Cartographie anti-esclavagiste et anti-colonialiste : pour une réappropriation de l’espace public lyonnais

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Dans le cadre du mouvement mondial « Black Lives Matter », qui a pointé le racisme structurel de nos sociétés, autant aux Etats-Unis qu’ici en France, et particulièrement dans la police, nous avons décidé de constituer une cartographie des lieux qui, dans l’agglomération lyonnaise, exposent des vestiges esclavagistes ou colonialistes, autant de reliquats racistes qui n’ont plus lieu d’exister dans notre société actuelle. Retour sur une initiative participative de création d’une carte recensant les statues, les rues, les places rendant hommage à des figures esclavagistes ou colonialistes à Lyon et dans ses environs.

Quelques mots sur le projet

Dans un premier temps, il convient de revenir sur cette initiative que nous avons lancée il y a moins d’une semaine sur Twitter. Dans le cadre du mouvement Black Lives Matter, qui pointe le racisme structurel de nos sociétés, autant aux Etats-Unis qu’ici en France, et particulièrement dans la police, nous avons décidé de constituer une cartographie des lieux qui, dans l’agglomération lyonnaise, exposent des vestiges esclavagistes ou colonialistes, autant de reliquats racistes qui n’ont plus lieu d’exister dans notre société actuelle.
Cette initiative est, avant toute chose, une œuvre historienne, une œuvre pédagogique, documentée, sourcée, pouvant permettre une diffusion de la connaissance historique, de l’histoire de l’esclavage ou de l’histoire coloniale de manière horizontale, accessible à tous. Cette initiative est en somme un outil d’éducation populaire. Il nous est apparu important de signifier aux lyonnaises et lyonnais qu’ils traversaient tous les jours des espaces résiduels d’une histoire oppressive, d’une histoire qui n’a rien de glorieuse aujourd’hui, d’une histoire qui a mené à la domination par l’Europe, de bon nombre de territoires et de leurs populations. Une histoire qui n’a pas à être célébrée telle qu’elle peut continuer à l’être aujourd’hui. Par ailleurs, il apparaît intéressant que cet outil puisse être exploitable par de futures chercheuses ou chercheurs en sciences humaines ou en histoire de l’art, afin d’étudier, par exemple, la place réservée encore aujourd’hui à des personnages et des évènements esclavagistes ou coloniaux.

En somme, notre ambition est donc de redonner du sens, re-signifier l’environnement, l’espace qui nous entoure afin, dans un premier temps, d’être conscient du poids historique qu’il détient, et dans un second temps, en vue d’une éventuelle réappropriation de l’espace public.

Une réflexion sur les hommages

Il serait maintenant intéressant d’aborder la question des hommages accordés à ces hommes – nous pourrions d’ailleurs évoquer l’omniprésence de statues et de noms d’hommes dans l’espace public, phénomène qui pose question dans une société qui veut parvenir à une égalité entre les hommes et les femmes. Bien entendu, les femmes n’avaient, à l’époque, pas autant de pouvoir, autant de responsabilités, autant de possibilités de participer à des entreprises esclavagistes ou coloniales que les hommes. Ainsi la question ne se pose pas en ces termes. Mais elle se pose quant à la visibilité qu’elles ont dans l’espace public : à l’image de la société actuelle, il existe un fossé inégalitaire dans la représentation des femmes et dans l’attribution de noms de rue à leur honneur.

Mais revenons à la question de l’hommage et questionnons désormais son essence, et sa pertinence. Rendre hommage, dans une société de mémoire, de symboles, de commémoration semble aller de soi. Quel que soit le bord politique, la création de symboles permet d’ancrer l’identité, de fédérer, de rassembler des idées politiques autour d’une personne, d’un moment. Néanmoins, cette pratique reste problématique car mettre en avant des évènements ou des personnes revient à en occulter d’autres. C’est ainsi qu’on en vient par exemple à commémorer la personne de Victor Schoelcher comme ayant mis fin à l’esclavage en France. Le mettre en avant revient à silencier, à occulter toutes les personnes concernées qui ont lutté contre l’esclavage qu’elles subissaient. Ceci revient à déposséder certaines personnes de leur histoire et, finalement, à la réécrire.

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Pont Gallieni
Général dans l’armée française. Organise la « pacification » de nombreuses zones en Afrique dont Madagascar où il est nommé gouverneur général en 1896. Il instaure le travail forcé et est l’instigateur de nombreux massacres.

