Le blocage généralisé
Depuis lundi matin, le 24 novembre 2008, la Guyane connaît une mobilisation jamais connue à ce jour. Plus d’une vingtaine de barrages bloquent les principaux axes routiers du territoire : l’agglomération de Cayenne, de Kourou, Iracoubo, Sinnamary, Saint-Georges, la route du littoral, la route nationale 1, et à l’Ouest, la sous-préfecture de Saint-Laurent-du-Maroni sont inaccessibles. Trois barrages ont été mis en place avec des poids lourds sur des ronds-points de Cayenne, Matoury et Rémire-Montjoly. Des barrages étanches sur les quelques ronds-points stratégiques de ce territoire au réseau routier peu dense entraînent un blocage de toutes les activités économiques et sociales. Les accès routiers au port de commerce et à l’aéroport Rochambeau de Cayenne sont aussi fermés.
Des barricades sont érigées dans les rues de la ville de Cayenne et à Kourou. Les nuits sont chaudes lorsque la police tente de les déloger avec des grenades lacrymogènes. Le déluge de gaz lacrymogènes balancés par la police incite plutôt certains jeunes à recommencer à s’opposer plus durement aux représentants de l’Etat français. Dans la nuit de jeudi à vendredi, pour la troisième fois de la semaine, des affrontements ont eu lieu entre des policiers et des jeunes près des barricades, dont certaines flambaient, et notamment dans le quartier chinois de Cayenne. Presque chaque nuit, des poubelles prennent feu près de la gendarmerie de la Madeleine. Des cocktails-molotov sont lancés et quelques voitures ont été brûlées, sans faire de blessés parmi les policiers ou les gendarmes. Par contre, les jeunes guyanais ont de la difficulté à se déplacer de nuit sans se faire prendre à partie par la police.
Aux carrefours bloqués, c’est vraiment la bonne ambiance lorsque tous ces vaillants révoltés, de tous âges et de tous milieux, se retrouvent sur les barrages le soir venu. Chacun apporte à manger, certains jouent de la musique, ou aux dominos, tandis que d’autres améliorent le campement...
Origine du mouvement : les Guyanais n’en peuvent plus !
Ils sont excédés face à une flambée incessante du prix de l’essence, presque le double de son prix de la France métropolitaine, et ils en ont ras le bol de l’augmentation du prix des denrées alimentaires de première nécessité.
Le mouvement a été lancé par des associations de consommateurs et les organisations de transporteurs, avec le soutien des socioprofessionnels, des élus et de la population locale, pour demander une baisse de 50 centimes sur les carburants, dont les prix sont administrés par l’Etat dans les départements d’outre-mer. En moins de deux ans, le carburant a augmenté de 46 centimes en Guyane, pour atteindre aujourd’hui 1,77 euro le litre d’essence sans plomb 95, et 1,55 euro pour le gazole en ville, mais jusqu’à 2,05 euros en forêt, et qu’il devrait augmenter encore à partir de janvier 2009. Il faut savoir que la bagnole est le seul moyen de se déplacer en Guyane, les transports en commun étant pratiquement inéxistants.
L’objectif de ce mouvement est la baisse du coût de l’essence aujourd’hui fixé administrativement par le Préfet à 1,77 euros, soit le prix le plus élevé de tout le territoire français. Le mouvement exige de l’Etat qu’il réduise le prix de l’essence de 50 centimes. Alors même que les collectivités locales collectent environ 70 centimes de taxe, l’Etat est le principal interpellé, et derrière lui, la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (Sara), qui fournit la Guyane en carburant. Avant cela et jusqu’en février 2007, l’essence, provenant d’un pétrolier de Trinidad, était frelatée et pour respecter les normes européennes il a fallu un nouveau fournisseur, la Sara, qui a augmenté fortement les prix.
Une étude commandée par la Confédération des petites et moyennes entreprises de Guyane (CGPME) conclue à des trop-perçus irréguliers en faveur des compagnies pétrolières. Le secrétaire d’Etat à l’outre-mer, Yves Jégo, qui se transforme en marchand de tapis, a d’abord proposé une réduction inadmissible de 10 centimes : elle a été systématiquement refusée par les Guyanais en colère.
Puis, dans l’après-midi du vendredi 28 novembre, Yves Jego annonce 30 centimes d’euro « lâchés » par la compagnie pétrolière, signe évident de l’exagération des prix proposés auparavant.
Mais, sur le barrage de l’avenue de Pariacabo, la population se dit prête à tenir un mois, et ne lâchera rien avant d’avoir obtenu les 50 centimes !
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Solidaires les Guyanais, c’est comme si tout un peuple faisait la grève de la faim !
La Guyane, située au nord de l’Amérique du Sud, avec une superficie de 86.500 km², ce qui correspond en gros à 1/6 de la superficie de la France métropolitaine, surtout couverte de forêts équatoriales, pour environ 230.000 habitants, est complètement paralysée. Les habitants commencent à être dans une situation critique.
La Guyane est entièrement bloquée : stations-services fermées faute d’approvisionnement, fermeture des commerces et aussi des administrations, la plupart des établissements scolaires fermés, distribution de courrier suspendue, guichets de distributeurs automatiques de billets en pénurie. L’eau et l’électricité sont parfois coupées certaines heures. Comme en 1968, la marché noir se met en place et le litre de sans plomb atteint jusqu’à 3,50 euros.
