Qui sont les anarchistes ?

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Etude sociologique (ach !). On y parle un peu de Lyon.
(commentaires en fin d’article.)

Cet article, pour plus de lisibillité, a été mis en valeur par l’équipe de REBELLYON. Mais on peut le retrouver au sein de son site original MONDIALISME.ORG ici :

QUI SONT LES ANARCHISTES ? Noir, rouge et vert

Les libertaires ne vivent pas non plus sur une autre planète, dans un autre monde.

Ils font des enfants et travaillent comme tout le monde ou presque. Néanmoins, au travers de leurs réponses, on peut remarquer que divers milieux se croisent. Cela va de l’artiste qui travaille pendant de longues journées dans son atelier loin de tous, au paysan qui vit dans un terroir semi-désertique de la campagne française ; de ces révoltés urbains vivant en communauté, à ces étudiants qui, dans les universités, trouvent à la fois le savoir institutionnel mais aussi des copains leur faisant connaître des auteurs qui ne sont toujours pas inscrits au programme scolaire.

Et pourtant, certaines réponses nous informent qu’on peut connaître les idées libertaires parfois au collège (pendant le cours d’instruction civique en cinquième, comme a répondu un jeune employé de 26 ans), ou au lycée (par mes professeurs d’histoire, ainsi que l’a indiqué ce fonctionnaire des PTT de 39 ans) ou enfin à l’université, où il y a parfois un prof de philo ou de sociologie qui fait connaître les idées et les auteurs anarchistes, aux élèves. La lecture de ces réponses nous permet en fait de restituer une image qui, à défaut d’être exhaustive, est quand même proche, me semble-t-il, de ce qui est en réalité la pratique et la vie quotidienne des libertaires aujourd’hui : un ensemble, bouillonnant, hétérogène, bavard, sensible, excentrique, militant, curieux, responsable, autrement dit un être humain sensible et réfléchi, selon les termes utilisés par un jeune cuisinier de 27 ans pour résumer ce qu’est selon lui un anarchiste.

Cette diversité s’exprime non seulement dans les lectures indiquées plus haut, mais aussi par leurs sensibilités politiques. En effet, la liste des groupes politiques, des mouvements sociaux non libertaires dont ils se sentent proches est très longue. D’Amnesty International à La Libre Pensée. D’Act-up ! au CIRC (mouvement pour la légalisation du cannabis). Des squats à la Ligue des droits de l’homme. Des écologistes mais pas la tendance Waechter, plutôt les verts quand ils sont d’extrême gauche, aux situationnistes. De l’extrême gauche marxiste révolutionnaire aux mouvements de libération sexuelle. En effet, il semble qu’il y ait là une partie de ce peuple d’une gauche libertaire, écologiste et « révolutionnaire » . Même s’ils sont nombreux à n’adhérer à aucune organisation libertaire, mais aussi à aucune autre organisation ou association non libertaire (34 réponses sur 140, ce qui est en effet un nombre important).

Ces derniers sont-ils pour autant des individualistes dans le sens traditionnel du terme ? Pas forcément, même si une personne dit adhérer au MMM (Moi-Même Mouvement), et d’autres de se sentir proche d’aucun mouvement politique. Or, parmi elles, il y a soit des personnes ne participant à aucune organisation anarchiste spécifique non plus, soit des personnes pour qui au contraire, l’appartenance à un groupe anarchiste semble être suffisante. La diversité libertaire, on la retrouve aussi dans les manifestations auxquelles ils participent. En effet, ils vivent dans une optique d’engagement constant, comme ce militant de la Fédération Anarchiste Francophone (FA) affirmant participer à toutes les manifestations et à toutes les activités organisées par les anarchistes.

Mais ils sont aussi présents dans la rue lors des nombreuses manifestations, à côté de la gauche et l’extrême gauche. Dans l’année où ce questionnaire a circulé (mars 1995-mars 1996), ils ont participé aussi à des manifestations écologistes, contre les essais nucléaires, ou au col du Somport contre la construction du tunnel. Ils ont été présents ou organisateurs de manifestations antifascistes, pour l’avortement, contre l’exclusion, contre Pasqua (lorsqu’il était ministre de l’Intérieur), ou encore pour soutenir les luttes au Chiapas, la liberté en Algérie, le droit au logement, etc. Ils/elles se déplacent pour participer à des manifestations mais aussi aux colloques et aux nombreuses conférences et débats (ou projections vidéos suivies de débat) organisés par les collectifs libertaires sur des thèmes aussi divers que l’espéranto, la médecine alternative, la révolte psychédélique, la science et l’anarchie. À propos de ces débats, la liste est très longue. Ce qui représente, en réalité, un nombre incalculable d’heures de discussion.

À Lyon, par exemple, la librairie la Gryffe et la Plume noire (la librairie gérée par des membres de l’Union locale de la FA) organisent plusieurs dizaines de débats par an. Mais, parmi les libertaires ayant répondu au questionnaire, il y en a aussi une dizaine indiquant n’avoir participé, ces dernières années, à aucune manifestation, ni à aucun débat. Parmi ceux-ci, il y a des personnes ayant milité quelque temps activement à la fin des années 60 et au début des années 70. Aujourd’hui, ils continuent de montrer un intérêt, un attachement pour les idées libertaires mais il se concrétise surtout à travers la lecture de quelques livres, de journaux, et/ou par des relations amicales plus ou moins suivies avec des militants ou des personnes continuant à fréquenter le milieu. Enfin, mêlées aux autres anars il se peut que dans des moments exceptionnels, ils/elles participent à des manifestations importantes comme, par exemple, celles de décembre 95, contre la venue du Pape, etc.

