Présentés souvent comme équivalents de la contemporanéité la plus récente, les préfixes post déclinant ce qui vient après la modernité (postmodernité, postmoderne, postmodernisme) masquent surtout une idéologie construite contre ce qui est censé être « moderne », en ce sens la postmodernité est plutôt une catégorie rhétorique abritant une idéologie antimoderne. Perry Anderson propose avec Les Origines de la postmodernité une synthèse historique des débats liés à la postmodernité dans un texte qui devait être la préface du livre de Fredric Jameson intitulé The Cultural turn. Selected writings on the postmodern, 1983-1998. Si l’admiration d’Anderson pour l’ensemble de l’œuvre de cet universitaire marxiste nord américain se manifeste trop souvent par des phrases dithyrambiques à la limite du « cirage de pompes », l’ouvrage est d’un grand intérêt pour l’analyse précise des termes et des enjeux du débat. Ce livre comporte quelques thèses assez pertinentes sur le rôle des contextes sociaux, économiques ou politiques. On ne peut réfléchir sur la postmodernité sans se référer à la modernité. Or d’emblée les définitions semblent piégées, par exemple en dehors de l’opposition classique à l’ancien le mot « moderne » rend difficile la conception d’un terme afférent car il convertit automatiquement le « moderne » en passé relatif [1]. L’usage des mots « postmoderne, postmodernité, postmodernisme » est donc caractérisé par une confusion permanente entre périodisation historique et qualification esthétique cependant Anderson parvient à faire le départ entre ces deux aspects de façon diachronique et synchronique. Anderson rappelle que les mots modernisme et postmodernisme ont d’abord émergé dans l’Amérique hispanique. Autour de 1890, le poète nicaraguayen, Ruben Dario (1867-1916) propose le mot modernisme dans une « déclaration d’indépendance culturelle » pour désigner un courant littéraire du monde hispanique tandis que, dans les années trente du vingtième siècle, l’écrivain Federico de Onis (1885-1966), un espagnol professeur de littérature à l’université Columbia (New York) avance l’idée de style postmoderne pour désigner un « reflux conservateur » au sein du modernisme. De même que le modernisme est une catégorie « à posteriori » construite pour unifier une grande variété de formes et de mouvements expérimentaux qui (…) ignoraient totalement cette catégorie … l’idée du postmoderne a commencé bien avant l’apparition de formes que l’on identifierait aujourd’hui comme postmodernes. De même, la chronologie de sa théorisation ne correspond pas à celle de son apparition en tant que phénomène [2].
L’apparition du mot en Occident : de la période historique à la philosophie sociale
L’emploi du mot postmoderne, pour désigner une période nouvelle, est apparu au cours des années cinquante. Mais le terme n’est pas associé aux mêmes périodes, en 1951 dans une série de lettres au poète Robert Creeley (1926-2005), le poète nord américain Charles Olson (1910-1970) utilise le mot postmoderne pour désigner un « monde » qui s’amorce après 1945, tandis qu’en 1954 Arnold Toynbee dans un volume de A Study of History qualifie « d’âge postmoderne » l’époque qui débute autour de 1870. En 1959, le mot est employé dans un sens plutôt négatif par deux auteurs appartenant à la gauche new-yorkaise : le sociologue Charles Wright Mills écrit dans L’Imagination sociologique : « aujourd’hui aux Temps Modernes succède une période post moderne », tandis que le critique littéraire Irving Howe publie dans Partisan Review un article intitulé « Mass society and post-modern fiction ». En 1968, le sociologue nord américain Amitai Etzioni dans son livre The Active society caractérise l’époque naissante après la seconde guerre comme postmoderne. Le contenu même de ce terme, d’un usage assez limité et souvent divergent, reste longtemps imprécis et c’est à partir des années soixante-dix que le terme postmoderne devient une référence collective. Le critique littéraire nord américain, Ihab Hassan, publie en 1971 un article [3] présentant le postmodernisme comme un courant théorique concernant les arts visuels, mais aussi la musique, la