Retour sur la révolte de banlieues de 2005 : l’idéologie républicaine et le rapport social de domination

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Cet article est une tentative d’exploration des fondements de l’idéologie républicaine à partir de la révolte des banlieues de 2005. En analysant le rapport social qu’instaure l’idéologie républicaine, nous espérons participer à l’approfondissement de la compréhension du phénomène totalitaire. Le chemin qu’empruntent les oligarchies occidentales nous fait ressentir comme une urgence le besoin de mettre en ligne ce texte déjà paru en version papier.

Dans un post scriptum (qui pourrait bien être un préambule), les auteurs expliquent leurs motivations à faire reparaître ce texte et donnent quelques conseils pour la lecture.

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Retour sur la révolte de banlieues de 2005 : l’idéologie républicaine et le rapport social de domination

La question de l’idéologie pose un problème complexe pour l’analyse. Tout discours savant est taxé, à juste titre, d’être idéologique alors que nous serions à l’ère de la fin des idéologies. Cependant, loin de servir à mettre en perspective une pensée, cette assertion sert surtout à la dévaloriser. Le fait d’être idéologique n’est pourtant pas une faute de la pensée mais est au contraire un élément constitutif de cette dernière. Il est donc étrange d’observer qu’un pan entier de la vie humaine se trouve dévalorisé pour ce qu’il est : un regard sur le monde.
Il est tentant de se désoler de cet état de fait, de constater la défaite que subit la pensée face à cette position qui la relativise, voire la déconsidère en tant que support de la domination des classes supérieures.
Mais il est tout aussi intéressant de prendre au sérieux cette posture et de se poser la question de savoir quelle est l’attente déçue par la pensée. Quelle est cette suspicion dont elle est objet et, avec elle, l’idéologie ?

Nous allons tenter de répondre à cette question par une hypothèse : les multiples trahisons endurées tout au long de la Modernité par les peuples face au pouvoir central ont nécessairement laissé des traces. Ne serait-il pas possible que cette suspicion face à la pensée provienne d’un ressenti issu d’une conscience indicible résultant des échecs subis par les peuples désormais transformés en main d’œuvre ? Si la pensée est effectivement organisée par l’idéologie, et tel est le cas, il est intéressant de se reporter aux écrits de Marx et Engels :

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante » [1].

Si nous acceptons une telle affirmation, l’actuelle suspicion dont est victime la pensée est-elle si injustifiée ? Les penseurs de notre époque sont-ils prêts à se soumettre à une autoanalyse qui n’a pas encore eu lieu ? Il apparaît qu’une sociologie de connivence avec le pouvoir s’est mise en place, en particulier dans les bureaux d’études qui tirent leurs revenus des entreprises, des collectivités territoriales, etc., confirmant en cela les propos de Marx et Engels. Constituant désormais le débouché principal des étudiants en sciences humaines, le travail pour ces institutions draine une pensée qui ne dévoile plus mais qui permet à ces dernières de prendre la température du malaise sociétal et de se réformer de manière à éviter toute remise en cause fondamentale de la société.

En partant de la « révolte des banlieues » de 2005, nous tenterons de dégager ce que peut être le schéma qui organise la pensée depuis bien longtemps : la séparation pensée-action. Les conséquences de la constitution de l’État moderne sur cette dichotomie sont gigantesques et entrent en cohérence avec les rapports sociaux afférents à la centralisation.
Nous postulerons que l’actuel discours sur la fin des idéologies est illusoire. Il y a toujours une idéologie, que nous qualifierons de républicaine, mais en divorce avec toute axiologie. La question de la fin des utopies laisse alors croire que nous sommes à l’abri du totalitarisme. Or, nous souhaiterions démontrer que la pensée totalitaire ne prend pas sa source dans sa finalité mais dans le fonctionnement. Il y a là un élément fondamental pour comprendre la Modernité.

La « révolte des banlieues » est intéressante car aucune pensée officiellement construite n’a été à son origine. Le lexique du feu utilisé pour la qualifier range cette « flambée de violence » dans les phénomènes naturels qui, tels la combustion, cessent dès qu’il n’y a plus de combustible. Les actions violentes de foule sont des combustions embrasant un construit politique ordonné. Ainsi Yann Moulier Boutang :

« Le long embrasement d’octobre-novembre, sans leaders, sans quartier général, sans mot d’ordre aura été un incroyable révélateur [...] » [2].

Ou Pierre-André Taguieff :

« Des discours empathiques et complaisants ont érigé ces derniers [les jeunes des banlieues] en “victimes” (des “discriminations”, dont la France “néocoloniale” est supposée friande), acculées à s’exprimer par une “révolte” destructrice, sans revendications » [3].