En finir avec les biographies sélectives

Il a pu nous être reproché, quelques jours après le début du projet, de n’avoir sélectionné que les passés esclavagistes ou coloniaux des personnages, pour occulter d’autres éléments biographiques. Il est important de clarifier certains points. Tout d’abord, rappelons que les hommages rendus aux personnages l’ont généralement été pour d’autres raisons que celles que nous avons relevé dans les notices de la carte. Si nous prenons l’exemple de Winston Churchill à qui on a fait l’honneur de baptiser un pont à son nom, nous nous rendons rapidement compte que cet hommage a été rendu en 1966, 20 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qu’il ne prend seulement en considération le rôle que ce personnage a joué dans la lutte et la résistance contre le nazisme. A aucun moment, l’hommage a été rendu pour son rôle joué dans l’entreprise coloniale britannique, ou pour sa répression « héroïque » des kenyans lors de la Révolte des Mau Mau dans les années 1950.
Ainsi nous nous apercevons qu’un homme a été honoré pour des actes à un certain moment de l’histoire, occultant finalement tout le reste de sa biographie, ainsi que sa pensée politique. Or dans le cas de W. Churchill – et dans bien d’autres cas en réalité – cela pose problème : ces commémorations passent sous silence son engagement zélé dans l’armée coloniale, sa participation à des guerres et parfois des massacres, son racisme toujours ouvertement assumé, et, une fois au pouvoir, quelques années après la Seconde Guerre mondiale, sa politique de répression systématique des luttes de libération nationale kenyanes et malaisiennes.

Mais il faudrait pourtant accepter qu’une partie de l’histoire d’un personnage historique soit honorée au détriment des ses autres actes, de sa pensée politique, de l’ensemble de sa biographie. En somme, il faudrait – et on en revient toujours au même problème – séparer l’homme de l’artiste, l’homme du politicien d’un moment de l’histoire, l’homme anti-nazi de l’homme raciste. A ce moment apparaît alors le fond véritablement honteux de ces entreprises de commémoration : elles aboutissent à réécrire l’histoire, à mettre en lumière des évènements, des actes, des pensées, et à passer sous silence d’autres évènements, d’autres actes, d’autres pensées totalement indéfendables des mêmes hommes.

La commémoration, l’hommage, l’honneur, le fait de révérer revient quasi-systématiquement à participer à la propagation d’un obscurantisme dangereux. A ce rythme-là, il deviendrait quasiment défendable de dresser une statue en hommage au Maréchal Pétain pour commémorer ses décisions durant la Première Guerre mondiale – qui sont d’ailleurs souvent saluées mais entourées d’une héroïsation, d’une mythification qui passent là encore sous silence certains faits –, en omettant son rôle éminent joué dans la répression violente de la révolte anticolonialiste d’Abd el-Krim au Maroc – usage de gaz de guerre, de bombardements face à une population berbère et une armée bien moins équipée –, ou sa collaboration avec l’Allemagne nazie et sa participation à l’Holocauste durant la Seconde Guerre mondiale.

Il ne s’agit pas là d’une simple lutte idéologique : il s’agit de prendre en considération des faits. Lorsque l’on mène un travail introspectif, on se rend compte, concernant le personnage de W. Churchill par exemple, qu’à aucun moment son passé violent, son racisme et sa gestion des luttes décoloniales n’est mentionnée. Des premiers instants où il est fait mention de son nom à l’école, jusqu’à ce qu’un travail soit fait pour souligner ses actes et sa pensée honteuse, W. Churchill est présenté en héros de la Seconde Guerre mondiale, en antifasciste, en résistant face au nazisme. Or la réalité historique est plus complexe que cela.

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Répression d’un village kenyan étant suspecté de soutenir la révolte des Mau Mau.

Sur la place des statues dans notre société contemporaine

Face à ce souci éthique de restitution d’une histoire passée sous silence, il semble important de questionner la place laissée aux statues, au plaques commémoratives, dans notre espace public. Dans l’état actuel des choses, ces plaques, ces statues, ces monuments détiennent une portée pédagogique quasi-nulle. Les descriptions, lorsqu’elles existent, sont courtes et ne rendent pas compte de la réalité des faits historiques. Elles se contentent en général d’expliquer succinctement les raisons pour lesquelles le personnage en question fait l’objet d’un hommage. Ce faisant, elles sélectionnent une partie de la biographie du personnage et passent sous silence le reste.