technologie et les perceptions sensorielles avec des exemples qui vont de Mailer à Tel Quel, des hippies au conceptualisme [4]. Dans ce courant regroupant des tendances qui, soit exacerbaient, soit rejetaient en bloc certains traits dominants du modernisme, trois noms associés au fameux Black Mountain College [5] sont souvent cités : le compositeur John Cage (1912-1992), le peintre Robert Rauschenberg (1925-2008) et l’architecte et inventeur Buckminster Fuller (1895-1983). Mais c’est d’abord dans le domaine littéraire que la notion s’impose aux Etats-Unis grâce à la revue Boundary 2, sous titrée Journal of Postmodern Literature and culture publiée à partir de 1972. L’usage du terme ne pouvant rester limité au seul domaine littéraire, Hassan affirme dès 1978 que l’unité sous jacente au postmodernisme résidait dans « le jeu sur l’indétermination et l’immanence » introduit dans le champ artistique par… Marcel Duchamp [6].Parallèlement aux USA dans le domaine de l’architecture, et sans relation aucune avec les débats littéraires, une critique violente du modernisme, défendu et pratiqué par les générations précédentes d’architectes, se développe. En effet l’architecture, seule pratique esthétique avec un impact social immédiat [7], est à l’origine de nombreux projets de réorganisation sociale dont les conséquences urbaines sont contestables. Ainsi l’ouvrage L’Enseignement de Las Vegas publié en 1972 par l’architecte Robert Venturi et ses associés se présente comme un véritable manifeste architectural qui rejette le projet progressiste, sinon révolutionnaire, utopiste et puriste de l’architecture moderniste. Le titre du livre étant inspiré par un regard positif, sans préjugé porté sur le Las Vegas Strip, une portion de boulevard où sont concentrés les plus grands hôtels et casinos de Las Vegas, il s’agit pour les auteurs de manifester une préférence pour l’hétérogénéité d’une expansion urbaine spontanée contre la monotonie planifiée des mégastructures modernes [8]. Pour les auteurs l’architecte doit se préoccuper non de ce qui devrait être mais (de) ce qui est [9].C’est le critique d’art Charles Jencks qui, à partir de 1977 avec son livre Le Langage de l’architecture postmoderne puis ses conférences, va contribuer à l’élaboration théorique du « postmodernisme ». Dès lors, il s’agit de promouvoir une architecture mélangeant syntaxe moderne et syntaxe historiciste, et s’adressant à la fois au goût des élites et à la sensibilité populaire [10]. Jencks a expliqué par la suite que, lorsqu’il a commencé à écrire ce livre en 1975, il a utilisé le mot postmoderne « pour signifier … la fin de l’extrémisme d’avant-garde, le retour partiel à la tradition, et le rôle central de la communication avec le public ».Présenté par Jencks comme civilisation mondiale marquée par une tolérance plurielle et un choix surabondant, le postmodernisme est censé vider de leur sens des polarités obsolètes comme celles de « la gauche et de la droite, de la classe capitaliste et de la classe ouvrière ». Au cours des années quatre-vingt, en construisant le postmodernisme comme une véritable philosophie sociale, Jencks adopte une position nettement politique. Dans le domaine de l’art, il convient désormais d’accepter la logique du marché et la concurrence, interprétés comme de puissants stimulateurs de la création. Ainsi Jencks écrit en 1986 à propos de la période qui selon lui s’achève : « Il n’y avait plus d’avant-garde artistique … il n’y avait plus d’ennemi à conquérir … il y avait plutôt d’innombrables individus vivant à Tokyo, à New York, à Berlin, à Londres, à Milan ou dans d’autres mégapoles mondiales entretenant des rapports de communication et de concurrence exactement comme dans le monde de la finance » [11].Cependant, c’est un livre publié en 1979 La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, de Jean - François Lyotard qui dans la décennie 80 va concentrer le débat autour de ses thèses. Avec ce livre qui est un rapport sur « l’état du savoir » commandé par le Conseil universitaire du gouvernement québécois, on assiste à un élargissement du domaine d’application du terme mais aussi à sa véritable