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Villiers-le-Bel en 2007

Cette idée de révolte sans revendication ne correspond pas au schéma mental construit par la centralisation du pouvoir. La république française a aménagé des institutions dans lesquelles sont censées s’exprimer les critiques, mais mises en forme par la délégation et la médiation. Les discours issus des banlieues, de par leur radicalité, n’ont pas la forme requise pour être intégrés dans le schéma d’expression républicain. C’est pourquoi, depuis ces événements, nous observons une réaction menée par des groupes occupant une certaine position sociale essayant de se faire les porte-parole de ces discours, prenant des places d’experts des banlieues. Ce rôle est tenu par la partie intellectuelle de la petite-bourgeoisie, profondément acquise à la République : elle traduit ces discours dans des termes acceptables pour la société bourgeoise.
La révolte des banlieues est donc un non-sens pour la pensée républicaine : elle n’a rien respecté des règles instituées. Il est étrange que cette révolte se transforme, quand on vient interroger ces jeunes, en une demande d’inclusion dans le système d’exploitation du travail. Il ne s’agit pas de nier le sentiment d’inutilité lié à l’exclusion du salariat mais de se demander si tout a été dit quand on a posé cela. Est-il vraiment impossible que ces jeunes n’aiment pas le travail ? Est-il donc une catégorie anthropologique qui va tellement de soi qu’elle est inatteignable par la critique de ce qu’elle est en elle-même ? Est-il possible pour un individu d’affirmer qu’il ne veut pas travailler dans les métiers de la société industrielle ? Que dire quand certaines voix, tolérantes, demandent la tenue d’États Généraux dans les quartiers de manière à revigorer l’action politique [4] ? Les intellectuels qui écrivent ou parlent sur les banlieues n’exposent-ils pas finalement l’éventail des limitations mentales du discours républicain ? Karl Marx avait identifié cette caractéristique :

« Ce qui en fait des représentants du petit-bourgeois [les représentants démocrates], c’est qu’intellectuellement ils ne dépassent pas les limites que celui-ci ne franchit pas dans sa vie, si bien qu’ils sont contraints théoriquement aux mêmes tâches et solutions auxquelles le petit-bourgeois est contraint pratiquement par l’intérêt matériel et la situation sociale » [5].

En réalité, ces solutions de tolérance républicaine admettent implicitement que la révolte des banlieues est choquante car elle court-circuite tous les vecteurs que les institutions ont mis en place pour organiser la parole publique et qu’il convient de lui permettre de s’exprimer dans le système de manière à éviter l’ébranlement généralisé de la mégamachine industrialo-étatique. Mais surtout, ils imposent l’idée que la société bourgeoise peut répondre aux attentes des banlieues. Par là, ces intellectuels commettent une double erreur. La première est de croire qu’il est possible de résoudre le problème de la répartition des richesses sans questionner les positions dans le système de production. La seconde consiste à traduire le mal-être constitutif de la vie appauvrie et artificialisée que produit la société industrielle dans les termes de la non-intégration de ces populations dans la société bourgeoise. Nous avons là une tendance totalitaire de cette pensée. En effet, dans un mouvement dialectique, le moment négatif auquel correspond le mal-être ne peut être compensé que par un mouvement positif, vers l’intégration dans la société. Le négatif est le signe que tous les éléments du paradis républicain ne sont pas encore réunis et qu’il faut donc aller encore plus loin dans la réalisation de la société idéale. En aucun cas le mal-être des banlieues ne peut être le révélateur d’une société détruisant tous les aspects de la vie : il est la prémisse d’une dialectique signifiant qu’il faut approfondir encore la logique de la société bourgeoise. Ce schéma est décrit par Hannah Arendt :

« La logique dialectique, avec son cheminement de la thèse à l’antithèse puis à la synthèse, laquelle devient à son tour la thèse du prochain mouvement dialectique, n’est pas différente dans le principe, une fois qu’une idéologie a jeté sur elle son dévolu ; la première thèse devient la prémisse et l’avantage de ce procédé dialectique pour l’explication idéologique est qu’il permet de rendre compte des contradictions entre les faits comme de moments d’un mouvement unique, identique et cohérent » [6].

La révolte des banlieues n’a semblé être organisée par aucun meneur, n’avait aucun représentant, elle ne s’est basée sur aucune eschatologie, n’a rien demandé, rien obtenu. Elle n’a pas respecté la séparation pensée-action qui caractérise la vie occidentale moderne. Tous les piliers du mode de vie et de la pensée républicaine permettant à la petite-bourgeoisie de supporter son impuissance politique et de conserver les avantages que sa position de dominée autorise sont menacés. Quand des intellectuels petits-bourgeois viennent soutenir par leur analyse et leur tolérance la révolte des jeunes des banlieues, en proposant des solutions pour que la critique qui est portée soit entendue par les institutions, ils imposent, en fait, des problématiques issues de leur propre limitation mentale. Ils réintègrent la frustration entraînée par la domestication de l’humain dans la société moderne dans la structure qui est la base même de la domination : la séparation pensée-action.

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À travers la crise des banlieues, nous tentons de démontrer que les schémas de la société bourgeoise, faits de délégations et de médiations, correspondent à une certaine idée de l’action qui, elle-même, renvoie à une certaine idée de ce qu’est l’humanité. Si la république reconnaît la représentation comme démocratique, rien n’est cependant plus éloigné de la conception préindustrielle de la vie bonne. Ainsi, à ses premiers âges, le syndicalisme se disait d’action directe. Une des tâches fondamentales des réformistes qui prirent ensuite le pouvoir au sein de la C.G.T., fut de mettre un terme à cette conception de l’action en bureaucratisant le syndicat. La baisse du taux de pauvreté absolue faisait espérer l’existence d’une voie dans la société capitaliste qui ne passait pas par l’action révolutionnaire. C’est depuis lors uniquement au sein des institutions que la pensée républicaine imagine son intervention.
C’est ce modèle qui tombe en déshérence avec le mode d’action qu’ont utilisé les banlieues et en fait toute révolte populaire. Rappelons la conception de l’action que véhicule Hannah Arendt :