Les réponses reçues à nos questions semi-ouvertes nous montrent un mouvement non dogmatique. Pourtant, des positions dogmatiques ou sectaires demeurent et peuvent se lire entre les lignes de quelques-unes d’entre elles. Par exemple, à la question : Quel est le groupe, l’organisation libertaire dont vous vous sentez le plus proche, une militante répond : Mon organisation me suffit. Et c’est la même réponse qu’on obtient à la question concernant les groupes non libertaires. S’il n’y a pas de pensée monolithique, mais une pensée exprimant un large pluralisme, il y a quand même quelque chose qui semble être, pour une grande majorité de libertaires, le fait marquant dans l’histoire de ce mouvement. En effet, 80 d’entre eux citent l’Espagne de 1936 et, sous-entendu, ou parfois explicitement, les collectivisations, et surtout l’histoire de l’anarcho-syndicalisme dans ce pays. Mais il y a aussi d’autres types de réponse à cette question. En effet, 20 personnes citent la Commune de Paris, 16 Makhno et 15 Mai 68. Moins nombreuses sont les réponses indiquant les débuts de la révolution russe, les débuts du syndicalisme en France, Kronstadt, la propagande par le fait (Ravachol, Bonnot, Vaillant), Sacco et Vanzetti, Spartacus, la Ruche et un ensemble hétérogène qui va des mouvements Dada et surréaliste à Zapata. De l’expérience de la monnaie franche à Liguière en Bercy (en 1958) au Printemps de Prague, ou encore à 1789, etc. Mais il y a aussi 11 personnes ne donnant aucune réponse. Diversité, donc, mais aussi reconnaissance du rôle important joué dans l’histoire de l’anarchisme par les mouvements anarcho-syndicalistes et la mythique révolution libertaire de 1936 en Espagne.

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Anarchistes Espagnols

Cette diversité d’opinions s’exprime davantage par rapport à l’histoire récente du mouvement libertaire. Tout d’abord, il y a une majorité de non-réponses qui indique qu’il est toujours nécessaire d’avoir du recul pour pouvoir juger si un événement récent est un fait marquant dans l’histoire (ce qui relève souvent plutôt de notre imaginaire que d’un constat réel.) Néanmoins, 18 réponses indiquent que cet événement est Mai 68. À noter, à ce propos, que pour certains c’est déjà un fait historique, comme on l’a vu plus haut, tandis que pour d’autres c’est encore de l’histoire récente, et cela indépendamment de l’âge de ceux qui ont fourni cette réponse. Puis, parce que l’histoire au présent, l’histoire récente est aussi une histoire en devenir, il y a 16 personnes signalant que, pour eux, c’est le Chiapas qui symbolise le fait marquant dans l’histoire libertaire contemporaine. Mais, cet enthousiasme pour ce qui se passe depuis 1994 dans cette région du Mexique, n’est-il pas dû à une certaine envie de retrouver ailleurs ce qui semble impossible de vivre ici ? Pour d’autres époques récentes, nous aurions eu probablement des réponses indiquant comme fait marquant, le renouveau du Sandinisme au Nicaragua, ou l’apparition de Solidarnosc en Pologne. Cela m’amène à penser que ce choix est plutôt lié à un rapport de sympathie, de solidarité immédiate, de sensibilité vive qu’ont ces êtres sensibles, qu’à une analyse et observation critique qu’on ne peut faire qu’avec du recul.

Ajoutons à cela que, pour 11 d’entre eux, il n’y a aucun événement représentatif dans l’histoire récente du mouvement libertaire. Moins nombreuses sont les réponses retenant que ces faits marquants sont le développement des squats , la scission de la CNTF , les manifs anti-CIP au printemps 1994, l’école Bonaventure, Action directe et l’obtention du statut d’objecteur de conscience. Enfin, il y a 37 réponses à classer dans les divers, puisque sont cités pêle-mêle Baader-Meinhof, Chomsky et les débats politiques aux USA, la révolte des Indiens Papous de l’île de Bougainville, Marco Pannella et le Parti radical italien, la forte présence des anars dans la manif du 25 novembre 1995 pour le droit des femmes et l’investissement des anars dans le mouvement social de novembre-décembre 1995 et, enfin, citons encore cet autre fait marquant dans l’histoire récente du mouvement libertaire selon une de nos réponses : les mères de la place de Mai en Argentine.

Quand l’idéal type est « Personne »...

Mais alors, s’ils ne se mettent pas d’accord sur un événement marquant de l’histoire récente, comment pourront-ils s’accorder sur la personne incarnant l’idéal type de l’anarchiste ? Cette question, qui pour quelques-uns représentait une question piège, révèle en effet un malaise, quasi une révolte qui transparaît à travers des réponses signalant que l’idéal type est une idée absurde, contradictoire même avec l’idéal anarchiste. J’espère, écrit une jeune militante, que pour tous ceux qui ont répondu au questionnaire, cet idéal type n’existe pas. Mais si vraiment il faut donner des noms, comme ont souligné certain-e-s en préambule à leur réponse : en voici quelques-uns. Mais, avant tout, il faut souligner que sur les 140 réponses reçues, 37 affirment que l’idéal type anarchiste est personne, ou qu’il est contradictoire avec l’idée d’anarchie, tandis que 16 personnes ne répondent pas à la question.

Dans la liste de noms fournis par les autres le plus cité, naturellement, est Bakounine ! Non ! Ce n’est pas lui ! C’est Louis Lecoin qui arrive en tête, suivi par un moi ironique, ou contestataire. Puis, ce qui peut paraître un paradoxe, vu le petit nombre de femmes ayant répondu au questionnaire, c’est Louise Michel qui est choisie, par 6 hommes et 1 femme ! Relevons encore ce qui semble être une contradiction, un paradoxe dans le paradoxe. En effet, c’est le sous-commandant Marcos, révolutionnaire post-moderne qui utilise le fax, la cagoule, la pipe et la mitraillette, qui talonne la communarde du siècle dernier. Dans le peloton avec quatre préférences chacun, on trouve Proudhon, Durruti, Makhno, Malatesta, Bakounine (le voilà !), mais aussi Brassens avec sa guitare et son gorille, May Picqueray et ses 80 ans d’anarchie, puis encore Ferré et Marius Jacob avec trois préférences, Socrate, Cohn-Bendit, Emma Goldman. Parmi les autres réponses, il y a aussi avec deux préférences pour Florence Rey et Audry Maupin (mais par provocation, est-il écrit dans une des deux), ainsi que pour Guy Debord, Berneri et Reclus.