consolidation depuis la France. Lyotard, qui a puisé le terme chez Hassan et ignore alors son emploi en architecture, conçoit dans ce livre la post-modernité comme changement général de la situation humaine et entend étudier les implications épistémologiques des récentes avancées dans les sciences naturelles. A ce propos Anderson rappelle perfidement dans une note de bas de page l’aveu de Lyotard : « J’ai inventé des histoires, j’ai fait référence à de nombreux livres que je n’avais pas lus, apparemment cela a impressionné les gens …C’est tout simplement le plus mauvais de mes bouquins » [12]. Cet ouvrage est pourtant le plus cité sur le sujet. Selon son analyse, qui semble maintenant banale tellement le thème a été ressassé depuis par les néo-conservateurs de tous bords, la société ne peut plus être conçue comme un tout organique ou comme un champ de luttes binaires… mais bien comme un réseau de communications linguistiques… la science devenant un jeu de langage parmi d’autres ; désormais elle ne pouvait revendiquer la suprématie, à laquelle elle avait prétendu tout au long du XIX° et du XX° siècles [13]. Ancien militant de l’extrême gauche antiparlementaire participant au groupe Socialisme ou Barbarie puis à Pouvoir Ouvrier [14], Lyotard, au cours des années 70, prend pour cible des interprétations philosophiques du monde qu’il qualifie de « grands récits » ou métarécits. En 1974, il aurait confié à des amis américains sa préférence électorale pour Giscard en raison du soutien des communistes à Mitterrand [15] mais c’est en 1977 dans Instructions païennes qu’il utilise pour la première fois les termes de grands récits ou métarécits pour désigner par exemple le marxisme. Dans La Condition postmoderne Lyotard présente ces grands récits, tel celui qui raconte l’histoire de l’humanité en tant qu’agent héroïque de sa propre émancipation grâce au progrès des connaissances ou celui qui repose sur l’évolution de l’Esprit en tant que dévoilement progressif de la vérité comme les grands mythes légitimants de la modernité. Ce qui caractérise donc la condition postmoderne c’est la perte de crédibilité des métarécits, en particulier du marxisme et du socialisme, en raison de l’évolution scientifique. L’expression de cette évolution dans le champ social se manifeste par le fait que dans chaque domaine de l’existence humaine – travail, émotions, sexe, politique -, la tendance est au contrat temporaire, contrat fondé sur des relations bien plus économiques, flexibles et créatives que celles de la modernité [16]. Cependant quand Lyotard découvre l’interprétation de Jencks il le critique et précise que le postmoderne n’a pas succédé au moderne, mais représente depuis le départ un mouvement de régénération interne à ce dernier [17], en ce sens la postmodernité est un principe pérenne et non une catégorie de périodisation.
Le discours prononcé, en 1980, par Habermas « La Modernité : un projet inachevé », rassemble les différentes dimensions du débat : esthétiques, culturelles, philosophiques et politiques afin de sauver le projet de la modernité contre les analyses confusionnistes du nouveau conservatisme. Perçu comme une réponse à Lyotard, ce discours était d’abord une réaction à la Biennale de Venise de 1980, vitrine de la version du postmodernisme défendue par Jencks [18].D’ailleurs dans une conférence de 1981, « L’architecture moderne et postmoderne », Habermas affirme que le mouvement moderne en architecture a créé une tradition classique fidèle à l’esprit du rationalisme occidental. Il présente les échecs de l’urbanisme moderniste issu d’un esprit d’avant-garde comme des perversions de son véritable esprit. Ainsi, par exemple, le fonctionnalisme promu par le Bauhaus a été une aubaine pour les promoteurs et les bureaucrates de tous poils, qui s’empressèrent de l’exploiter en commanditant et en finançant des projets « fonctionnels » … conformes à leurs propres fins [19]. Si une unité idéologique commence à se former autour du terme postmodernité, celle-ci ne semble pas avoir encore de « contenu esthétique significatif » alors que le mot est associé à une « esthétique de la nouveauté ».