« Faire et subir sont comme les deux faces d’une médaille, et l’histoire que commence un acte se compose des faits et souffrances qui le suivent. Ces conséquences sont infinies, car l’action, bien qu’elle puisse, pour ainsi dire, venir de nulle part, agit dans un médium où toute réaction devient réaction en chaîne et où tout processus est cause de processus nouveau. [...] Cette infinitude ne caractérise pas seulement l’action politique au sens étroit du mot, comme si l’infinitude des relations humaines réciproques n’était que le résultat de la multitude infinie des gens affectés, et que l’on puisse y échapper en se résignant à agir à l’intérieur d’un cadre de circonstances limité et intelligible ; l’acte le plus modeste dans les circonstances les plus bornées porte en germe la même infinitude, parce qu’un seul fait, parfois un seul mot, suffit à changer toutes les combinaisons de circonstances » [7].

Si l’action est un révélateur de l’être humain qui la produit, elle reste un élément fondamentalement instable de la condition humaine. Par conséquent, la surprise d’observer une révolte sans revendication ne peut venir que d’une idéologie admettant que toute action politique doit s’inscrire dans ce schéma républicain qui considère l’action comme issue d’une réflexion et comme moyen d’arriver à ses fins dans un cadre politique délimité. Ceux qui pensent que les partis politiques ou les syndicats ont encore un rôle à jouer dans les banlieues espèrent pouvoir inclure cette révolte dans le système bureaucratique pour la transformer en revendication stable. En réalité, cette posture républicaine croit en l’utopie platonicienne d’un monde juste et pacifié par l’hétéronomie.

Il est intéressant de considérer la genèse de la séparation pensée-action. Elle se base sur l’élimination de l’instabilité de l’action. Cette renonciation est à la base de la pensée platonicienne cherchant à évincer l’instabilité des affaires humaines pour accroître l’efficacité de l’administration de la cité. L’action, par laquelle les humains révélaient la vérité de leur être à leurs prochains, d’entité entière donnant vie aux désirs de l’individu et actualisant ce qu’il est au regard du monde, se transmute pour advenir dans le domaine de la fabrication. Elle devient alors un processus : perception de l’image du produit futur, puis organisation des moyens et début de l’exécution [8].

Rappelons que cette séparation pensée-action est issue de la dichotomie maître-esclave constitutive du foyer grec : le maître qui sait donne des ordres à l’esclave qui ne sait pas et qui fait. Le foyer, en tant que lieu de reproduction de la vie, était un endroit de contraintes car il était un lieu d’organisation de moyens en vue de répondre aux réquisits de la nécessité. À la violence de la nécessité répond la violence qui caractérise la relation maître-esclave : il y a là un acte pré-politique par lequel l’être humain s’extirpe de la sphère de la nécessité. Or, c’est cette violence qui, en s’échappant du foyer avec Platon, a transformé l’action en un produit dans lequel agir et entreprendre sont deux éléments distincts. C’est l’essence même de l’action qui n’est plus et, par conséquent, la possibilité pour un être humain de se révéler. Il s’agit d’un des piliers de la république : les rois-philosophes réfléchissent l’action en vue de la faire exécuter par le peuple divisée en fonctions. La république est le régime politique du fonctionnement, Cicéron n’écrivait pas autre chose quand il affirmait que la cité était une entité qui devait être gouvernée comme un foyer. La conséquence de cette position de Platon et de Cicéron est que les fonctions sont les moyens du bonheur humain, comme tous les deux le démontrèrent avec la métaphore de la navigation [9]. Cette victoire de l’animal laborans, c’est-à-dire de l’être humain régi par la nécessité, entraîne une croissance démesurée du processus de production [10]. Ainsi, les êtres humains deviennent étrangers à eux-mêmes et perdent le contact avec le fil même de l’histoire :

« Peu importe quelles qualités ou quels défauts individuels un homme peut avoir une fois qu’il a pénétré dans le maelström d’un processus d’expansion illimité : il a pour ainsi dire cessé d’être ce qu’il était et il obéit aux lois du processus, il s’identifie aux forces anonymes qu’il est censé servir afin de perpétuer le dynamisme du processus tout entier ; il se considère comme une simple fonction et voit désormais cette fonctionnalité, dans cette incarnation du principe dynamique son plus haut accomplissement possible » [11].