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LOUIS LECOIN : rassemblement quotidien lors de sa grève de la faim pour l’objection de conscience en 1962

Bref, on ne peut plus varié et moins discipliné que les anarchistes ! Bien entendu, il faudrait citer toutes les réponses pour apprécier cette variété de noms qui vont encore de Freud à Puig Antich. Cependant, vu que bon nombre de réponses indiquent plusieurs noms à la fois, les réponses à cette question, ainsi qu’à toutes les autres doivent être lues avec précaution. En réalité, je pense que grâce à elles, on obtient plus un état d’esprit, une photo floue, une image en mouvement (un mouvement en images ?), que la photo de classe des anarchistes de la fin des années 1990. Ceci dit, à partir de ces 140 libertaires qui vont de ce jeune homme de 15 ans, de Metz, qui a connu les idées anarchistes par la lecture chez ses parents, à Marie-Christine, retraitée de 79 ans et animatrice du CIRA à Lausanne, qui les a connues par des livres et des journaux qui lui ont été adressés par un ami anar, on peut néanmoins se faire une idée de ce qu’ils sont et de ce qu’ils représentent, sans pour autant utiliser leurs réponses pour en tirer des conclusions définitives.

Je souhaiterais que ces données nous permettent surtout d’envisager de poursuivre des recherches, ainsi que la réflexion sur qui sont les libertaires aujourd’hui, que font-ils et quel est leur imaginaire. Néanmoins une des choses qu’on peut d’ores et déjà souligner, c’est que le rôle de la culture est extrêmement important, voire que c’est l’élément essentiel par lequel ils deviennent anarchistes, mais aussi à travers lequel ils expriment leurs idées. Que ce soit par des petits groupes, individuellement ou grâce à leurs organisations, les libertaires se rendent visibles dans le quotidien principalement par leur presse, l’édition, les débats, les interventions dans des radios associatives, et les rencontres et colloques dont ils sont à l’initiative.

Ainsi à partir de notre enquête, on retient que 44 personnes disent que la rencontre avec les idées libertaires s’est faite par les livres, la presse, les fanzines, les librairies. Pour 30, un premier contact s’est établi lors de manifestations, dans des squats, ou tout simplement par le biais d’affiches, de tracts, etc. Comme on l’a déjà dit, une dizaine d’entre eux ont été influencés par le rock alternatif, mais aussi par Ferré, Brassens, Renaud, etc. Il y en a, enfin, qui l’ont été par les amis au lycée et à la faculté. Cette influence dérive aussi par le capital culturel détenu par la famille, tandis que pour d’autres c’est justement la réaction contre les idées de leur famille qui les a pousser vers l’anarchisme, y compris dans le cas où, par exemple, les deux parents sont tous les deux professeurs et communistes. Pour certains d’entre eux-elles, enfin, ce sont des histoires particulières, la réaction au service militaire, la psychanalyse, le surréalisme qui leur ont permis de découvrir les chemins anarchistes.

Ce qui semble néanmoins déterminant dans cette rencontre, c’est une démarche progressive et personnelle que l’on constate chez les jeunes, mais qu’on retrouve, par exemple, aussi chez ce retraité de 61 ans qui est arrivé à l’anarchisme depuis seulement quelques années. Le fait marquant dans son cas, a été : la bataille que j’ai menée, contre mon passé communiste. Pour me dire anarchiste, il a fallu lutter contre moi-même pendant deux ans. C’était comme si mon passé, mon éducation me retenaient par la manche in extremis. Mais finalement, concluait-il, les arguments développés dans des ouvrages que j’ai lus ont été les plus forts. Ce resserrement progressif, noté par ce psychiatre de 59 ans, et cette conscience progressive, indiquée par cet enseignant de 31 ans, semblent être plus déterminants que des événements précis pour de nombreux libertaires et leur approche au mouvement et/ou aux idées anarchistes.

Ces événements marquants sont eux aussi d’origines diverses, cela va de Mai 68 (encore et toujours lui ! cité 11 fois) à l’antimilitarisme, d’un reportage vidéo sur les Sex Pistols vu à la télé, à l’affaire Sacco et Vanzetti pour une personne n’étant pas encore née à l’époque des faits. D’autres libertaires indiquent, d’une manière générale, que l’élément déclencheur à été la constatation de l’injustice sociale, la participation à des manifs antifascistes ou l’anticléricalisme, mais aussi la réaction provoquée par l’arrivée de la gauche au pouvoir, Tchernobyl et Malville, le monde du travail et ses luttes, et enfin pour cet employé publicitaire de 40 ans : la séduction d’un certain romantisme révolutionnaire.

Ajoutons les réponses de ces deux libertaires, sans profession, habitant les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. Elle (25 ans) indique que l’événement marquant, c’est la vie, mais aussi Pasqua, le mouvement étudiant de 1986, l’école, les crimes racistes et les bavures policières, le logement, la guerre du Golfe, etc., un souvenir... l’assassinat de Pierre Goldman. Pour lui (26 ans), ce sont les luttes des squats, tous les romans des épopées makhnovistes, des anarcho-syndicalistes américains, ou autres camarades espagnols, le mouvement étudiant de 1986, Pasqua, la lutte des squatteurs à la Croix-Rousse.

Vidéo sur le POINT MOC, squat des pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, en 2000

Comme on l’a vu jusqu’à présent, c’est dans des termes différents, sur des sujets différents qu’ils trouvent l’inspiration, les références, ou des motifs concrets pour s’engager dans les chemins libertaires. Cet ensemble d’idées et de manifestations nous donnent ainsi une image polychrome des libertaires, ces êtres bouillonnants comme la vie elle-même, et de leurs activités. Vouloir, à partir de ces éléments, dégager une seule tendance ou privilégier celle-ci au détriment de celle-là, avoir un parti pris, nous conduirait inévitablement sur une fausse route.

