Contes de la démocratie ordinaire

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Le but fondamental de la social-démocratie est de résorber les conflits, pour le bien de tous,
c’est-à-dire le bien des heureux privilégiés. Pour cela, elle met en place une série de dispositifs avec un certain
goût pour les tables rondes réunissant habitants du quartiers, parents d’élèves, sociologues, syndicalistes…

Quand elle a assez d’argent, elle cherche
à réduire l’injustice pour qu’elle
reste supportable, mais ne l’abolit jamais.
Elle fournit la sécu, des MJC, des salles de
sport, des bourses et le RMI... Pour donner
l’illusion que tout va bien, que rien
ne se passe, elle organise, avec artistes
et acteurs sociaux, des fêtes de quartier
(Guillotière), des fêtes de la musique, des
berges du Rhône, et bien sûr des événements
sportifs (coupes de France, JO...).
Du pain et des jeux, on en revient toujours
là.

Le type d’humain que la démocratie
cherche à construire s’appelle citoyen.
Le citoyen, c’est quelqu’un de bien. Le
citoyen travaille, se donne du mal, lui. Le
citoyen se prononce sur tout, souvent sans
rapport de réalité avec sa vie. Le citoyen
n’a plus de corps, on lui a coupé les membres,
même si parfois il est super musclé.
Le citoyen vit dans une bulle où tout est
mou (son monospace, la véranda de son
pavillon...). Elle est un peu confortable
mais terrifi ante d’ennui. Dans la société
démocratique, on flotte mollement d’un
âge à un autre, sans aucune prise sur le
territoire. Et sans appui on n’est rien, on
peut pas se battre.

Pour installer cet agencement pacifié, la
démocratie doit supprimer tout commun
fort entre groupes d’humains, et les fondre
individuellement dans le creuset de la
société, pour faire disparaître toutes lignes
de fracture. Voilà ce qui dérange le pouvoir
avec le « groupe de Tarnac » et d’autres :
leur tentative de reconstituer un commun
fort, un agencement entre des personnes
qui ne soit pas qu’une juxtaposition d’individus.
Des vies qui se tiennent vraiment,
et s’enracinent dans ce plateau fertile de
Corrèze, des personnes qui recommencent
à exister, ensemble, et donc à constituer
une menace. Et c’est la même chose qui
dérange dans les banlieues : des gens y ont
des vies partagées, restent solidaires face à
la police-justice, et maîtrisent un territoire.
On sait ce qui leur fait peur, on sait ce qu’il
nous reste à faire.

Crise et retour au dur

C’est la crise, leur crise. Ils ont pillé leur
Etat providence, dépouillé le joli tissu
social. Nous, on va pas s’en plaindre, parce
que ce tissu social, c’était notre camisole,
c’était le velours sur les sièges de la galère,
ce tissu qui nous cloue le cul au bateau, ces
dispositifs qui nous empêchent de bouger.
Là, avec la dite crise, il y a un retour au
dur. Les gens de la classe moyenne ont
déjà connu des difficultés et de l’incertitude,
quand ils étaient jeunes, quand ils
commençaient dans la vie, s’installaient,
avec les gamins, peu d’argent, pas de travail
sûr... Puis la vie s’est arrondie, ça allait
mieux. Mais le dur est revenu avec la crise :
la ouate démocratique, ce régime d’atténuation
généralisée se déchire, un peu. Les
dispositifs se trouent. La mutuelle coûte
cher et rembourse mal, les banques prêtent
moins, l’essence, le logement et la bouffe
augmentent. Et puis surtout, cette année,
les fractions basses de la classe moyenne
se sont faites décapitées : licenciements en
cascades, des milliers de braves citoyens
retombent sur le carreau froid de la vie
réelle. Ça réveille. Ça rappelle ce qu’on
n’avait jamais vraiment oublié : ce sentiment
de se faire avoir, cette défiance à
l’égard de la société, le manque d’amour
pour ce monde. Ça réactive plein de belles
choses : la solidarité par exemple. On se
serre les coudes, on s’entraide entre proches,
dans le quartier. La vie quoi. La vie
qui reprend parce que la social-démocratie
n’a plus les moyens de payer l’aseptisation
généralisée. Du coup, ça grouille. Ça
récupère dans les poubelles, ça bricole,
ça retape et répare au lieu d’acheter du
neuf, ça jardine pendant le chômage technique...
L’enjeu est de dépasser le chacun
pour soi et le stade familial, pour assurer la
solidarité à un niveau plus collectif : politique.
Au moment où les filets sociaux se
trouent et nous libèrent, dans cette zone
de turbulence, faut qu’on se tienne les uns
les autres. En se tenant, on apprend à se
connaître, on découvre notre puissance
collective.