L’originalité radicale de la Modernité industrielle tient à la transformation des peuples en main d’œuvre et au fait que leur existence, en tant que salariés, dépend du devenir de l’appareil de production. Or la société industrielle tend à économiser le travail en augmentant la productivité, tendance morbide pour la population : en se débarrassant de certains postes, en révolutionnant en permanence l’appareil de production, elle rend inutiles des pans entiers de main d’œuvre. L’expérience de la superfluité est donc foncièrement liée à la société du travail dont la république moderne est la forme politique. Le phénomène industriel est une monstruosité sans équivalent dans l’histoire de l’humanité : des peuples entiers ne peuvent plus concevoir leur survie sans passer par les postes fonctionnalisés de l’appareil de production qui les exploite au profit d’une classe sociale. La république étant la forme politique de la société industrielle, il n’est pas possible de critiquer le régime, voire de le détruire, sans remettre en cause sa propre survie. De plus, l’éducation de la population est désormais aux mains de la mégamachine, grâce à l’école, aux médias et à l’industrie culturelle et empêche la transmission intergénérationnelle d’un savoir autonome au profit d’un savoir hétéronome adapté aux nécessités de l’appareil de production. La population est dès lors éduquée selon un savoir utilitariste et divisé qui l’empêche de subvenir à ses besoins de manière autonome, la contraignant à passer par des objets manufacturés. Il en résulte une situation où la baisse généralisée des connaissances d’un individu a pour pendant l’impossibilité mentale de critiquer le système qui nourrit désormais tout un chacun mais se « débarrasse » en permanence d’une masse énorme d’individus.

« [...] aujourd’hui, avec l’accroissement démographique généralisé, avec le nombre toujours plus élevé d’hommes sans feu ni lieu, des masses de gens en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir le monde en termes utilitaires » [12].

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Villiers-le-Bel en 2007

La fonctionnalisation généralisée de la vie est incapable de donner une raison d’être aux actes qui meublent l’existence de l’individu comme de la collectivité fonctionnalisés. Par conséquent, la république, en tant que communauté politique fonctionnalisée doit appliquer au monde ce que Hannah Arendt nomme un sur-sens [13]. L’idéologie républicaine meuble la vie en dissimulant sa fonctionnalisation, et surtout les raisons de la fonctionnalisation, en produisant, sur le mode épique, un discours sur des actes réifiés dont la réalité ne peut s’actualiser au regard d’un sens commun qui, de fait, n’existe plus. Nous proposons le schéma suivant : dans un premier temps, tout phénomène est abordé sous l’angle de l’immédiateté. Il permet ainsi d’organiser le monde en définissant le bien et le mal alors qu’en réalité l’idéologie républicaine, en tant qu’idéologie du fonctionnement, est incapable de fonder de telles catégories. Dans un second temps, l’idéologie républicaine s’approprie la logique dialectique, selon la structure que nous avons décrite plus haut, dictant ainsi aux esprits des remèdes qui lui sont propres pour résoudre les problèmes qu’elle génère elle-même : l’idéologie se renforce par les catastrophes qu’elle produit. L’inanité de toute action dans le monde fonctionnalisé par la domination, que pourrait révéler une pensée comprenant la médiation, disparaît sous l’effet du lien unidimensionnel que génère l’immédiateté.

« Quand au terme de certaines médiations on affirme l’immédiateté, au lieu de comprendre cette dernière comme étant essentiellement le résultat d’une médiation, on fait servir la pensée à une apologie de son contraire, on en fait un mensonge immédiat. C’est se mettre au service du Mal sous ses formes les plus variées, à commencer par l’égoïsme endurci de ceux qui acceptent le monde comme il est [...] » [14].

Ainsi, le choc de voir des adolescents brûler des écoles vient de ce qu’on oublie qu’entre cet acte et l’idée que la majorité de la population se fait de l’éducation nationale se loge la médiation de la domination que fait subir la véritable fonction du système scolaire sur les classes populaires : l’embrigadement de la jeunesse et sa sélection en vue de son introduction dans le système d’exploitation du travail. Le sur-sens est obtenu en mettant en contact sur le mode de l’immédiateté deux éléments liés en réalité par une médiation. C’est exactement le fonctionnement de la technique du bouc émissaire que les régimes politiques occidentaux utilisent depuis 150 ans pour organiser les indispensables catégories de bien et de mal [15]. Les brûleurs d’école sont condamnés alors que le système scolaire reste indemne de toute critique radicale.
Par là, la condamnation de tels actes va de soi et donne l’impression aux individus fonctionnalisés de participer de leur plein gré à une communauté démocratique. C’est là qu’intervient le schéma mental dialectique que nous avons décrit plus haut : le bouc émissaire ou le phénomène négatif sont la preuve que des obstacles existent encore à l’accomplissement de l’idéal pacifié républicain et qu’il faut pousser encore plus loin sa logique. Voilà la seule aventure disponible dans le monde industriel. Ainsi l’individu républicain va-t-il réclamer la mise en place d’États Généraux ou encore davantage de travail social là où des personnes s’érigent contre le système. Reprenons Laurent Mucchielli à propos de ce qu’il nomme le « vide politique des quartiers populaires » :

« Il faudrait de véritables États Généraux dans ces quartiers afin que les habitants expriment toutes leurs revendications et que des réponses collectives se reconstruisent en amont du travail des institutions » [16].

Nous sommes ici en pleine république platonicienne puisque l’acte politique se décline sur le mode de la fabrication : d’abord des États Généraux pour construire une réponse (nous sommes clairement dans le cadre d’une procédure qui segmente le temps de ce qui s’apparente à l’action pour obtenir un résultat) qui prépare le travail des institutions (dans l’idéologie républicaine, les institutions ne sont plus des instruments de domination chargés de perpétuer les conditions d’accumulation du capital, elles sont des outils de la vie quotidienne de notre société pacifiée au service des citoyens). Nous sommes dans la séparation typiquement républicaine pensée-action que nous avons identifiée plus haut comme base du système de domination. Michel Foucault avait identifié de telles techniques en tant qu’éléments de discipline :

« Comment capitaliser le temps des individus, le cumuler en chacun d’eux, dans leur corps, dans leurs forces ou les capacités, et d’une manière qui soit susceptible d’utilisation et de contrôle ? [...] Les disciplines qui analysent l’espace, qui décomposent et recomposent les activités, doivent être aussi comprises comme des appareils pour additionner et capitaliser le temps ».