Les libertaires d’aujourd’hui ne représentent pas un parti politique, mais bel et bien un ensemble, chaotique peut-être, mais vivant, et souvent généreux. En écrivant ces lignes, j’ai en tête cette petite caricature publiée par le mensuel Alternative Libertaire (Belgique), montrant un insoumis et son petit drapeau noir, un être minuscule défiant un militaire herculéen et bardé à la Rambo. C’est un peu comme ce fameux Chinois qui, son sac à provision à la main, faisait face à un char de l’armée à l’époque de Tienamen. L’image des libertaires est composite, complexe et ne peut être cernée facilement. Il faut aller la chercher là où elle se niche. Tâche difficile, puisqu’il ne s’agit pas d’y aller comme va un ethnologue dans le métro, où d’aller vivre pendant quelque temps comme les Indiens. Pour en saisir toutes les nuances, il faut être avec eux, parmi eux, les côtoyer dans leur quotidien, et surtout se débarrasser des mythes et des légendes que beaucoup d’observateurs, sincères ou non, ont tricoté sur ce peuple contestataire et rebelle.

Mais, pour accomplir cette tâche, pour les observer, pour les comprendre, il faut aussi ôter les lunettes bicolores, un verre noir et l’autre rouge, celles du sociologue partidaire. Une tache d’autant plus difficile puisqu’il reste à faire ce travail de démystification nécessaire face aux récits révolutionnaires des militants, récits colportés de génération en génération pour se donner du courage quand la réalité n’est pas celle qu’on voudrait qu’elle soit. Kultur über alles.

Mais en attendant d’approfondir les questions concernant l’imaginaire des libertaires, voyons maintenant quels sont les moyens qui leur semblent les plus aptes au développement de leurs mouvements. Pour 44 d’entre eux, le futur du mouvement est lié aux débats, à la presse, aux livres, à la vidéo, à l’informatique, à Internet, à la culture. Car il faut faire connaître davantage les idées anarchistes à ceux qui n’en ont que cette image superficielle donnée par les grands médias lorsqu’ils affirment, par exemple, que l’anarchie règne au Rwanda, ou en Albanie, Russie, Congo ou encore dans tel ou tel autre pays en ruine.

Cette volonté de réfléchir et ce regard lucide sont bien présents dans certaines réponses à notre questionnaire. Par exemple, celle de cet étudiant de 41 ans qui pense que, pour développer les idées libertaires, il faut remettre en cause des dogmes fondateurs, il faut trouver un équilibre entre la pratique et la théorie, et la capacité à débattre et à interroger toute la société. Pour 20 personnes, il faut participer aux mouvements sociaux et au syndicalisme. 15 libertaires ont répondu qu’il faut développer les micro-organisations autogérées et alternatives (l’exemple de l’école Bonaventure est cité à ce propos plusieurs fois).

Mais, il faut aussi renforcer les organisations spécifiques pour 8 militants et, enfin, développer le réseau, le relationnel, faire des fêtes. Enfin pour ce RMiste de 30 ans vivant dans une grande ville, tous les moyens sont bons, des plus anodins (style tracts) jusqu’aux luttes beaucoup plus radicales : agir/action directe. Action directe pas forcément violente comme il est signalé par d’autres, mais plutôt des coups médiatiques, la parole directe. Ce qui n’empêche pas ce jeune homme de 24 ans, actuellement CES dans une ville du centre de la France proche d’AC ! (Agir ensemble contre le chômage), de Greenpeace, et bien entendu de l’EZLN (l’armée zapatiste de libération nationale), d’ajouter qu’il faut discuter avec son entourage et en dernier recours, même si ça ne mène à rien, mener des actions terroristes ciblées contre tout ce qui nous empêche d’exister. Comme l’écrivait Michel de Certeau : Malgré tout, cette violence reste dans l’expressivité. Elle demeure un discours de protestation. Plus profondément, ajoutait-il, l’acte violent signe l’irruption d’un groupe. Il scelle le vouloir exister d’une minorité qui cherche à se constituer dans un univers où elle est de trop parce qu’elle ne s’est pas encore imposée.

En effet, je pense qu’il ne s’agit pas de justifier ces paroles ou ces actes violents, mais de les comprendre. Cette fascination pour la violence existe dans le milieu libertaire et on la retrouve dans quelques-unes des réponses recueillies. Mais tout compte fait, l’anarchiste violent reste surtout un mythe que beaucoup d’écrivains, de chercheurs et de journalistes reprennent d’une manière récurrente. À l’évidence, et cela depuis longtemps, ces actions violentes ont été peu nombreuses et particulièrement insignifiantes par rapport au travail quotidien de plusieurs dizaines, voire des centaines de libertaires qui, dans leurs ateliers d’utopie, écrivent, lisent, produisent des livres, des brochures, et s’échinent à trouver les moyens pour diffuser cette abondante production.

D’autre part, la non-violence active est aussi un des traits déterminants de ce mouvement. Parmi les 140 réponses que j’ai reçues, il y a aussi des personnes marquées par la revue Anarchisme et Non-Violence et qui participent encore à des mouvements comme L’Union pacifiste ou La Libre pensée.

Des agents de la transformation sociale

Nous pouvons maintenant tirer une première conclusion : On peut dire que les libertaires d’aujourd’hui sont des agents de la transformation sociale plutôt que des révolutionnaires à la mitraillette et au poing levé. C’est ce qu’on peut remarquer aussi en lisant leur presse. « Réinventons l’utopie » titre le mensuel Alternative libertaire (France) dans un numéro de 1995. Courant alternatif, le mensuel de l’OCL, de février 1996, titre par ailleurs « Que mille utopies renaissent ! »

Dans un autre texte publié à la fois par le Monde libertaire et Alternative Libertaire (Belgique), signé par Jacynte Rausa, Michel Negrell et Roger Noël (Babar), on lit « L’anarchie ne viendra pas » : Elle est déjà ici. Ici ou là, dans la volonté de certains individus, dans le relatif de certaines situations, de certains moments. L’anarchie n’a ni terre ni jour d’élection, elle est toujours et partout présente [...] L’anarchie n’est l’apanage de personne, d’aucune organisation. Inutile d’attendre l’inattendu.

