Ruptures : Pendant le mouvement des Gilets jaunes comme pendant le pass sanitaire, on a beaucoup entendu dans les médias le terme de « complotistes » pour qualifier les manifestants. Est-ce que l’utilisation de ce mot est quelque chose de nouveau ?
Matthieu Amiech : Le complotisme, c’est-à-dire la tendance à voir des complots partout, en surestimant le pouvoir des hommes d’État et de leurs polices, existe de longue date. Les tentatives de discréditer les pensées critiques de la domination en les réduisant à des « théories du complot » sont également anciennes. Mais au fil des années 2010, le qualificatif de « complotiste » est devenu une arme de neutralisation massive et quasi-permanente, dans la bouche des gouvernants et de leurs relais médiatiques. Donc, oui, l’usage de ce terme en rafale, pour disqualifier la critique des puissants et désamorcer la discussion publique sur les stratégies de domination, est relativement nouveau.
Que s’agit-il de neutraliser ? La conscience de la gravité des choix faits par les industriels et les élus, quand ils favorisent quotidiennement la poursuite du développement économique en faisant fi de ses conséquences sur la santé des populations – ouvriers, riverains des usines, consommateurs… – et sur le milieu naturel. Et la conscience que ces choix sont, parfois, faits en pleine conscience, ou alors dans une confusion mentale qui n’est pas excusable.
Il s’agit aussi de neutraliser la conscience des clivages sociaux et économiques vertigineux, qui se sont réinstallés dans les pays occidentaux (et qui n’avaient jamais disparu entre pays du Nord et pays du Sud). L’anti-complotisme est largement une stratégie de gouvernement du débat public visant la négation ou l’euphémisation des rapports de classe et de leur violence aujourd’hui, dans les sociétés industrielles « avancées ». Le traitement médiatique du mouvement des Gilets jaunes en est l’illustration, il se focalisait sur telle ou telle théorie fumeuse circulant en son sein, pour occulter les vérités politiques essentielles dont le mouvement était porteur : le basculement d’une partie de la population dans la pauvreté, l’absence de démocratie, ou encore les menaces sur les libertés civiles.
Ruptures : Il est vrai qu’un grand nombre de participants à ces mouvements adhéraient à des théories selon lesquelles « on » nous cacherait la vérité et « on » nous manipulerait. La tournure d’esprit complotiste n’est-elle pas une réalité ?
Matthieu Amiech : Non seulement la tournure d’esprit complotiste existe, mais elle tend à se répandre à notre époque, notamment par la magie d’Internet et des réseaux sociaux. Il est établi que le fonctionnement des algorithmes de Facebook ou Youtube enferme leurs usagers dans des « couloirs d’opinion » : à partir du moment où je me suis intéressé à tel sujet, où j’ai regardé tel témoignage ou reportage en ligne, la machine va me proposer essentiellement d’autres notifications ou vidéos qui vont dans le même sens, voire… un peu (beaucoup) plus loin. L’importance d’Internet dans les modalités d’information et de mobilisation, pour les participants aux mouvements que vous citez, favorise donc mécaniquement la tournure d’esprit complotiste.
Dans mon livre, je parle d’une montée diffuse de la paranoïa dans la lecture de l’actualité par des franges croissantes de l’opinion ces dernières années. Paranoïa vis-à-vis de la manière dont les grands médias présentent les enjeux (géo)politiques, économiques et écologiques. Cette paranoïa me semble à la fois légitime en général, et mal placée dans de nombreux cas particuliers. Il est sain de se méfier de l’impérialisme atlantiste, quand on sait ce dont ont déjà été capables les dirigeants américains ; mais il est dommageable que cette méfiance amène certains à relayer des éléments importants de la propagande alter-impérialiste de Poutine. Il est logique de se défier de « vaccins » anti-Covid fabriqués à la hâte par des industriels déjà mis en cause pour des mensonges sur les effets de leurs produits, et de refuser en premier lieu que les enfants se le fassent inoculer alors qu’ils sont globalement indemnes des formes graves de la maladie ; il est moins heureux de se mettre à imprimer des affiches annonçant qu’un génocide d’enfants est en cours, en singeant la propagande terrifiante des médias sur les risques du Covid-19. Il est juste de dénoncer l’asservissement du Parti démocrate (et des partis de gauche européens) aux puissances d’argent et au complexe militaro-industriel ; il est hasardeux et malsain de dénoncer bruyamment l’implication de leurs têtes d’affiche dans un prétendu complot pédo-sataniste, comme QAnon. Etc.
Mais faut-il s’étonner, après 40 ans de dépolitisation et de repli individualiste soigneusement entretenus, de trouver des capacités d’analyse amoindries, dans tout ou partie des populations occidentales ? Faut-il s’étonner que la coupure profonde d’avec la réalité induite par l’immersion numérique de centaines de millions de personnes conduise à des délires, en tous cas à un rapport hystérique avec la réalité – ceci aussi bien chez un salarié blanc ultra-précaire des États américains de l’intérieur acquis à Trump, chez un jeune islamiste des faubourgs de Bruxelles ou Djakarta, chez une Européenne issu d’une famille de droite aisée ou chez un(e) sociologue intersectionnel(le) passant ses journées à envoyer des tweets vindicatifs, de Berlin ou Mexico ? Je ne crois pas qu’on puisse s’en étonner complètement.
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