Ceci nous incite à réfléchir sur la place de ces monuments dans notre société contemporaine, et sur les manières de faire en sorte qu’elles ne participent pas à la réécriture de l’histoire. Aussi, il est nécessaire de penser leur mise en avant dans – ou leur retrait de – l’espace public. Il devient urgent, pour toutes les figures que nous avons relevées jusqu’ici, et bien d’autres encore, d’entamer un processus de remémoration.
Plusieurs solutions existent : certain.e.s défendent l’idée de la constitution de nouvelles plaques mentionnant tous les éléments biographiques du personnages en question, sans en omettre aucun ; d’autres défendent l’idée de remplacer concrètement les plaques commémoratives de personnages racistes, esclavagistes, colonialistes par d’autres figures plus actuelles ; d’autres encore proposent de remiser les statues dans des musées, et de les accompagner de notices biographiques et des raisons ayant conduit à leur déboulonnement ; d’autres enfin choisissent la destruction pure et simple de ces vestiges d’un temps passé. Il faut aussi considérer le fait que l’apposition d’une nouvelle plaque commémorative mentionnant les actes et pensées racistes, esclavagistes et ou colonialistes des figures faisant l’objet de la commémoration ne changent rien au problème de fond : l’espace public, les rues, les places sont des lieux du présent dans lesquels vivent et se déplacent des individus qui doivent faire face à un hommage rendu à un personnage pour une partie seulement de ses actions. D’un côté le passé fait irruption dans un présent qui juge pourtant ce passé dévoyé voire honteux. D’un autre côté, ce présent doit faire avec un passé aménagé, transformé, réécrit qui, même s’il fait l’objet de quelques précisions rétablissant les faits historiques, est tout de même imposant et imposé, glorifié et surexposé.

Dans tous les cas, quelles que soient les décisions prises, quelles que soient les actions menées, légales ou illégales, il est important de préciser une chose : à aucun moment les actes de renomination de rues ou de place, mais aussi le déboulonnement des statues, ne peuvent être considérés au même niveau que les actes nazis d’autodafés et de destruction systématique de l’histoire juive. Les plaques commémoratives ou les statues sont les symboles d’une culture dominante, et jamais ceux de communautés subissant le racisme. Ces mêmes statues sont par ailleurs largement documentées, sauvegardées et conservées. En ce sens, elles ne seront jamais perdues. Mais surtout, les statues déboulonnées ne sont en aucun cas assimilables à des travaux universitaires, à des enquêtes, à des recherches, à cet ensemble de documents produits qui permettent d’étudier, et de construire l’histoire. Les détruire ne revient donc pas à détruire l’histoire, à s’attaquer à des productions intellectuelles, littéraires, historiennes. Elles sont certes pour les historiennes et historiens de l’art, des ressources très importantes pour étudier la manière de sculpter et de rendre hommage à une époque donnée, pour étudier des courants artistiques éventuellement. Elles peuvent aussi parfois servir aux historiennes et historiens en tant que sources, ou pour illustrer leurs travaux. Néanmoins, ces statues sont avant tout des symboles : ceux d’une histoire dominante, majoritairement étudiée et documentée, déjà écrite. Aussi, la destruction de ces symboles n’affecte pas l’histoire, mais seulement la mémoire. L’acte de destruction des statues est un acte paradoxal d’abolition de la mémoire et de remémoration. Il réintroduit des faits historiques passés sous silence, il réintroduit une forme de vérité qui fait éclater la mémoire, la mémoire inexacte, la commémoration erronée. Et dans le même temps, l’acte de destruction introduit une nouvelle mémoire, plus fiable historiquement, plus honnête. Ainsi, là où la destruction de symboles n’est qu’un arrêt d’une entreprise de commémoration ou de célébration, elle est au contraire un acte hautement historique, qui réactualise des pans entiers de l’histoire qui avaient pu être oubliés, ou passés sous silence.