L’explicite sarkozisme

Au même moment où ça secoue, on doit
supporter le sarkozisme. Tout le monde l’a
remarqué, le paysage social s’est bleuté :
des fl ics partout, tout le temps. Comme s’il
allait se passer quelque chose. Et ils sont là
justement pour que rien ne se passe. C’est
ça la démocratie. Sauf que ça se passe en
nous, ça monte. En parallèle à notre révolte
qui gronde, le sarkozisme s’est diffusé
comme une grippe chez les dominants.
Ça donne des gens encore plus arrogants
qu’avant, des citoyens-flics, qui sont dans
leur bon droit. Faut les comprendre, ils ont
un monde derrière eux, avec eux. Partout
des fl ics et des contrôleurs qui leur sourient,
parce qu’ils ont bien payé leur ticket,
parce qu’ils ont pas bu en conduisant. Les
vigiles leur disent « Bonne journée monsieur
 ». Ça pose d’emblée une complicité,
du genre, « T’inquiète mon pote, si ça
secoue, nous on est là, on va les tenir en
place les pauvres, les bougnoules, les anarchistes...
 » Tout ça réveille plutôt les affects
de révolte que la social-démocratie avait
enfouis au plus profond de nos corps. Ils
nous insultent dans leur 4x4 parce qu’on
les gêne en vélo. Ou alors ils s’indignent
sur leur Vélo’v (avec leur salade bio dans le
panier) parce qu’on roule pas dans le bon
sens des pistes cyclables, et vite en plus.
La moindre infraction à cet ordre du
monde, leur monde, les rend malades, car
c’est tout le principe de leur vie qui est
attaqué dans ses fondements. Nous voir
voler dans un magasin et nous en sortir
« comme ça ». « Faut appeler la police, ils
vont recommencer ! » Il y a plein de cas
d’infection : le président de Science-Po
Grenoble qui, l’an dernier, frappait des
étudiants grévistes avec un bout de poubelle
 ; les étudiants-qui-veulent-réussir,
prêts à défi er les bloqueurs pour aller en
cours... Et ils savent bien que si on les
touche, on passera en comparution immédiate
pour violence, direction Corbas ou
Villefranche. Parce qu’évidemment ils
ont la plainte facile. C’est par essence des
balances qui se cachent derrière les fl ics,
leurs flics. Sarkozy a posé l’ambiance en
déclarant la guerre aux banlieues. Et à
Décines ça fi nit très mal : des jeunes font
du bruit, un voisin sort son fl ingue, un
mort. Kärscher. Partout, ils ont décrété
l’état de guerre permanent. À l’extérieur :
Palestine, Afghanistan, Irak, Pakistan... À
l’intérieur : arabo-musulmans et anarchoautonomes.
Des mots méchamment composés
pour faire peur à la classe moyenne
qui fantasme derrière sa télé, dans sa bulle.
« Prenez un cachet Emile, la social-démocratie
va vous protéger contre les terroristes.
On en a attrapé 13 d’un coup l’autre
fois. Paraît qu’ils couchent tous ensemble.
M’étonne pas. Et à Lyon on a encore capturé
des islamistes... »

La guerre n’est pas déclarée à tout le
monde, mais tout le monde est prévenu.
C’est à ça que servent les Julien Coupat
ou les photos de Guatanamo : « Voilà ce
qui t’attend si tu bouges. » Mais fiasco sur
fiasco (guerre en Irak, affaire Coupat), ils
jouent des mauvais coups, et nous allons
rentrer dans la brèche. Le Sarkozisme et la
crise, c’est pas un drame, mais une modifi
cation de l’hostilité, de la situation sur la
galère, une opportunité à saisir pour les
faire reculer.

La France qui se fissure

Ok, c’est parti. Des galérien-nes ont décidé
de ne pas se laisser écraser comme ça. Guadeloupe,
Martinique, Saint-Nazaire, Strasbourg,
La Courneuve. Marins pêcheurs,
dockers, producteurs, ouvriers. Amora,
Continental, Caterpillar, Goodyear. Chacun
de ces mots raisonne dans nos coeurs et
fait trembler le bateau. Grèves, blocages,
auto-réductions, sabotages, occupations,
séquestrations, émeutes, guets-apens, évasions,
braquages... Voilà de quoi fut chargée
l’année de la crise ! « Il faut préserver et
consolider le pacte social. » a déclaré Xavier
Bertand (sous-chef de l’UMP). Trop tard,
connard. Chaque séquestration est une
rupture avec l’ordre démocratique. Chaque
blocage (de gare, de boulevard, d’entrée
d’usine) brise le consensus. À chaque fois,
les patrons, les cadres, les doyens de fac
sont sur le cul car ils assistent à un pur
décrochage de la réalité : une entrée en
dissidence d’un morceau du réel. Et sur
notre radeau, aussi fragile soit-il, ils n’ont
plus aucune prise. Leur magie du pouvoir
ne fonctionne plus. On ne les écoute plus,
on ne les regarde plus, on les prend pour
ce qu’ils sont : des ennemis. Et on les traite
comme tels (c’est d’ailleurs ça qui les laisse
sans voix : le déchirement du consensus).
On les combat. On les bloque, on les tient,
on retourne leurs bureaux. À chaque fois,
une force propre se révèle, hétérogène.
Des espaces oppositionnels se matérialisent
(l’usine, la fac, la Guadeloupe, le quartier...).