La postmodernité analysée par Frederic Jameson
Les chapitres 3 et 4 du livre d’Anderson (soit plus de cent pages sur 186 !) sont presque entièrement consacrés à l’œuvre de Fredric Jameson. Depuis ses essais sur Lukacs, Bloch, Adorno, Benjamin, Sartre ou Barthes jusqu’à ses conférences, Jameson qui s’appuie aussi sur d’autres auteurs, un penseur trotskyste de la quatrième internationale, Ernest Mandel qui a écrit Le Troisième âge du capitalisme, Jean Baudrillard, Henri Lefebvre et Giovanni Arrighi auteur de The Long Twentieth Century [20], aurait profondément renouvelé l’analyse marxiste des relations entre l’esthétique et l’économie. Dans The Cultural turn [21] Jameson opère « cinq déplacements décisifs » dans les modes d’analyse de la postmodernité.Le premier porte sur ses relations avec l’histoire du mode de production dominant. La postmodernité est ainsi l’indice culturel d’un nouveau moment du capitalisme multinational où les développements technologiques, organisationnels, financiers et médiatiques permettent d’affirmer que la modernisation, quasiment achevée, a effacé les derniers vestiges des formes sociales pré-capitalistes… Dans un univers ainsi débarrassé de toute nature, la culture s’était fatalement étendue jusqu’à coïncider totalement avec l’économie [22]. Le deuxième déplacement oriente l’analyse vers les effets de cette transformation sur l’expérience du sujet. Dans cette nouvelle subjectivité qui émerge, on assiste à une perte de toute perception active de l’histoire, que ce soit sous forme d’espoir ou de mémoire au bénéfice d’une part croissante accordée à l’espace dans l’imaginaire. En effet l’unification électronique de la planète, imposant comme spectacle quotidien la simultanéité des évènements à travers le monde consacre cette domination de l’espace sur le temps.Le troisième déplacement étend la notion à l’ensemble des arts, ainsi qu’à une grande partie du discours qui les entoure [23]. La prédominance du visuel est caractéristique du postmodernisme et Jameson montre, analyse d’œuvres à l’appui, que dans l’architecture, le cinéma, la vidéo, le graphisme, la publicité et les arts plastiques ou dans le rock, la marque de fabrique du post-moderne est le pastiche comme « parodie vide ». Cependant Anderson ajoutera plus loin que les caractéristiques esthétiques attribuées au postmodernisme comme le bricolage des traditions, le jeu sur les codes populaires, la réflexivité, l’hybridité, le pastiche, la figuralité, le décentrement du sujet – étaient déjà présents dans le modernisme [24]. Parallèlement à ces changements dans les domaines de la création, les différentes disciplines qui avaient le champ culturel pour objet voient leurs frontières s’estomper au bénéfice d’études hybrides ou transversales illustrées par les travaux de Foucault et que résume parfaitement le terme américain de « Theory » [25]. Le quatrième déplacement du raisonnement s’intéresse aux bases sociales et politiques du phénomène. Alors que les cadres supérieurs, nouvelle couche enrichie par la rapide croissance du tertiaire et des secteurs spéculatifs dans les sociétés capitalistes avancées, constituent le vecteur immédiat de la culture postmoderne … les formations de classes traditionnelles se sont affaiblies tandis que se multiplient des identités segmentées et des groupes bien délimités, généralement centrés sur des différences ethniques ou sexuelles [26]. En ce qui concerne la configuration géopolitique, la formation d’un marché mondial et l’entrée de nouveaux pays sur la scène mondiale relativisent le poids de réserves culturelles héritées du passé et s’accompagnent de nouvelles relations entre les genres « élevés » et « inférieurs » de la culture. Alors que le modernisme s’opposait aux sollicitations du marché, le post-moderne efface la distinction entre culture d’élite et culture populaire par la diffusion massive de biens culturels. Si le modernisme, même à son apogée, n’a jamais dépassé le statut d’enclave, le postmodernisme est aujourd’hui hégémonique [27] Dans son aveuglement admiratif Anderson oublie que les cadres supérieurs sont depuis longtemps les plus gros « consommateurs » de culture ; cette base sociale n’est donc pas spécifique à la postmodernité tandis que le mince