Les explosions libertaires surprendront toujours. L’anarchie en définitive ne serait-elle qu’une utopie mobilisatrice comme disent les auteurs de cet article ? En réalité, les anarchistes, depuis toujours, ont ouvert des voies nombreuses pour aider à poursuivre au quotidien l’idée de cette transformation sociale. Ne manquent pourtant pas dans la presse libertaire des articles indiquant comme seule solution aux problèmes sociaux... la révolution mondiale. Pourtant, mythes, rêves, espoir, lucidité, volonté, désir, souffrance, impuissance, c’est dans un véritable tourment que vit l’anarchiste de cette fin de siècle, et probablement encore pour longtemps. C’est dans une situation toujours précaire, romantique, idéale, qu’on le retrouvera mais aussi là où le quotidien l’emporte toujours sur l’exceptionnel.

Ainsi, se perpétuera ce désir de vivre libre, de continuer à imaginer un nouveau monde. En fait, on peut dire, en paraphrasant Gaston Bachelard, que cette rêverie, et en particulier celle de l’anarchiste, permet de faire naître un état d’âme chez toutes celles et tous ceux qui n’acceptent pas la logique dominante, que ce soit du point de vue social, politique, économique, scientifique ou philosophique.

La poétique libertaire porte toujours ce témoignage d’une âme qui découvre le monde, un monde où elle voudrait vivre, où elle vivrait dans la dignité. D’autre part, je me suis rendu compte que, l’observation de l’histoire des hommes et des femmes par leur côté exceptionnel ne montre pas ce qu’il y a en eux de plus puissant. En effet, je pense que c’est dans l’activité quotidienne que réside cette force. Et dans le cas des libertaires dans, cette tension permanente, cette énergie, cette sensibilité à fleur de peau qui apportent chaque jour, ici et là, de nouvelles idées, et qui permettent le développement de nouvelles activités. Cette tension permet, en outre, aux rêves de vivre, à l’imagination créatrice d’ouvrir de nouveaux chemins où l’espace et le temps sont incessamment modifiés ainsi que les règles du jeu régissant nos comportements.

Beaucoup d’historiens, dans les années 50 et 60 avaient enterré l’anarchisme et les anarchistes, et ils n’avaient vu dans les événements de Mai 68 et leurs prolongements que des frémissements, voire un renouveau, mais limité à une couche sociale composée de jeunes contestataires et destiné à s’épuiser, à disparaître. L’existence de nombreuse personnes qui affichent encore, dans leur quotidien, cette sensibilité et cet espoir, voire la volonté de transformer les liens sociaux, par des démarches et des pratiques antiautoritaires et antihiérarchiques, démontre la vitalité de cette culture.

Il faut néanmoins reconnaître que le nombre d’adhérents aux organisations spécifiques n’est pas à la hauteur de ce désir de faire la révolution ici et maintenant que quelques militants maintiennent à l’ordre du jour de la prochaine réunion. Il faut reconnaître aussi que leur influence, ainsi que celles des autres militants libertaires non organisés, dans les mouvements sociaux n’est pas vraiment déterminante. Ce qui ne veut pas dire que, dans telle ou telle situation, les anarchistes et les libertaires ne soient ou ne seront pas les protagonistes parmi les plus actifs dans l’organisation d’initiatives contestataires et/ou créatrices.

Remarquons encore que les libertaires d’aujourd’hui, aussi bien que les anarchistes d’hier, ont su créer des espaces de liberté, une culture qui est non seulement une représentation, une idéalisation de la réalité, de la révolte, mais aussi, comme dirait Alain Pessin, une incorporation des pratiques. Les libertaires ont su développer un imaginaire où on retrouve toujours des traces subversives et créatrices.

Y compris par rapport à la mort. Est-ce un hasard si, dans une dernière question présentée dans notre questionnaire concernant le développement futur du mouvement libertaire, une personne écrit : le suicide (voire le meurtre) ? Il s’agit dans ce cas du meurtre de soi-même, puisque dans l’imaginaire libertaire il n’y a plus ni dieu, ni maître, ni même un Père fondateur ou une Mère protectrice.

En effet, comment ne pas penser à ces jeunes amis lyonnais (Carlos, Jean-Marie, Michel, pour ne citer que ceux avec qui on a participé à des activités) ou bruxellois (Thierry, Daniel...) qui ont fait ce choix radical ces dernières quinze années, mais aussi à Marius Jacob (dont on vient de rééditer l’histoire de sa vie), à ce biographe de la presse anarchiste italienne (Leonardo Bettini) et enfin à l’auteur de l’Increvable anarchisme qui lançait la revue Interrogations dans les années 70 ? Résonne encore leur dernier cri de défi au monde tel qu’il est, ce monde où la condition humaine est toujours aussi problématique.

L’hymne à la vie.

Pourtant les libertaires restent des épicuriens, qui mangent, qui boivent, qui font l’amour et jouissent de tout ce que peut leur offrir la vie. Sans attendre le Grand soir ou les matins qui chantent pour s’épanouir. Dans un article paru le 13 avril 1905 dans l’Anarchie, Libertad écrivait : Je ne veux pas troquer une part de maintenant pour une part fictive de demain, je ne veux céder rien du présent pour le vent de l’avenir. Plus loin dans ce même article intitulé Aux résignés, il ajoute : Je veux être utile, je veux que nous soyons utiles. Je veux être utile à mon voisin et je veux que mon voisin me soit utile. Je désire que nous œuvrions beaucoup car je suis insatiable de jouissance. Et c’est parce que je veux jouir que je ne suis pas résigné.

Les anarchistes italiens chantent encore cette chanson de Pietro Gori intitulée Amore ribelle où il est dit entre autres : All’amor tuo, fanciulla / Altro amor io preferia : / É une idea l’amante mia / A cui detti braccio e cor (À ton amour, ô jeune fille, j’en préférerais un autre, l’amour de l’idée, mon amante, et c’est à elle que j’ai donné mes bras et mon cœur). Le poète s’identifie, dans la suite de la chanson à ce travailleur qui hait et défie les puissants de la terre, qui lève des drapeaux ensanglantés sur les barricades pour la vraie liberté. Ce travailleur de la fin du siècle dernier, apparemment, avait beaucoup trop à faire pour se contenter de l’amour qu’il pouvait recevoir et donner à cette jeune fille. Alors, plein d’espoir dans une révolution possible, proche et inévitable, il lui adressait dans un dernier couplet de son poème ces paroles : Se tu vuoi fanciulla cara / Noi insieme combatteremo / E nel di che vinceremo, / Braccio e cour ti donero’ (Si tu veux, cher enfant, nous lutterons ensemble, et le jour où nous gagnerons, je te donnerai mes bras et mon cœur). Cette chanson que nous avons souvent chantée en groupe, dont le refrain me revient parfois, comme une ritournelle, et qui n’est plus que la réminiscence d’une période historique révolue des réminiscences du même ordre que les quelques vers de l’Ave Maria, ou du Pater noster que ma mère m’a fait répéter pendant de longues années.