Toute personne qui les pénètre, sort
de l’espace public. Ce sont précisément les
territoires perdus de la République.
Pour annuler la dissidence, la social-démocratie
réagit très vite. D’abord, elle
envoie toujours des flics, pour dire qu’il
vaudrait mieux pour nous qu’on accepte
de discuter, sinon... Elle rappelle systématiquement
par la présence policière
qu’on n’est pas chez nous, que c’est elle
qui a conquis ce territoire. C’était fl agrant
dans les Antilles où la métropole a envoyé
par avions des centaines de flics-militaires
pour dire « Attention les nègres, ici
c’est chez nous ». Les flics ont aussi tourné
autour des usines, des facs, des lycées. Et
ils sont souvent rentrés. Parce que quand
il s’agit d’âmes perdues, la social-démocratie
n’hésite pas : elle tire. Deux personnes
ont perdu un oeil dans le mouvement
étudiant cette année. Des grévistes ont
pris des coups de Taser sur Lyon. Mais là
où elle tire systématiquement et discute
après, c’est bien sûr dans les quartiers.
Là c’est le côté sarkoziste de la lame qui
est directement utilisé pour nous mater,
il est conçu pour.

Dans les usines en grève, ils font plus
attention. C’est des ouvriers, et même
si le prolétariat français a été dissout,
l’histoire nous hante. En plus il y a les
médias, on peut pas tabasser tranquille
comme sur le béton des cités. Donc on utilise
l’autre côté de la lame : le côté mou,
social-démocrate, pour nous amadouer,
nous entortiller. Discussions, négociations,
protocoles de fin de conflit, référendum.
« L’important est de ne pas rompre le
dialogue. » Tu m’étonnes, ils ont peur. À
chaque fois la démocratie et la légitimité
sont utilisées pour faire rentrer les choses
dans l’ordre. On dépêche un médiateur
dans les colonies. Il aurait pu prendre
une balle celui-là, pour commencer la
discussion. Dans les facs, ils organisent
des votes, à bulletin secret, pour calmer
le jeu. Chacun est ramené à l’impuissance
de son avis personnel sur la question, et
le tout donne l’opinion (des étudiants, des
salariés, des Français...). Rien de pratique,
dématérialisation systématique de
la lutte. Fin de l’action collective, retour
à l’échelon individuel. Quand ils disent
démocratie, nous entendons maintien
de l’ordre, contrôle de la population. Au
Pérou, le président a parlé d’un « complot
contre la démocratie », pour désigner la
révolte actuelle des indigènes. C’est vrai,
et ça fait des dizaines de morts. C’est pas
un hasard si la démocratie arrive en kit
dans les camions de l’armée américaine,
en Irak ou en Afghanistan, pays barbares
qu’il faudrait pacifi er et civiliser. Là-bas,
la démocratie a explicitement une odeur
de mort. C’est pas un hasard non plus si
à la veille des européennes, par tous les
trous médiatiques, ils ont essayé de nous
injecter le poison électoral. Ce qui est
mesuré dans chaque rite démocratique,
c’est l’adhésion à leur monde. Participer,
signer, c’est en être. C’est appartenir à
cette grande soupe que serait la société
française (et maintenant européenne).
À Grenoble, les conseillers municipaux
sont sous le choc parce que des gens ont
préféré incendier le bureau de vote de
leur quartier, et canarder la police.