public des expositions d’art contemporain qualifié de postmoderne démontre que si le postmoderne a été marqué par de nouveaux schémas de consommation, dans le domaine des arts plastiques il a toujours un statut d’enclave. De même le modernisme a été également hégémonique comme cadre culturel général, les types d’architecture et d’urbanisme dénoncés dans L’Enseignement de Las Vegas relèvent de cette domination, quant au statut d’enclave il correspond précisément à la situation du public de la culture dans ses formes expérimentales, qu’elle soit qualifiée de moderniste ou de postmoderniste.La distinction modernisme/postmodernismeAnderson avance une hypothèse intéressante au sujet des attitudes différentes des avant-gardes à l’égard des inventions technologiques spectaculaires, dont l’impact commençait tout juste à se faire sentir : l’enthousiasme très variable des différents mouvements provient des spécificités nationales des différentes cultures. Par exemple les deux puissances européennes les plus en retard sur le plan industriel, l’Italie et la Russie, engendrèrent, avec leur futurisme respectif, les avant-gardes les plus ardemment technicistes [28]contrairement à l’expressionnisme allemand et au surréalisme français dont les contextes économiques et sociaux étaient forts différents. Mais dans l’ensemble le modernisme correspondait à un monde de démarcations nettes, où les frontières étaient posées par le biais de manifestes : des déclarations d’identité esthétique [29]. Anderson remarque pertinemment que la puissance et l’efficacité du modernisme reposaient alors sur ses ressources contextuelles, en particulier l’existence dans les sociétés européennes de deux univers de valeurs alternatifs, tous deux hostiles à la logique commerciale du marché et au culte bourgeois de la famille [30] : les idéaux aristocratiques et ceux du mouvement ouvrier. Dès lors les artistes en conflit avec les conventions établies pouvaient choisir une affiliation métonymique avec l’un ou l’autre de ces univers, en tant que styles moraux, ou en tant que publics imaginaires [31]. Le modernisme atteint son apogée dans l’entre-deux guerres, avec une constellation d’avant-gardes révolutionnaires … toutes, presque sans exception, anti-bourgeoises [32].Selon Anderson, on peut isoler trois conditions d’extinction du modernisme : d’abord la transformation de l’ordre social dominant, ensuite l’évolution technologique et enfin une modification des équilibres politiques au niveau mondial.Le déclin définitif du pouvoir de tradition aristocratique après la seconde guerre mondiale puis le remplacement de la bourgeoisie traditionnelle par une nouvel ensemble de détenteurs du pouvoir ou de la richesse conduisent à l’abandon de l’académisme et de la moralité bourgeoise dans les normes esthétiques dominantes. Tandis que les marqueurs culturels et psychologiques de la position sociale se sont progressivement effacés [33], c’est un regroupement instable de promoteurs et gérants, consultants et experts, administrateurs et spéculateurs du capital contemporain qui constitue la nouvelle classe dirigeante. L’art oppositionnel ne peut plus se dresser contre des conventions incarnant des adversaires qui ont disparu.Si le modernisme se nourrissait du vif engouement suscité par les nouvelles inventions qui transformèrent la vie urbaine au début du XXe siècle [34], par la suite la relation entre l’imaginaire populaire et les hautes technologies se modifie. A la méfiance à l’égard des avancées techniques, illustrée par la terreur nucléaire de la fin de la seconde guerre mondiale, succède une impression de routine devant le flot continu d’innovations technologiques de l’appareil de production industrielle américain. La technique perd son pouvoir d’attraction sur l’art. La généralisation de la télévision, et surtout l’arrivée de la couleur… en Occident au début des années 1970 constituent cependant un moment charnière, prolongé par la diffusion massive des ordinateurs dans les ménages. Déversant des vagues d’images et de messages, ces nouveaux dispositifs sont des machines à émotion perpétuelle, transmettant des discours idéologiques au sens fort du terme [35].Malgré la guerre froide qui fige les rapports de force politiques, la