L’origine du contrôle, on la connaît. Elle remonte à la police des biens en Mésopotamie, avec l’invention du
calcul et de l’écriture, « reçu 30 jarres d’huile », « envoyé 10 esclaves », « réserve 100 jarres de blé » ; aux
nécessités de la comptabilité et de l’inventaire qui sont l’état-civil des biens. Et parmi ces biens, les objets, le
cheptel, les esclaves, outils vivants (Aristote), sont confondus dans une même catégorie...
Même imprécise et falsifiable, la carte d’identité tue : demandez aux Tutsis et aux Libanais.
Ces papiers homicides, on les sait nés voici plusieurs siècles de la volonté de contrôle des populations par l’Etat
royal. Le contre-rôle (XIVe siècle), c’est le registre tenu en double de ceux que l’on a enrôlés, c’est à dire
inscrits sur un rôle, un parchemin roulé, afin de les appeler et de s’assurer de leur présence (roll call en
anglais) ; notamment soldats et prisonniers...
Point n’est besoin de tenir le compte de ses Unités de Bruit Médiatique, pour voir en Big Brother, la grande
figure de l’époque. Il n’est guère d’innovation policière, administrative, technologique, scientifique, qui n’amène
son nom dans la bouche des commentateurs, soit pour blâmer, soit pour approuver ces innovations. Les uns,
marginaux, dénoncent son avènement sur des sites confidentiels et dans des brochures photocopiées, d’autres
profitent de tribunes résiduelles pour lancer dans la presse d’inconvaincants appels à la vigilance, et la plupart
se hâtent de minimiser l’effet de ces innovations dont ils nous menacent tout d’abord.
Mais la menace est
factuelle et implicite, quand sa dénégation est bruyante et subjective. Et ainsi pourrait-on citer à l’infini des
titres comme : « Le développement de la vidéo-surveillance / Grenoble n’est pas Big Brother » (« Le Daubé »,
11/10/05), où la rassurance prodiguée dans la seconde partie de la phrase, contredit l’alarme provoquée dans sa
première partie.
Cette perpétuelle alternance d’effroi et de soulagement, véritable passage à tabac mental, brise à la longue la
résistance du sujet. Quand cent fois l’on vous a rappelé le développement de la surveillance, et cent fois assuré
que ce n’était pas – pas encore – Big Brother, on ne peut plus souffrir une fois de plus la secousse de la
mauvaise nouvelle ; on ne retient que le répit annoncé, vrai ou faux, la bonne nouvelle ; et surtout l’on sombre
dans la dépendance vis à vis de ce porteur de bonnes nouvelles, protecteur que l’on ne veut plus questionner.
On
s’accroche à ce bon messager. On veut croire qu’ « on n’en n’est pas là », ce qui est vrai sur l’instant, sinon le
discours ici tenu serait impossible, et faux dans le mouvement, quand déjà le contrôle de la société et de
l’individu s’opère à travers toutes sortes de dispositifs, et que la croissance de ce contrôle va s’accélérant. Mais
la grande ressource dans l’extrémité, quand on ne peut ou qu’on ne veut rien, c’est de prétendre que la situation
n’est pas si noire, et de se payer de faux-semblants.
Les uns font mine de croire à la séparation des pouvoirs, à la médiation d’instances prétendues indépendantes, à
la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL), à la protection de la presse, des partis,
d’associations ; les autres aux garanties de l’Etat lui-même, ce qui pour la proie, revient à croire aux garanties du
prédateur. Chacun le sait, mais peu osent le dire, de crainte de précipiter sa dévoration ; tant les majorités
capitulardes ont toujours submergé les singularités résistantes.
Chacun paye sa livre de chair – une patte, une
tranche-, sur la promesse que c’est la dernière bouchée qu’on lui arrache. Il faut bien rétribuer sa protection
contre d’autres mâchoires, lâcher une énième parcelle de liberté pour être préservé de la montée et de la
recrudescence (de la violence, du terrorisme, de l’insécurité, des incivilités, etc). Et tant pis si la raison d’Etat, la
raison du plus fort, est le vrai motif de ces retranchements sans fin.
Il ne s’agit pas ici de fausses alertes, ni de crier au loup quand il n’y est pas. Le développement de la
(vidéo)surveillance est un fait, inéluctable et indépendant de notre volonté comme, disons, l’urbanisation du
territoire ou l’entropie du système solaire. Nous sommes dans la gueule du loup. La seule question est de savoir
si ce développement a atteint le stade de ce que le langage courant nomme « Big Brother », c’est à dire le
contrôle total. Et sinon, pourquoi s’alarmer ?
Voici sept ans qu’en France, et dans une quinzaine de pays, l’organisation Privacy International décerne chaque
année ses « Big Brother Awards », sur le modèle tant plagié des Oscars d’Hollywood. Outre que cette critique
par la dérision a quelque chose de dérisoire, elle présente le vice de trivialiser l’ogre totalitaire, ridiculisé en
croquemitaine de comédie, dont les constants et multiples broyages deviennent autant de gags. Cette promotion
de B.B en tête d’affiche, tel un moa des Galapagos, en même temps qu’elle répète le cliché de l’idole du jour,
réalise l’anticipation d’Orwell : Big Brother est sur tous les murs comme il est dans toutes les têtes.
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