Intégration vs dissidence

La démocratie ne se présente jamais
comme ennemi de tel groupe, mais toujours
comme ennemi du conflit et de
ses conséquences dommageables pour
tout le monde. Les étudiants à la fac vont
perdre leur année. Les travailleurs vont
arriver en retard si les trains sont bloqués.
La réputation de gréviste pénalise la
nation dans la concurrence mondialisée.
La démocratie cherche toujours quelque
chose pour transcender les conflits. Son
principe est de chercher ce qui met tout
le monde d’accord. Et elle vient de trouver
le poteau vert : sauvons la planète ! C’est
la nouvelle transcendance. Dieu quoi. Et
ils vont nous la faire à toutes les sauces.
Salauds de pauvres qui polluent, en Chine
ou dans les banlieues où ça mange pas
bio. Sécurité et écologie, voilà l’avenir.
Ils ont pourri la Terre, et ça va être de
notre faute (on gaspillerait). Comble de la
connerie, c’est eux qui vont réparer, nous
sauver une fois de plus. Mon cul.
L’insurrection, la révolution, l’intifada
(chacun ses mots, le tout c’est qu’on se
comprenne), c’est précisément l’inverse
de l’ordre démocratique. C’est garder sa
force, ne rien déléguer aux patrons du
grand contrat social, et assumer le conflit.
La paix, ça veut dire qu’on a perdu. C’est
l’état de défaite tellement stabilisé qu’on
en a oublié la guerre, les violences qu’il a
fallu et qu’il faut encore pour instaurer et
préserver la paix. On vit sous occupation,
suffit de voir la place du Pont à la Guillotière
depuis un mois. La force armée qui
nous a capturés s’appelle République
Française.

« Ça va péter »

Intuitivement, tout le monde en a marre
de la paix sous occupation. Enfin tout le
monde, sauf les gagnants de ce monde. Les
jeunes cadres parisiens à qui la vie sourit,
évidemment eux, ils craignent « l’explosion
sociale ». Mais les gens qui refusent de
vivre sur des privilèges dégueulasses n’ont
rien à perdre dans le conflit. Au contraire :
si on s’organise, au lieu d’une simple explosion
sociale, c’est un moment révolutionnaire
qu’on peut vivre, et reprendre prise
sur nos vies.

Parce qu’on va pas se contenter de
moments de rupture. C’est une réalité
toute entière qu’on veut construire. Personne
ne se satisfait d’avoir fait reculer
telle réforme, ou gagné quelques milliers
d’euros de plus. Les ouvriers de Continental
sont les premiers à le dire : « 50 000 €
c’est bien, mais après ? ». La prime sera
bouffée en deux ans. Et après ? Ça change
rien à nos vies ! C’est quoi notre avenir ?
Surtout à plus de 40 ans, licencié. Et puis
les gosses alors ? Ce sera pareil pour eux ?
Intérim, humiliations et tout à recommencer
à chaque fois ?

La négociation par le fric, c’est exactement
le mode de résolution des conflits mis en
place la social-démocratie, un mode quantitatif.
Le capitalisme quoi, toujours. Plus de
velours sous ton cul, un peu d’aide sociale.
Mais on veut pas de plus belles rames, on
veut sortir de cette taule ! Et c’est la sortie,
la dissidence en acte qu’on découvre dans
chaque occupation. Dans les luttes, on se
voit et se vit autrement. Par exemple, à
Caterpillar, les gens des bureaux sont descendus
spontanément aux côtés des types
de l’atelier contre la mise à pied des 19 grévistes.
C’est un bouleversement radical qui
se joue, du qualitatif. Et c’est ça qu’il faut
stabiliser. Que les Contis et et les Goodyear
en Picardie continuent à se voir. C’est les
rencontres nouées dans la lutte qu’il faut
poursuivre même quand ils ont sonné la
fi n de la pause. Et c’est pas que des mots,
c’est la vie très concrète : on a payé et fait la
bouffe ensemble pendant ces jours d’occupation,
on pourrait continuer un peu. Et les
intérimaires ? C’est pas parce qu’ils se sont
fait dégager en silence qu’on devrait plus
les revoir. Il reste des sous dans la caisse de
grève, qu’est-ce qu’on en fait ? Ils t’ont fait
sauter ton permis ? Les salauds, on va faire
du covoiturage. Résister quoi, sur tous les
tableaux. En plus tout est moins chiant à
plusieurs. Et puis la prime de départ comme
ils disent pour nous chasser, on pourrait en
mettre un bout en commun, pour voir ce
qu’on peut faire ensemble.

On ne se contentera pas d’exister en contre,
de n’être qu’une résistance, à un plan de
licenciements, à une réforme, à une baisse
des salaires... Parce que ça voudrait dire
que le reste du temps on s’en fout de celles
et ceux qui ont pas eu leur année et qu’on
verra plus sur les prochaines occup’ de la
fac parce qu’ils ou elles bossent à MacDo,
qu’on s’en fout des copains et copines de
l’usine d’à côté qui se font jeter deux mois
après nous, qu’on s’en fout des jeunes qu’on
a vu grandir et dont on nous dit qu’ils sont
maintenant en prison... La grève c’était
justement une sortie du chacun pour soi,
tous contre tous. Donc à nous d’inscrire
nos rencontres dans la durée et dans l’espace.
Continuer entre personnes en lutte,
et trouver des endroits où être ensemble.
Bref, pour empêcher tout retour à la normale,
il nous reste à oser démarrer une
autre réalité, la nôtre.

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