policiers. Ils ont remarqué, leurs seigneurs, que le lynchage orchestré avant la manifestation de Vicenza a seulement fait augmenter le nombre de bus des Valsusains solidaires… Et maintenant s’approche le moment dans lequel, même dans la cité d’Or de Palladio, il faudra faire comme à Seghino et sur les champs enneigés de Venaus : empêcher tout début de travaux.
    Sept cent ans ne passent pas en un souffle. Et pourtant le temps se contracte et se dilate de manière vraiment merveilleuse. Si en août 1300, à un mois de la condamnation au bûcher du cher Segalello, nous avions écrit une lettre aux frères Apostoliques, aujourd’hui nous avons d’autres frères à qui écrire. Et nous avons appris avec un élan de joie qu’il y a peu de semaines une lettre d’inspiration analogue à la notre a été envoyé du Bauernführer Michael Gaismair aux gens du Tyrol et du Trentino en lutte contre la Grande Vitesse.
    « Saisir l’occasion » avait l’habitude de répéter, il y a environ une quarantaine d’années, un révolutionnaire noir depuis de secrets Etats-Unis. Vos occasions de liberté et de résistance saisissez-les avec résolution, très chers frères, parce que la vie est brève et les sentiers les plus impraticables se referment rapidement. Mais, dans la guerre contre le Temps qui a appris à apprécier la lenteur sait de quel train descendre, et quand [...].

    De nulle part, sur la fin d’août deux mille sept

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