Et plus loin, un des moyens d’arriver pour arriver à cette fin est :

« Diviser la durée en segments, successifs ou parallèles, dont chacun doit parvenir à un terme spécifié » [17].

Nous observons un exemple de cette construction mentale avec les intellectuels à propos des banlieues, mais, peut-être plus intéressant encore, il est à l’œuvre avec la poussée de professionnalisation qui s’introduit dans des sphères de la vie jusque là épargnées par la fonctionnalisation ou dans les métiers permettant encore aux salariés d’adopter des conduites peu rationalisées.
Ainsi, chaque échec de l’idéologie est en fait la prémisse d’un mouvement dialectique qui vise à l’approfondissement des réquisits idéologiques dominants. Les catégories de la pensée perdent leur validité et ne peuvent plus constituer que des apories qui se concrétisent en d’innombrables oxymorons tels que développement durable, décroissance soutenable ou encore commerce équitable et travail social. Cette structure mentale est en fait une non-pensée. Au final, l’imaginaire lui-même devient hétéronome :

« C’est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l’ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches » [18].

Voici donc comment la séparation pensée-action mène au régime politique de la vie fonctionnalisée, la république.

Mais cette idéologie républicaine s’est imposée en Europe occidentale car elle donnait parfaitement sens à l’expérience du monde qu’ont faite à partir de la fin du Moyen-Age les classes dominantes. En effet, l’idée qu’il existe un principe hétéronome inaccessible au sens commun qui permet d’améliorer l’organisation sociale a offert, durant tout le développement de la centralisation du pouvoir, une justification morale au rapport de domination transcendé dans la séparation entre pensée-action.

L’on peut déceler les prémices de la mise en place de ce système de représentation du monde dans cet exemple décrit par Tocqueville : un corps de spécialistes, les légistes, impose peu à peu en Europe au XIIIe siècle le droit romain à la place du droit coutumier, connu de tous. Les conséquences en sont selon lui les suivantes :

« Les rois l’adoptèrent donc avec ardeur [le droit romain] et l’établirent partout où ils furent les maîtres. Les interprètes de ce droit devinrent dans toute l’Europe leurs ministres ou leurs principaux agents. Les légistes leur fournirent au besoin l’appui du droit contre le droit même. Ainsi ont-ils souvent fait depuis. A côté d’un prince qui violait les lois, il est très rare qu’il n’ait pas paru un légiste qui venait assurer que rien n’était plus légitime, et qui prouvait savamment que la violence était juste et que l’opprimé avait tort » [19].

Les conséquences du remplacement des coutumes connues des paysans par un droit inconnu sont pour Tocqueville les suivantes :

« J’ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup des conditions de l’ancienne société germanique s’empirèrent, notamment celle des paysans ; plusieurs de ceux qui étaient parvenus à garder jusque-là tout ou partie de leurs libertés ou de leurs possessions les perdirent alors par des assimilations savantes à la condition des esclaves ou des emphytéotes romains » [20].

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Clerc, chevalier et laboureur (Aldobrandino da Siena, Li Livres dou Santé, vers 1285 ; British Library, manuscrit Sloane 2435 f. 85)

Cet exemple fournit une matrice intéressante à la situation dont nous constatons les derniers développements avec le discours tenus sur la « crise des banlieues » par les intellectuels que nous citons. Ici, d’une situation où tous agissent selon des règles connues de tous, l’on aboutit à la domination de quelques uns par l’imposition de lois dont les autres ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants. Ces lois sont peut-être alors imposées par des légistes qui croient sincèrement que le droit romain représente un progrès par rapport au droit traditionnel, à l’image des intellectuels républicains qui pensent que l’intégration de la contestation des émeutiers des « banlieues » dans le cadre institutionnel pourra lui permettre d’obtenir des résultats. La conséquence n’en est pas moins la possibilité d’imposer aux dominés des normes qui les oppriment.

Or, le développement de l’État moderne va permettre de systématiser cette situation où les dominants imposent leur point de vue au nom de la connaissance de principes que les dominés ignorent. Le paysan qui contestera l’impôt royal sera considéré comme un arriéré incapable de concevoir le plan d’ensemble selon lequel cet impôt est jugé bénéfique.

Ainsi, au XVIe siècle, le conflit entre la monarchie capétienne et l’empire des Habsbourg va nécessiter la mobilisation de ressources de plus en plus importantes pour financer les guerres. Le royaume de France devient une sorte d’immense métabolisme en lutte avec d’autres unités du même type, régies selon les conceptions du développement biologique. Cet état de fait sera théorisé par Antoine de Montchrestien qui inventera au début du XVIIe siècle l’expression d’économie politique.

Or cet étrange terme contient une nouveauté radicale. Jusqu’alors, et comme Aristote l’avait formalisé, économie et politique étaient nettement séparées [21]. L’économie, étymologiquement la règle du foyer, est la sphère de la nécessité : c’est par l’économie que l’être humain règle le problème de sa survie biologique. Ce n’est qu’une fois cette survie assurée que sa liberté commence, liberté qui s’exprime dans la sphère politique, où il va agir et débattre de la façon souhaitable de vivre en société.