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sur un disque de Léo Ferré

L’anarchie était présentée encore au début des années vingt comme une magnifique cité d’harmonie de paix et de justice. Sébastien Faure, un grand orateur anarchiste au terme d’un cycle de conférences, et notamment dans la dernière intitulée La véritable Rédemption, après avoir tracé les grandes lignes de sa conception d’une société d’après la révolution pour montrer qu’il n’y a là, ni utopie, ni chimère, ni folie, incite enfin à vivre par la pensée cet idéal magnifique. Comprenez-vous maintenant Camarades, ajoute-t-il, qu’on puisse vivre sa vie à un tel idéal. Puis, plus loin, en s’adressant aux jeunes gens, il leur demande de réfléchir, d’étudier, de lire de travailler, de discuter avec vous-mêmes et avec les autres, et quand vous aurez acquis cette conviction précieuse qui inspirera toute votre vie, qui dictera toute votre conduite, qui guidera vos sentiments, alors je vous adjure de consacrer à cette conviction votre jeunesse, votre intelligence et vos forces. La lutte sera rude et vous aurez parfois à subir de terribles épreuves : persécutions, misères, calomnies, rien ne vous sera épargné. Vous aurez d’autres sacrifices plus pénibles à faire. Il vous faudra parfois briser avec des affections qui vous sont chères, rompre des amitiés précieuses, peut-être même briser des liens plus doux encore. N’hésitez pas, jeunes gens. Il n’y a pas d’amante comparable à celle qui s’offre à vous ce soir. Les autres ne possèdent que vos sens. Celle-ci vous possédera tout entier. Elle vous enveloppera des pieds à la tête et prendra possession de vous complètement. Les autres amantes peuvent vous trahir. Celle-ci ne vous trahira jamais. Les autres amantes perdront peu à peu la jeunesse, la fraîcheur, la grâce, le charme, la beauté. Celle-ci, au contraire, restera éternellement jeune et belle. Ô jeunes gens, aimez-là !

On le voit, il s’agit là d’un amour mystique que ce commis-voyageur de l’anarchie ainsi appelé par l’écrivain Zévaés, cet apôtre de l’anarchie pouvait présenter devant un auditeur qui se laissait entraîner par ce charmeur comme le dit Gérard de Lacaze-Duthiers dans la préface écrite pour ce recueil de conférences. Mais peut-on encore imaginer un orateur anarchiste présenter des tels propos aujourd’hui ? Reste-t-il des libertaires qui lient leur vie à cet avenir espéré ? Certes, parmi les milliers de personnes qui se sentent anarchistes, il est fort possible qu’on trouve quelqu’un dont tous les espoirs reposent sur un à-venir. Mais en réalité depuis la révolution des mœurs commencée dans les années 60, dont l’un des objectifs était la libération sexuelle, une pratique nouvelle dans les relations entre hommes et femmes, les anarchistes comme tous les autres ont essayé de les vivre au quotidien. Ce sont, eux-elles les tout premiers-premières à créer de nouveaux modes de vie, permettant, ainsi, par ricochets, à la société tout entière, de se dégager au fur et à mesure de ces structures rigides qui se sont cristallisées autour des règles et des lois tout au long de l’histoire, qui déterminent nos comportements, et dont les gens ne supportent plus ou pas toujours le poids.

Prenons l’exemple de l’union libre. Aujourd’hui, c’est un mode de vie reconnu et accepté par l’ensemble de la société. Or, à l’origine de cette démarche, il y a eu ces pionniers du mouvement ouvrier, socialistes, mais plus souvent anarchistes, qui ont dénoncé l’hypocrisie du mariage bourgeois et tenté l’utopie de l’amour libre.

Mais la question que je me pose aujourd’hui est la suivante : l’anarchisme, dans le monde contemporain, peut-il encore être ce mouvement qui refuse l’idée que le monde a été toujours le monde et on ne peut pas le changer... tout en favorisant l’éclosion d’expériences positives. L’antimilitarisme, le pacifisme, l’autogestion et la critique de l’autorité, ces idées et ces pratiques anciennes, mais aussi l’écologie sociale de ces dernières années, ou encore les idées et pratiques des groupes antispécistes plus récemment, deviennent, avec le temps, des références culturelles à défaut de devenir des mouvements politiques puissants. Mais quels sont les enjeux pour les sociétés du XXIe siècle ? Est-ce la politique ou est-ce la culture ? Est-ce la représentation virtuelle du monde ou l’action dans le monde ? Est-ce réduire l’imaginaire de l’être humain à une simple équation mathématique ou l’aider à se servir de son esprit libre ? Ces enjeux seraient-ils liés aux sondages, au décompte du nombre des libertaires et à leurs analyses sociologiques, ou à une analyse toujours critique qu’il faut entretenir sur tout constat qu’on peut faire en tant que militant ou chercheur ?

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Mimmo

« Pour ma part, je vais continuer à naviguer entre ces deux eaux. Tantôt sociologue, tantôt homme de passion, je porterai de l’eau (ou du vin selon le cas) aux uns et aux autres pour qu’ils reconnaissent la nécessité, toujours et partout, de la réflexion et de l’action, qui me semblent être la base d’une culture et d’une sociologie libertaire. » Mimmo Pucciarelli

C’est en quelque sorte le même constat qui est fait à l’analyse du sondage des lecteurs du mensuel Alternative libertaire (Belgique). Leurs couleurs sont le noir, le rouge et le vert, à l’image de la démarche que nous développons depuis 15 ans, affirme AL qui ajoute, Il semble que nous ayons (modestement) réussi à créer un carrefour entre ces trois couleurs : le noir du courant historique libertaire, le rouge de la gauche socialiste anti-totalitaire et le vert des écologistes sociaux (AL143 de septembre 1992. A. Pessin (op. cit.) indique que s’il fallait désigner une figure de père mythique, ce serait celle de Bakounine.