décolonisation ainsi que les révoltes étudiantes et ouvrières des années 1960-1970 font resurgir des espoirs de changements politiques et sociaux qui alimentent un retour de l’avant-gardisme esthétique. Mais l’anéantissement des communismes d’état et le triomphe universel du capital ouvrent une période de disparition de toute alternative politique. Alors que la possibilité d’ordres sociaux différents était un horizon essentiel du modernisme … la modernité prend fin quand elle perd tous ses antonymes [36].L’histoire de l’Expressionnisme abstrait [37] illustre bien la difficulté à déterminer une limite nette entre le modernisme et le postmodernisme. Héritier dans ses pratiques et son discours du modernisme, l’expressionnisme abstrait entretient encore des liens forts avec le surréalisme tandis que l’administration des USA en fait la façade morale du monde libre dans un contexte de Guerre froide. Ce que certains appellent le modernisme repose d’abord sur une croyance au progrès continu de l’art dans le cadre conceptuel d’une histoire linéaire. Selon le critique d’art Greenberg, l’histoire de la peinture est emblématique de cette conception car la dynamique de la peinture moderne opère par purges successives pour s’arracher à la figuration et atteindre la planéité et la couleur pures [38]. Presque toutes les caractéristiques du postmodernisme ont émergé dans le domaine de la peinture car elle est, selon Anderson, le sismographe le plus sensible des grandes transformations culturelles. Certaines des explications avancées pour cette particularité comportent cependant beaucoup d’affirmations contestables. Selon Anderson (ou Jameson ?) ses coûts de production étant très faibles, le peintre est, en principe, le seul, créateur totalement indépendant, celui qui, en règle générale, n’a besoin d’aucun intermédiaire pour réaliser une œuvre d’art [39]. Or les coûts de production de l’écriture sont encore plus faibles et l’existence sociale de la peinture, justement comme œuvre d’art, passe nécessairement par de multiples intermédiaires : galeries, critique spécialisée. De même l’affirmation selon laquelle les peintres se sont associés bien plus souvent que ne l’ont fait les écrivains ou les musiciens néglige, d’une part, le rôle décisif des poètes ou des critiques d’art dans le rassemblement d’individualités autour d’un label pictural moderniste et, d’autre part, les nombreuses associations d’écrivains qui ont été à l’initiative des rythmes de l’histoire du modernisme. Les Parnassiens, les Symbolistes, les Dada, les Futuristes ou les Surréalistes sont, au départ, des regroupements d’écrivains. En revanche Anderson met bien en évidence le rôle décisif d’une caractéristique de la peinture qui la prédispose à devenir le site privilégié d’une éventuelle transition vers le postmoderne [40], car selon cet auteur il n’existe aucun autre art où les obstacles à l’innovation formelle soient si faibles. Les contraintes de l’intelligibilité verbale étant bien plus rigides que les habitudes visuelles, la peinture est donc la discipline la plus adéquate à cette prédominance du visuel caractérisant le postmoderne, car les innovations peuvent s’y imposer plus facilement qu’en littérature ou en musique. Dans le Pop Art, dans le Minimalisme puis dans le Conceptualisme [41] Anderson montre comment s’est effectué un passage progressif au postmoderne, alors que des énergies modernistes perdurent en se mêlant à de nouvelles formes ou à de nouveaux discours et dispositifs caractéristiques de la postmodernité. Par exemple comme l’a montré Peter Wollen dans Raiding the Icebox [42] en Europe des courants artistiques d’opposition au capitalisme, assurant même la continuité avec les objectifs insurrectionnels des avant-gardes de l’entre-deux-guerres [43] ont persisté. CoBrA, le Lettrisme, l’Internationale Situationniste [44] et même le cinéma de Godard ont ainsi continué à véhiculer des énergies modernistes. On pourrait même ajouter que des mouvements français comme le groupe BMTP en 1967 [45], la Coopérative des Malassis en 1970 [46], le groupe Supports/Surfaces en 1971 [47] ou en 1968 le mouvement italien Arte Povera [48] ont perpétué des discours et des pratiques de type avant gardiste et révolutionnaire.