Or, l’économie politique abolit la politique en tant que sphère de liberté. En effet, si la question politique se résume à l’organisation la plus efficace de la production, la question du mode d’être ensemble souhaitable, débattable par tous, s’efface devant celle de l’efficacité, qui, elle, ne crée pas débat puisqu’elle est objectivement mesurable. L’économie politique réalise donc ce qu’aucune pensée n’avait fait jusqu’alors : elle livre l’action humaine à la violence et à l’arbitraire de la nécessité pensée comme naturelle.

Mais cette nécessité n’est pas réellement fait de nature : elle découle de la violence mimétique entre nations en formation. Si chacune accepte les limites dans lesquelles elle est enfermée, il est inutile de maximiser l’effort de production pour se protéger des attaques de l’autre. L’économie politique considère au contraire l’autre comme un double mimétique qui convoite le même objet. Elle institue dès lors les rapports humains sous les auspices de la pure violence et les annihile en fait. En se justifiant par la peur paranoïaque de l’autre, l’économie politique produit de façon magique les causes de l’affrontement : la logique de la production illimitée de biens pour se défendre pousse en fait à outrepasser son bon droit et à empiéter sur celui d’autrui. L’économie politique est donc l’institution par les dominants, dont elle synthétise la vision du monde, de la violence comme principe des rapports sociaux, institution qui justifie de manière magique leur domination. Ainsi le développement de l’État moderne est indissociable de la guerre avec ses voisins.

Lors de la consolidation des structures étatiques, la vision des dominants possédant le savoir technique de l’économie s’impose comme la seule légitime. Les lois traditionnelles invoquées par la paysannerie pour se défendre du développement de l’impôt royal sont remises en cause : la nécessité invoquée pour justifier ces dénis répétés du droit est presque toujours celle du financement des guerres.

L’idéologie qui se construit avec le développement de l’État centralisé va reproduire en parfaite homologie ce rapport social. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, Leibniz va construire sa théodicée : Dieu, étant bon, ne peut avoir créé un monde injuste. Il a donc choisi, parmi les mondes possibles, le meilleur. Or ce monde peut paraître mauvais aux hommes car ils ne possèdent pas la vision d’ensemble du Créateur. Chaque injustice isolée fait partie d’un grand équilibre qui, inaccessible au regard humain, est le meilleur possible : le regard de sens commun sur le monde est totalement discrédité. L’homologie avec le rapport social établi par la mise en place des États centralisés est frappante. Le regard de celui qui n’occupe pas la position de l’élite dirigeante et qui subit les effets négatifs de ses décisions est postulé comme inapte à appréhender le monde. Les effets nuisibles qu’il subit sont en effet censés être contrebalancés dans le cadre d’un ensemble que son regard ne peut saisir. Il doit accorder une confiance aveugle à ceux qui possèdent soit-disant le savoir dont il est censé être dépourvu.

Tous ceux qui vont s’opposer à son point de vue dominant vont être assimilés au monde de l’enfance, de la nature et du sentiment irrationnel. Ainsi, du discours de l’administration de l’Ancien Régime qui qualifie les mouvements insurrectionnels populaires d’émotions populaires à celui des intellectuels bien pensants qui glosent sur l’embrasement des banlieues, tout change mais rien ne change…

L’imposition de la logique de la nécessité va atteindre son summum avec l’avènement du capitalisme industriel. Par le biais du contrat, le salarié va louer sa force de travail au possesseur de l’outil de production. Chacun des deux contractants est censé agir librement, ce qui constitue bien entendu une pure fiction. En effet, les ouvriers qui vendent leur force de travail sont privés de moyens de production autonomes et doivent de ce fait obtenir un salaire sous peine de mort. Les Droits de l’Homme évitent ainsi soigneusement d’évoquer un droit à la subsistance qui légitimerait le droit pour chacun de posséder les moyens de se nourrir de manière autonome : un tel droit rendrait impossible l’exploitation dans le cadre du rapport contractuel. Privé de l’aiguillon de la faim, le salarié n’aurait aucun intérêt à aller vendre sa force de travail.

Le contrat est donc un nouvel exemple de rapports sociaux institués sous les auspices du chantage. Le patron occupe le fauteuil du Dieu leibnizien : il prend des décisions que la nécessité de la concurrence rend indiscutables pour des salariés qui ne maîtrisent pas les tenants et les aboutissants du marché. La violence mimétique pénètre encore davantage la société : si l’on n’exploite pas toujours plus la main d’œuvre, les concurrents, eux, le feront. L’on peut noter la singulière actualité de ce discours qui reste quasiment inchangé depuis lors. Tous les sacrifices – de la part des dominés – sont justifiés par la sauvegarde de la « compétitivité » des entreprises françaises.