Or il semble que les libertaires de cette fin de XXe siècle n’aient plus de père... aussi mythique qu’il puisse exister dans l’histoire du mouvement anarchiste. Oui, Dany le vert-kaki selon la définition du camarade Robert Hue qui tenait compte des positions que la tête de liste des Verts aux européennes a exprimé en avril 1999 vis-à-vis de la Guerre du Kosovo. Mais notre enquête se déroulait en 1995-6, et Dany n’affichait pas (encore) ses idées libérales-libertaires aussi explicitement qu’il le fait aujourd’hui.

Militant antifasciste garrotté par le régime franquiste au début des années 70. À ce sujet l’Atelier de Création Libertaire devrait publier très prochainement mon livre L’imaginaire des libertaires aujourd’hui. Militant des années 70, proche des tendances guévaristes. Accusé d’assassinat lors d’un vol dans une pharmacie, il fut acquitté à l’issue de son procès. Il fut tué par la police en octobre 1979, ce qui donna lieu à de nombreuses manifestations de l’extrême gauche dans toutes les grandes villes de France.

En fait, je pense qu’à partir de la contestation des années 60 et 70, l’anarchisme, comme toujours dans son histoire, a trouvé de nouveaux interprètes, de nouveaux acteurs, jeunes et moins jeunes, et qui ont été capables d’ouvrir de nouveaux sentiers. En réalité, je pense qu’il existe des imaginaires sociaux et des individus concrets qui mobilisent leurs énergies physiques et mentales pour créer des outils, et se libérer de leur état de dépendance vis-à-vis de la société. Une vision qui s’apparente à celle décrite par Hakim Bey, celle d’un anarchisme ontologique, décrivant une pensée libertaire qui se complexifie.

En effet, il ne s’agit plus de définir les bons et les méchants, de détruire un vieux monde pour en construire un nouveau, mais de chercher dans la continuité de l’être cette transformation possible qui semble parfois impossible, afin qu’elle puisse se conjuguer avec le présent (voir H. Bey, op. cit., et sur un registre différent mais qui me semble aller dans le même sens voir l’article de Xavier Beckaert paru dans l’AL 217 de mai 99, L’anarchisme est-il une idéologie ou une méthodologie ?).

Comme le signale Jean Pouillon, vivre "comme" eux me semble illusoire et illogique. L’adverbe "comme", ajoute-t-il, qui paraît rapprocher, indique néanmoins une certaine distance : faire comme si. Voir son livre le Cru et le su, (coll. La librairie du XXe siècle, Seuil, Paris, 1993, p.154). Mais il ne faut pas toujours se considérer comme victimes de la presse. Par exemple, le mercredi 18 décembre 1996 entre 19h et 20h, il y a eu sur la chaîne Arte un reportage sur l’école libertaire Bonaventure de l’île d’Oléron. Il m’a semblé assez objectif et, pour une fois, les journalistes parlaient de cette expérience avec un certain respect. Puis, tout à coup, à la question de savoir si on éduquait ces enfants pour devenir des anarchistes, un animateur ou un parent a répondu que non, et d’ailleurs cette école ne crée pas des terroristes, du moins, je le pense, a-t-il conclu candidement. Voir son livre la Culture au pluriel (1993, édition Essai Point), et particulièrement le chapitre intitulé : Le langage et la violence (pp 73-82).

Mais, on peut aussi s’interroger avec Boris Cyrulnik qui dans Les Nourritures affectives, intitule un de ses chapitres La violence qui détruit ne serait-elle pas créatrice ?.

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Peut-être la réponse est-elle dans un slogan peint sur les murs des pentes de la Croix-Rousse qui dit : Détruisons constructivement. Par exemple, dans le livre Galaxie du terrorisme, et en particulier le chapitre Les enfants de Bakounine, terme repris par une journaliste du Nouvel observateur à propos de Florence Rey et Audry Maupin. Mais des militants anarchistes comme Barrué entretiennent aussi cette confusion et lient anarchisme et terrorisme. En effet, dans son ouvrage L’Anarchisme aujourd’hui, dans la postface à l’édition de 1976, il affirme, p.105 que les anarchistes ne répudient pas a priori le terrorisme : il est un moyen d’action parmi bien d’autres, même s’il ajoute par la suite qu’il ne doit pas être utilisé sans discernement, il ne doit pas frapper des innocents, il ne doit pas devenir un jeu sinistre et verser dans l’assassinat pur et simple.

En effet, il faudrait faire la distinction entre le terrorisme et les diverses formes de lutte armée, ainsi que les diverses formes de violence dont se servent certains groupes politiques. Une distinction qu’a essayé de faire Alain Joxe dans le numéro d’avril 1996 du Monde diplomatique. Voir aussi, à ce sujet, les Œillets rouges. À lire surtout la Rêverie anarchiste (1848-1918) d’Alain Pessin consacrée à l’étude de l’imaginaire mis en scène par des anarchistes de la fin du siècle dernier, et notamment à l’époque de la propagande par le fait.

Continuons à travailler pour la transformation sociale. C’est avec cette incitation que le nouveau secrétaire de la CNT espagnole saluait les militants à la fin du congrès de cette organisation en décembre 1995 (voir Solidaridad obrera de février 1996.) Mais c’est aussi une expression qu’on retrouve souvent dans la presse libertaire et anarchiste, tout du moins dans celle que je connais et que je lis régulièrement (française, italienne, espagnole, et anglaise en moindre mesure). Le Monde libertaire, de janvier 1996, et Alternative Libertaire (Belgique) de février 1996. À ce sujet voir aussi l’article de Ronald Creagh : Les mouvements libertaires, utopies créatives, (in L’Anarchisme, images et réalité).