De quelques approximations
L’accumulation d’informations et de références du livre d’Anderson recèle néanmoins de nombreuses inexactitudes. Par exemple l’auteur affirme sans nuance que le modernisme est une catégorie utilisée a posteriori pour unifier des mouvements qui l’ignoraient totalement [49]. Or au cours de la première moitié du vingtième siècle, dans les milieux artistiques novateurs l’usage de l’expression « esprit moderne » ou du qualificatif « moderne » sert déjà à désigner plutôt une catégorie conceptuelle englobant refus de la tradition et apologie de l’innovation dans l’art et la littérature. En France par exemple, dès 1918 dans le discours des animateurs de différents mouvements d’avant garde on trouve des références explicites à l’esprit moderne. Après le cubisme, le livre des artistes Ozenfant (1886-1966) et Jeanneret (1887-1965) comporte un passage intitulé « L’esprit moderne » [50], véritable plaidoyer pour une architecture utilitaire associant calcul et esthétique au nom du concept moderne de l’Art [51]. En 1922, le projet de Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne [52] qui réunit des représentants des principales tendances novatrices en art et en littérature, entend s’opposer « à une certaine formule de dévotion au passé » au nom des « valeurs nouvelles ». Malgré son échec ce projet donnera lieu à de nombreux articles dans la presse. Il faut rappeler également le rôle dès 1924 de la galerie parisienne L’effort moderne dont la revue Bulletin de l’Effort moderne comportait régulièrement des articles se référant à une esthétique moderne en défense du cubisme et de l’art abstrait. Une certaine adhésion à la modernité est donc alors une référence explicite dans le domaine des innovations artistiques ou littéraires. L’appellation moderniste est même parfois explicitement revendiquée : au Brésil la semaine d’art moderne est une manifestation dont le programme comprenait des concerts, des conférences et une exposition. Elle fut organisée à Sao Paulo en février 1922. par un groupe d’artistes novateurs [53] et a donné naissance à une tendance artistique et littéraire se qualifiant de moderniste, de même la revue polonaise d’art et d’architecture Praesens dont le premier numéro paraît à Varsovie en 1926 est une publication qui se présente comme « moderniste ». C’est au sujet de l’IS que l’on trouve le plus d’approximations dans le commentaire d’Anderson. Si le Situationnisme a été au départ un mouvement artistique construit sur le modèle des avant-gardes, en raison des conditions de sa naissance liées au surréalisme, son évolution vers le conseillisme sous une forme politique est surtout due à la volonté pour certains des membres de rompre avec l’art comme activité séparée de la vie. Mais pour Anderson, comme l’ambition de l’IS était la transfiguration de l’art comme de la politique, son échec s’explique par les conflits entre l’aile artistique et la direction politique du mouvement. Les artistes, produits de la périphérie (Danemark, Hollande, Belgique, Piémont) où le système des galeries d’art était assez peu structuré auraient été soupçonnés de compromission par la direction politique basée en France, où le militantisme révolutionnaire et le marché de l’art étaient tous deux bien plus puissants [54]. Anderson explique donc l’exclusion ou le départ volontaire des artistes de l’IS par ce conflit qui conduira le mouvement vers les contingences d’une politisation excessive [55].Non seulement Anderson ne justifie pas son affirmation sur les différences de système artistique entre les aires évoquées, mais surtout il est aveuglé par une vison léniniste de l’histoire. En effet dans l’histoire de l’IS, il est incapable de voir une évolution endogène, qui concerne également les artistes, non vers la transfiguration de l’art mais vers l’abandon total de l’art au profit de la politique. Par ailleurs évidemment l’anti léninisme de l’IS n’est jamais mentionné par Anderson qui place peut-être là la politisation excessive. Anderson