L’on comprend que cette situation pensée comme étant la conséquence de lois économiques relevant de la nature ait été socialement et historiquement instituée en créant les conditions de la dépossession des classes populaires de leurs moyens de vie autonome hors du marché. Il a fallu désorganiser les rapports sociaux, faire des paysans « des pommes de terre dans un sac de pommes de terre » [22], privés des liens de solidarité traditionnels, pour instituer l’ère des « lois économiques », lois complètement fausses dans le contexte traditionnel qui maîtrisait la violence mimétique. L’idée d’une société basée sur des lois naturelles de fonctionnement, idée qui justifie le pouvoir de ceux qui prétendent maîtriser ces lois, s’est en fait imposée à la suite d’un long coup de force des classes dominantes qui ont peu à peu détruit les communautés politiques paysannes pour les intégrer dans la communauté économique de la Nation, où la politique est transformée en une technique dont les dominants ont le monopole et qui leur permet de gérer le corps social en vue de la lutte mimétique contre les autres nations.

La pensée républicaine contemporaine prend ses racines dans cette histoire. Elle est issue des catégories de perception fondées par le rapport de domination, qu’elle intègre à l’insu de ses catéchumènes. Dans sa logique, l’on retrouve la division entre ceux qui savent et qui préparent l’action, et les autres qui obéissent. C’est cette logique que les émeutiers des banlieues ont court-circuitée en incendiant des voitures ou des édifices publics, exprimant spontanément leur révolte sans l’enfermer dans les catégories de fin et de moyen. En tentant de rapatrier cette révolte dans le cadre institutionnel, les intellectuels imposent leur vision du monde et leur savoir, dans la droite ligne de la confiscation du pouvoir que nous avons décrite. Comme des légistes imposant le droit romain pour anéantir les libertés paysannes, ils imposent leur science des luttes à des émeutiers qui n’ont nullement fait montre qu’ils en étaient demandeurs.

Nous avons démontré que la pensée républicaine repose sur la scission pensée-action, traduction d’un rapport social qu’elle naturalise : celui entre dominants et dominés. Cette naturalisation s’opère par le critère de la compétence, qui pourvoit le maître d’un savoir dont l’esclave est dépourvu : celui de la gestion de la communauté humaine, pensée comme un domus, un foyer, c’est-à-dire un ensemble pré-politique. Il ne nous semble donc pas controuvé, en nous appuyant sur l’étymologie du terme, de prétendre que la pensée républicaine est par définition celle de la domination. C’est ici que le projet moderne se scinde entre une pensée critique qui opère une séparation avec le monde pour permettre l’objectivation, mais préserve de ce fait le lien dialectique entre sujet et objet, et une pensée organisatrice, la pensée républicaine, qui scinde pensée et action pour détruire ce lien dialectique.

Cette pensée républicaine s’est constituée en homologie avec le développement de la scission commandeur-commandé, opérée par la croissance des structures étatiques, puis du marché capitaliste. Le conformisme qui pose couramment comme objection à la pensée critique : « que proposez-vous ? » entérine cette division. Cette question est une injonction à occuper le fauteuil du « roi-philosophe » et à intégrer la division pensée-action jusque dans la pensée qui s’oppose aux conséquences de cette division. Or toute pensée se voulant émancipatrice et relevant le défi de cette question biaisée a perdu d’avance, car l’acceptation de la légitimité d’une telle question suppose celle de tout ce qu’il faudrait rejeter pour permettre une vie libre. La pensée libre ne doit pas proposer d’organisation alternative, elle doit critiquer toute tentative de pensée organisatrice et abandonner la prétention à fournir un mode d’emploi vers les lendemains qui chantent.

En faisant de la position du planificateur qui pense sans agir le siège de la décision légitime, la vision des membres des classes privilégiées est légitimée. C’est le sens des États Généraux que certains intellectuels préconisent comme panacée à « l’embrasement » des banlieues. Ces assemblées permettraient d’imposer des discours légitimes, que seuls les dominants sont aptes à produire, à des membres des classes populaires dont certains, par leur action directe, ont rejeté la pertinence. Mais c’est aussi le sens du système d’oligarchie élective, dit de démocratie représentative, à la participation duquel l’on relie à présent, par un singulier raisonnement, la citoyenneté.

Cette justification de la domination de quelques-uns se fait au prix de la liberté de tous : posant la nécessité comme norme ultime de l’action humaine, elle condamne l’humanité à fonctionner, à se conformer aux lois hétéronomes de la fin et des moyens. Les lois traditionnelles contrôlaient l’immense potentiel de la violence mimétique en donnant à chacun des droits limités par des obligations afférentes vis-à-vis d’autrui. Elles pourvoyaient ainsi le monde de sens. Mais la logique de l’efficacité, elle, postule que tous les moyens sont bons. Ce faisant, elle pose autrui comme agresseur potentiel et condamne l’humanité à la guerre de tous contre tous. Le seul moyen de se protéger des agressions extérieures est alors d’obéir aux chefs qui maîtrisent les lois salvatrices du développement économique. La république moderne n’est donc pas porteuse d’un projet politique : en organisant la collectivité selon les diktats de la menace extérieure qu’elle provoque en la fantasmant, elle abolit la question du vivre ensemble souhaitable. Ce faisant, elle met la société en marche vers l’horizon sans cesse repoussé du meilleur fonctionnement.

Où nous conduisent les républicains ? En promouvant une pensée dénuée d’axiologie, ils livrent l’humanité à une vie tournée vers sa simple reproduction. Cette vie dénuée de l’aléa révélateur, car imprévu, que la pensée organisatrice prétend effacer, comment peuvent-ils la prétendre libre ?