La révolution socialiste libertaire est la seule issue pour que l’économie satisfasse les besoins sociaux d’individus pouvant librement les déterminer et les gérer eux-mêmes, c’est ainsi que se termine, par exemple un article de la commission de l’Union régionale Rhône-Alpes de la FA paru dans Le Monde libertaire du 29 février 1996. Ce printemps 1999, et face à la Guerre du Kosovo, beaucoup d’entre nous (les libertaires à Lyon) ne savaient pas vraiment comment réagir. Ainsi si lors de la Guerre du Golfe nous fûmes parmi les plus actifs dans cette ville à la dénoncer, cette fois-ci, nous n’avons (collectivement) joué aucun rôle ou presque (j’écris ces lignes le 19 mai 1999. Pourtant nous en avons discuté, mais avec des sentiments contrastés... (Voir Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, Paris, édition de 1978, p. 14.)

Georges Palante (op. cit.), p.129 écrit Pour l’individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ?

La solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Ce qui nous amène à nous poser la question du pessimisme social individualiste... celui-ci couve dans chaque anarchiste ? Louis Mercier-Vega, l’Increvable anarchisme (10/18, Paris, 1970). Voir Libertad, le Culte de la charogne, (édition Galilée, Paris, 1976, p.63. Ibidem, p.64).

Avocat et militant anarchiste italien appelé “Le Chevalier de l’anarchie”. Voir le livre publié par les éditions BSF de Pisa, en 1995. J’ai gardé sur moi pendant des années une image de Pietro Gori où d’un côté il y a son portrait et de l’autre l’hymne au 1er mai. Alain Thévenet, s’est souvenu en lisant ce passage des quelques lignes suivantes qu’Ernest Cœurderoy écrivait au milieu du XIXe siècle : « Dans ce monde d’iniquité, je ne puis rien aimer comme je m’en sens la force ; je suis contraint à haïr, hélas ! Et ma haine, c’est de l’amour encore ; l’amour de l’homme juste qui désespère, l’amour de l’homme libre forcé de vivre au milieu d’esclaves ; un amour non satisfait, immense, indéfini, généreux et général. C Amour qui brûle, amour qui tue ! Je suis l’amant de l’Avenir qui maudit le présent. » Cœurderoy Ernest, Hurrah ! ! ! ou la révolution par les cosaques, (collection Table rase, Plasma, Paris, 1977).

Voir les Propos subversifs de Sébastien Faure, (éd. des Amis de Sébastien Faure, Le Pré-Saint-Gervais, p.357. Ibidem, p.358). Tandis que la grande masse des ouvriers, quant à eux, qui appelaient volontiers leur femme "ma bourgeoise", rêvaient surtout d’une épouse libérée de l’usine et vouée aux soins du foyer. C’est, ce qu’écrit le Nouvel Obs dans un dossier sur l’union libre de février 1996. Voir à ce sujet Peter Heinz, Anarchisme positif, anarchisme négatif, (ACL, 1997). Dans la Sagesse et le Désordre, France 1980 (bibliothèque des Sciences humaines, NRF, Paris, 1980), Henri Mendras fait le point sur la France des années 80 et affirme entre autres : « Plus personne ne veut être autoritaire, tout le monde se veut démocratique, et cependant les relations concrètes avec les subordonnés n’ont pas tellement changé... »

Certes, le constat de Mendras et celui qu’on pourrait faire encore à la fin de ce XXe siècle, c’est que la domination de certaines couches de la population sur d’autres, ainsi que de certains individus sur d’autres individus reste à l’ordre du jour.

Mais que d’avancées !

On a pu assister à des transformations dans les règles et dans les liens sociaux depuis les années 50 à aujourd’hui, que ce soit à l’école, sur les lieux de travail, ou dans les familles. Peut-être que ces anti-autoritaires que sont les libertaires ont joué un rôle dans l’imaginaire social qui est toujours mobile.

On peut ajouter encore d’autres formes de résistance et de présence positive des idées libertaires dans la société contemporaine. Hakim Bey (op. cit., pp.44 et suivantes) indique quant à lui le refus de l’école et de l’apprentissage domestique ; les networking qui ont une pratique politique alternative, ACT-up, Earth First et diverses associations qui ont un fonctionnement non hiérarchique et qui ont obtenu une certaine popularité même en dehors du mouvement anarchiste parce qu’elles fonctionnent ; la participation à des activités productives déclarées ou non déclarées, la vie de famille qui prend des formes autres que monoparentale, le mariage de groupe, les groupes d’affinité érotique ; et pour finir ajoute H. Bey, en citant A. K. Coomaraswamy, que même dans l’art il est possible d’entrevoir cette transformation puisque l’artiste n’est plus un type de personne spéciale, mais chaque personne est un type spécial d’artiste.

  • Le 5 janvier 2007 à 20:23, par Cyril

    Salut,

    je vois pas trop l’intérêt d’un tel texte aujourd’hui sur Rebellyon. Même s’il a été écrit par un lyonnais, les enquêtes menées par Mimmo datent de 10 ans, une éternité en terme de « mouvements sociaux » (la catégorie sociologique dans lequel se range ce type d’article, puisqu’il se réclame de la sociologie). Ce texte n’est en plus qu’une partie d’un article plus long, qu’on peut trouver en intégralité sur le site des Editions Alternatives Libertaires. Mimmo Pucciarelli a par ailleurs publié plusieurs ouvrages aux éditions lyonnaises Atelier de Création Libertaire, dans lequel on peut retrouver ses écrits sur les libertaires lyonnais (Le rêve au quotidien, L’imaginaire des libertaires aujourd’hui…).

    Quand au contenu lui-même, on peut simplement se demander la pertinence d’une sociologie de questionnaire individuel pour un mouvement se conjuguant essentiellement au pluriel. La sociologie, toute discipline universitaire qu’elle soit, a quand même développé de nombreux autres outils théoriques plus intéressants depuis le début du siècle.

  • Le 30 décembre 2006 à 21:55, par libertad

    une etude sociologique qui laisse a desirer et qui reprend
    des clichés vu aillieurs.
    une vision sommaire de l’anarchisme et des anarchistes.
    quelle utilitée d’une telle etude et dans quelle but ??

  • Le 28 décembre 2006 à 20:29

    petite précision sur la librairie la plume noire cité ci-dessus n’est plus géré uniquement par la fédération anarchiste mais maintenant aussi par deux groupes de la Coordination de groupes Anarchistes

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