Les habitants sont très solidaires, quelle que soit l’orientation politique de chacun, mais ils sont néanmoins très inquiets. La situation est vraiment grave pour qu’il y ait une telle participation à ce mouvement alors même que c’est cette population qui en pâtit de tous ces blocages mis en place.
Il en est ainsi à Papaïchton, près de Maripassoula, sur le Maroni, où les habitants affirment leur totale solidarité avec les révoltés. Cependant, là-bas, il n’y aura plus de réserves de carburants à partir du 2 décembre pour alimenter la centrale électrique, qui pourtant est déjà délestée 6 heures par jour où l’électricité est coupée. Si la situation n’est pas débloquée au plus vite, il n’y aura donc pas d’électricité, mais pas d’eau potable non plus car elle ne pourra pas être pompée, avec tous les risques sanitaires que cela implique. En cette saison, le Maroni est au plus bas et les pirogues de frêt mettent entre 4 jours et une semaine pour atteindre Papaïchton.
Le centre spatial de Kourou serait en chômage complet s’il n’avait mis en place une navette par hélicoptère et par bateau pour une petite partie du personnel, et le prochain tir de la fusée Ariane 5 initialement prévu le 10 décembre est reporté.
Tous les flux sont bloqués. Et le président de la Chambre de commerce et d’industrie de la Guyane, Jean-Paul Le Pelletier, en rajoute en fermant ce vendredi le seul port de commerce de la Guyane, et samedi c’est au tour de l’aéroport international de Rochambeau qui est aussi fermé. Jusqu’à présent, pour prendre l’avion, les passagers devaient passer le dernier barrage à pied pour marcher parfois plusieurs kilomètres. Désormais il n’y a plus d’avions. Mais les habitants se demandent qui a pris réellement cette décision de fermer le seul port et l’aéroport « car décider de couper un pays du reste du monde est un acte beaucoup trop grave pour être laissé à une poignée d’élus consulaires, fussent-ils bien repus ».
La répression sur les jeunes
Ce sont les jeunes qui sont dans la ligne de mire des policiers. Une vingtaine de personnes ont été arrêtées par la police en Guyane, dont quatre mineurs, lors des échauffourées à Cayenne. Cinq personnes, dont un mineur, étaient toujours en garde à vue le 27 novembre.
C’est qui, c’est quoi cette révolte ?
On attendait une grosse crise sociale en Guyane du côté des jeunes, qui représentent plus de 50% de la population et dont beaucoup sont au chômage. S’ils sont présents dans le mouvement, et notamment dans les échauffourées de nuit, ils n’en sont pourtant pas à l’origine. Cette protestation a été minutieusement préparée et lancée par une « Association des consommateurs en colère », soutenue par le patronat local, par les élus locaux, ainsi que tout ce que la Guyane compte d’associations professionnelles, syndicales, religieuses, culturelles.
Malgré la méfiance de la population, les élus, qui y participent (et nous ne sommes pas très habitués à ça), ne voudront-ils pas à coup sûr y renforcer leur légitimité en récupérant l’histoire de ce mouvement populaire ? Dans ce mouvement, ne s’agit-il pas surtout de montrer aux Guyanais combien les collectivités locales d’Outre-mer ont besoin de plus d’autonomie, face à un Etat français omnipotent et "irresponsable" ? Ne s’agit-il pas de tenter de constuire une guyanité, une identité guyanaise dans une société fragmentée en multiples communautés plus juxtaposées les unes aux autres que mélangées. Par ce consensus paradoxal entre patronat et syndicats, provisoire bien sûr, mais existant dans ce mouvement vis à vis de l’ennemi commun, l’Etat français, ne s’agit-il pas de créer un imaginaire collectif guyanais, alors que l’image donnée aujourd’hui, après le bagne de Cayenne, n’est pas très positive ?
« L’identité d’une région comme la nôtre, écrit le Guyanais Ulrich Sophie, c’est deux choses : le plébiscite permanent, c’est-à-dire qu’à chaque moment les Guyanais décident par la voie des élections, ou dans la rue. Et en même temps l’acceptation d’un passé commun. Ce que nous avons fait ensemble, ce dont nous nous souvenons ensemble, et même - c’est très important- ce que nous avons décidé d’oublier ensemble. »
Un grand sentiment de discrimination vis à vis des Français continentaux
Les Guyanais, qui vivent actuellement une situation incroyable, ne comprennent pas pourquoi les médias nationaux tardent tant à parler de ce mouvement très actif et solidaire. La Guyane est le plus vaste département de France, et on se demande s’il est vraiment français ! Il est impensable qu’une telle situation de crise puisse se produire dans n’importe quel autre département français sans que l’information soit relayée par tous les médias nationaux. C’est au travers des quelques échauffourées qui ont eu lieu à Cayenne, ou du blocage de la fusée Ariane, que les seuls journaux nationaux ont à peine évoqué le mouvement...
La population de Guyane se mobilise contre la tyranie de l’Etat, dans l’indifférence générale. Elle en a marre de ne pas être entendue. Ce n’est pas la première fois que des faits similaires se passent : les Guyanais passent, comme souvent, pour des laissés-pour-compte aux yeux de la métropole...
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