La pensée républicaine a échoué, contrairement à ce qu’elle croit, à rendre les êtres humains maîtres de leur destinée en les libérant des principes hétéronomes. Les sociétés traditionnelles, par l’institution d’un tel principe, s’étaient protégées des forces informes du mimétisme que la république moderne a, à son insu, placées en son cœur. Sans les penser comme des modèles, nous devons recueillir, avec une modestie qui nous a cruellement manqué jusqu’alors, l’ironique question qu’elles nous lèguent et qui nous permet de nous regarder du dehors : et si les sauvages des Lumières avaient besoin des lumières des sauvages ?

Christophe Hamelin, Luc-Michel Mazenc

P.-S.

Les auteurs de ce texte ont longtemps hésité à le faire reparaître pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que ce texte est long et difficile. Il est une tentative d’exploration un peu brute qui appelle un supplément de réflexion en vue d’approfondir la critique. Le fait que nous nous attaquions à la république, que nous considérons comme liée au totalitarisme et à l’actuelle résurgence d’un régime néo-fasciste à l’échelle occidentale , va choquer bien des gens. Nous leur demandons d’être ouvert aux arguments que nous présentons, arguments qui ne vont pas de soi. Ils nous viennent de la surprise que nous avons éprouvée à la lecture des textes anciens qui invalidaient toute la propagande distillée à nous pendant des années par l’école, les médias et les institutions.

Une autre raison de notre hésitation à mettre en ligne cet article vient de sa longueur. Les textes sur internet sont de plus en plus courts et les lecteurs de textes longs sont peu nombreux. Nous demandons donc au lecteur de prendre son courage à deux mains car certaines idées sont dures à exprimer rapidement, surtout quand elles sont encore peu claires à l’esprit des rédacteurs eux-mêmes.

Dans le même temps, plusieurs raisons nous poussent au contraire à le faire reparaître. En publiant sur Internet, nous espérons mettre en rapport le lectorat avec un style difficile. Non pas que ce soit un plaisir de rédiger un texte difficile mais parce que certaines choses ne se disent pas facilement et qu’un style difficile laisse parfois plus de marge d’interprétation au lecteur qu’un style clair qui mâche le travail d’interprétation, en quelque sorte. Le texte vit et dépasse ses auteurs de par les interprétations qui en sont faites. Que les lecteurs n’hésitent pas à s’y replonger plusieurs fois pour venir à bout de certains passages peu clairs. Une lecture lente et répétitive n’est pas du temps de perdu.

Et puis, en ressortant ce texte, nous pensons surtout à la récente révolte des grecs contre le pouvoir central. Cette révolte emblématique nous rappelle que les actes de résistance sont nombreux, quoique dissimulés par la propagande officielle. Toute une population, surtout jeune, courageuse, vigoureuse, désespérée et joyeuse, s’oppose au néo-fascisme occidental. Il nous semble important de déminer idéologiquement le terrain par un travail de réflexion se donnant pour objet le développement d’une critique radicale. En essayant de désamorcer, en partie car la tâche est longue, les multiples trahisons idéologiques qui guettent toute révolte radicale, nous espérons que la génération qui se lève évitera les écueils qui ont fait tomber la précédente dans le réformisme et la vie affadie.

Notes

[1Karl Marx – Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 44.

[2Yann Moulier Boutang, « La République, an 2006 : tout va bien ! », Nouvel Observateur Hebdo, n° 2149 – 12 janvier 2006. Consulté sur le site http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2149/articles/a291989-.html?xtmc=vabien&xtcr=8 le 07/01/2009.

[3Pierre-André Taguieff, « Le nouveau réac, un « ennemi » qui vous veut du mal », Libération, mercredi 28 décembre 2005.

[4À l’image d’auteurs tels que Laurent Mucchielli, « Misère du débat sur « l’insécurité » », Journal du droit des jeunes, 2002, n° 217, pp. 16-19, consulté sur le site http://laurent.mucchielli.free.fr/ le 15/03/2006.

[5Karl Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Éditions Gallimard, collection Folio Histoire, 2002, p. 215.

[6Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2002, p. 826.

[7Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, collection « Agora », 1983, pp. 248-249.

[8Ibid., p. 289.

[9Platon, La République, VI, 488b ; Cicéron, La République, livre 1, VI 11 ; livre 5, IV 6.

[10Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 182 et suiv.

[11Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, op. cit., p. 491.

[12Ibid., p. 812.

[13Ibid., p. 812.

[14Theodor Wiesengrund Adorno, Minima Moralia, Paris, Éditions Payot, Critique de la politique, 1991, p. 71.

[15Pour une démonstration de cet état de fait avec l’exemple du chômage, cf. Renaud Tarlet – Christophe Hamelin, « La figure du chômeur : une construction imaginaire », Drôle d’Époque n° 17, Nancy, pp. 201-215. disponible ici

[16Laurent Mucchielli, op. cit., p. 5.

[17Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, éditions Gallimard, collection « Tel », 1975, p. 185.

[18Theodor Wiesengrund Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 183.

[19Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, Collection « Folio histoire », 1987, p. 343.

[20Ibid., p. 341.

[21Aristote, Politique, I, 8 – I, 9.

[22Karl Marx, Les luttes de classes en France, op. cit., p. 300.

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