qui écrit aussi que Baudrillard était à l’origine proche des situationnistes [56] semble le confondre avec Henri Lefebvre. Il est vrai que Baudrillard a enseigné longtemps à Nanterre dans le département de sociologie aux côtés d’Henri Lefebvre mais en octobre 1967 il est déjà qualifié de « prochinois » dans le numéro 11 de la revue Internationale Situationniste. A propos des arts postmodernes, Anderson indique que les situationnistes n’ont pas eu de successeurs dans le postmodernisme [57], or il oublie le collectif français Présence Panchounette qui de 1969 à 1990 prétendait transposer dans ses œuvres et ses pratiques une posture situationniste.Comme Terry Eagleton le montre dans The Illusions of Postmodernism, le postmodernisme repose sur une rhétorique spécifique : rejet de toute notion de nature humaine ; la conception de l’histoire en tant que processus aléatoire ; la mise en équivalence de la classe avec la « race » et le genre ; la renonciation à la totalité ou à l’identité ; les spéculations sur l’indétermination du sujet [58]. Dans un contexte d’annulation des différences sociales … où aucune position sur l’échelle sociale n’est irrévocablement fixée [59] le postmodernisme représente aussi une culture appuyée sur la puissance de systèmes mondiaux de communication où la télévision joue un rôle central. Du point de vue de l’accès à la culture, le post moderne se traduit selon Jameson par une plébéianisation, une notion venant de Brecht, qui implique bel et bien un élargissement immense de la base sociale de la culture moderne [60] mais s’accompagne d’un amoindrissement critique et qualitatif de son contenu. L’ère postmoderne n’est cependant pas représentative d’une hégémonie absolue de la postmodernité au contraire elle est traversée par des tensions et des polarités que Anderson tente de conceptualiser. En s’inspirant de Robespierre et en empruntant un terme à F. de Onis, Anderson oppose citra-modernisme et ultra-modernisme. Comme l’illustre la différence entre l’art pop et l’art minimal-conceptuel,… le « citra » peut être conçu comme l’ensemble des tendances qui, rompant avec le haut modernisme, ont cherché à restaurer ce qui est ornemental et plus immédiatement accessible, en ce sens le citramoderne s’adapte ou a recours au spectaculaire… alors que l’ultramoderne tente de lui échapper ou de le rejeter car il représente des tendances qui ont dépassé le modernisme en radicalisant son refus de l’intelligibilité ou de la gratification sensorielle [61]. Si le citramoderne est la tendance dominante de la culture postmoderne, l’ultramoderne persiste à mobiliser des stratégies avant-gardistes mais sans vision révolutionnaire. Jameson analyse ainsi le postmodernisme comme logique culturelle du capitalisme tardif [62]. On peut néanmoins s’interroger sur la domination mondiale du postmodernisme, et au delà, comme dans la théorie postcoloniale, critiquer la pertinence même du concept pour le monde africain, africain ou amérindien quand on constate son rôle subordonné dans diverses situations nationales [63]où il y a présence d’un moderne « résiduel ».Cette longue introduction à l’œuvre de Jameson s’achève sur la nécessité de considérer la culture comme un champ de bataille politique alors que le marxisme de Lukacs ou d’Adorno, par exemple, pensait l’esthétique à partir de catégories économiques issues du Capital [64] négligeant largement les effets politiques des mouvements ou courants culturels [65].De ce point de vue la lecture de cet essai incite à voir dans le postmodernisme davantage une prise de position politique se construisant dans tous les domaines (histoire, esthétique, culture) comme un discours confusionniste mélangeant l’apologie réactionnaire des traditions perdues avec l’admiration pour les possibilités infinies du marché. Ce discours, au pire, justifie le système capitaliste et au mieux accompagne le système en prétendant jouer avec ses limites ou ses contraintes.
N.B
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