Permettre la réappropriation de l’espace public

Enfin, il faut considérer une dernière chose : l’histoire n’est pas une discipline immobile, invariable, passéiste. L’histoire est constamment enrichie de nouvelles analyses et de lectures par des historiennes et des historiens du temps présent. L’histoire est une discipline évolutive, en mouvement. Aussi, il faut être capable de comprendre ce qui se joue, de comprendre les revendications et les aspirations qu’ont les personnes afrodescendantes par rapport à l’histoire, et par conséquence à l’espace public. Comme l’a bien signalé un utilisateur de Twitter « ‘On ne peut pas juger le passé et l’admiration qu’il y avait pour certains grands hommes, ils sont le fruit de leur époque’ [citant une phrase d’un historien], par contre on peut juger la détestation du présent pour ces mêmes grands hommes ? ».

Mais le paradoxe de cette société est tout entier contenu dans la dernière allocution d’Emmanuel Macron, datant du 14 juin, lorsqu’il déclare : « La République n’effacera aucune trace, aucun nom de son histoire […]. Elle ne déboulonnera aucune statue […]. Nous sommes une nation où chacun, quelles que soient ses origines ou sa religion doit trouver sa place ». D’un côté, la France souhaite à chacun et chacune de trouver sa place, mais de l’autre, rien n’est fait pour le permettre. Lorsqu’il s’agit, pour des personnes blanches, de trouver leur place dans une société blanchisée, qui met en valeur son passé impérialiste, esclavagiste et colonialiste, le problème n’est pas insurmontable. Tout un ensemble de symboles, de références à une histoire nationale, romancée, quasi-mythologisée, sont présents dans l’espace public. Cet héritage historique est totalement présent à Lyon, de la place Colbert, à la statue du sergent Blandan, honoré pour son sacrifice durant la conquête d’Algérie par l’armée française, jusqu’à la place Bellecour connue pour la gigantesque statue équestre de Louis XIV qui domine la place, ce roi célébré pour tout sauf pour sa très large contribution au développement de la traite négrière.

A l’inverse, lorsqu’il s’agit, pour des personnes afrodescendantes, de trouver leur place dans cette société, la difficulté est tout autre. Placées face à des symboles d’une histoire marquée par les crimes que furent l’esclavage et la colonisation étendue sur chaque continent, elles n’ont d’autres choix que d’accepter ces héritages, de les intégrer alors même que leur histoire diffère drastiquement de celle qui leur est imposée. Alors qu’elles pourraient légitimement demander à remplacer des figures historiques honteuses, par une place Toussaint Louverture, Angela Davis, Mulâtresse Solitude, Frantz Fanon ou Kateb Yacine. Cette façon de refuser, aux personnes afrodescendantes et descendantes de cette histoire coloniale, une reconfiguration de l’espace urbain, un déboulonnement des statues, une renomination de certaines rues, est le fruit d’un ethnocentrisme et un refus d’admettre qu’il puisse exister des sensibilités différentes et que l’esclavage et la colonisation puissent être appréhendés différemment selon les populations et les origines. On peut donc se demander si le « séparatisme » dénoncé par Macron – qui n’hésite d’ailleurs pas à utiliser un vocabulaire cher à l’extrême droite – et supposément alimenté par les intellectuel.le.s, les militant.e.s antiracistes et le camp de celles et ceux veulent légitimement rétablir des vérités historiques et obtenir réparations, ne serait pas en réalité la conséquence de celles et ceux qui refuse de reconsidérer la France, sa mémoire et ses symboles. Il semble parfois que nous ayons affaire à une réaction épidermique, défensive, visant à conserver une version de l’histoire, simplifiée, falsifiée, et à diffuser un roman national raciste, fantasmant un soi-disant apport de la “mission civilisatrice” blanche occidentale.

A bien des niveaux, il est désormais grand temps de rétablir justice et vérité, de sortir de nos imaginaires, et de prendre conscience de nos symboles dévoyés.

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Carte lyonnaise de recensement des figures esclavagistes et colonisatrices

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P.-S.

A propos de la statue de Louis XIV qui trône place Bellecour, un article avait été publié sur Rebellyon (ici), révélant en réalité qu’il s’agissait d’une nouvelle statue ayant remplacé la première qui avait été fondu en canon en 1792. La question de la mémoire est donc là aussi double : en remplaçant la première par une seconde, et en la conservant encore aujourd’hui dans l’espace public, cela contribue à transformer l’histoire et altérer la mémoire des révolutionnaires de 1792.

Pour toute participation, vous pouvez nous contacter par mail à l’adresse suivante : cartelyonanticolo@riseup.net

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