Le Black Panther Party et la tentation de l’antifascisme libéral

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Du 18 au 21 juillet 1969, le Black Panther Party organise une grande conférence antifasciste à Oakland, en Californie. L’événement, qui marque un tournant dans la stratégie de l’organisation, interroge tant nos conceptions de l’antifascisme que sa place dans notre engagement politique. Texte initialement publié par le Groupe Révolutionnaire Charlatan

L’objectif de la Conférence

En cherchant à agréger un Front Uni autour de lui, le Black Panther Party (BPP) renoue avec les analyses et la stratégie adoptées par le Parti Communiste des États-Unis, et plus largement par la IIIe Internationale, pendant la période des Fronts Populaires. De quoi soulever critiques et interrogations quant aux visées de la Conférence et la nature de l’éventuel Front Uni Contre le Fascisme (UFAF) censé en émerger. Dans les milieux radicaux, on craint de revivre le ramollissement connu par le Parti Communiste en 1935 : discours galvaudé, contradictions politiques enterrées, compromissions idéologiques, etc. Pour cause : l’unité à tout prix pousse à s’aligner sur le plus petit dénominateur commun. Mais le BPP bénéficie de l’image d’une organisation radicale, et reste considéré par nombre d’organisations radicales comme un parti d’avant-garde. Même chez les plus sceptiques, on lui accorde le bénéfice du doute, estimant que sa démarche répond probablement à la répression systématique qui menace sa survie, l’obligeant à s’adapter à la situation. Le BPP n’est pas la seule organisation à la croisée des chemins à l’été 1969 : la Students for a Democratic Society (SDS), principale organisation radicale universitaire du pays, est en proie à de fortes luttes de ligne laissant craindre sa décomposition prochaine [1].

« Partout où elles se sont organisées, les Panthers ont été durement frappés : battus, piégés, emprisonnés, détenus contre d’énormes rançons, assassinés. La répression systématique a menacé leur survie. Les Panthers ont toujours cru à la nécessité d’une lutte commune avec les Blancs contre le racisme et l’impérialisme américains. Ils ont estimé que la meilleure défense contre leur propre destruction serait un “Front uni contre le fascisme” et ont donc convoqué une conférence à Oakland pour organiser un tel front. »
The Old Mole, août 1969 [2]

Bien que des ateliers de discussion et de formation soient organisés tout au long de la Conférence, qui s’étale jusqu’au 21 juillet, l’essentiel est ailleurs. Plus qu’un vecteur d’échange et de cohésion dans le mouvement révolutionnaire, la Conférence est un espace censé accoucher d’alliances politiques, en l’occurrence sous la forme d’un Front Uni Contre le Fascisme. Pour mieux comprendre cet objectif, il faut replacer l’événement dans son contexte : le BPP sort d’une intense campagne pour la libération de son co-fondateur, Huey P Netwton, qui lui a donné énormément de visibilité et attiré une vague de sympathisants et d’adhérents. Le parti a désormais les moyens de s’étendre à travers le pays pour constituer une organisation nationale disciplinée et structurée. Son Front Uni doit passer par la création de « Comités nationaux de lutte contre le fascisme », qui serviront également de bases pour constituer de nouvelles sections locales du BPP. La machine est bien huilée.

Une droitisation opportuniste

Dans son discours d’ouverture, Bobby Seale, président et co-fondateur du BPP, insiste sur la nécessité de l’unité et fustige les querelles idéologiques qui traversent le mouvement révolutionnaire. On ne reconnaît pas le style Panther, le discours est galvaudé : Seale ne parle pas de « porcs », mais de « flics » et de « policiers » ; il ne parle pas non plus de socialisme, de révolution ou de lutte armée, mais préfère faire du pied aux « forces progressistes » ayant accepté de participer à l’événement. Au fil de l’intervention, un malaise s’installe chez les militants et les militantes radicales. Les conclusions pratiques, le tâches du Front Uni en cours d’élaboration, s’annoncent très en-deçà des perspectives et des impératifs de l’époque :

« Il a souligné que le fascisme existe dans ce pays et qu’il doit être combattu maintenant, avant l’arrivée des camps de concentration. Le mouvement radical, a-t-il insisté, doit agir pour vaincre le fascisme en organisant le contrôle communautaire sur des forces de police décentralisées. »

Il n’y a pas de place pour le dissensus : tous les participants sont fouillés à l’entrée de la Conférence ; on confisque même leurs tire-bouchons. Un service d’ordre est instauré pour réprimer tout « comportement perturbateur ». Les tensions internes à la SDS se règlent par l’exclusion d’une tendance par l’autre. Quand des militantes se lèvent pour protester contre Herbert Aptheker – figure intellectuelle liée au Parti Communiste qui, en plus de pencher à droite, déborde de son temps de parole et menace de faire annuler les interventions féministes faut de temps –, elles sont forcées de se rasseoir par le service d’ordre, qui menace de les expulser de la salle. Le parti d’avant-garde rempli son rôle : il penche à droite pour asseoir son autorité dans le mouvement révolutionnaire, et garantir son développement.

L’affirmation d’un antifascisme libéral

Le 21 juillet, Bobby Seale présente le programme du Front Uni devant une salle bien moins remplie qu’à l’inauguration. Seale appelle à la création de Comités nationaux de lutte contre le fascisme à travers le territoire, et à une nouvelle Conférence sous trois mois. Cette dernière n’aura jamais lieu. Seale appelle également à instaurer un contrôle communautaire sur les forces de l’ordre, et à favoriser l’intégration de personnes non-blanches dans la police pour en infléchir la nature raciste. Pour le dire autrement : le meilleur moyen de venir à bout des violences policières racistes, c’est de faire en sorte que la police ressemble à la population qu’elle encadre.

« Le programme de l’UFAF appelle à la décentralisation des forces de police et au contrôle communautaire, avec le droit d’embaucher des policiers issus de la communauté. Cela doit se faire par le biais de campagnes de référendum organisées par les Comités de lutte contre le fascisme dans les communautés noires, brown et blanches [3]. Ces comités doivent lancer des campagnes de pétition pour éduquer et impliquer les gens autour de la demande de contrôle de la police. Les Panthers ont souligné que les travailleurs blancs et noirs sont attaqués par la police fasciste et qu’ils doivent donc la combattre et la contrôler. »

L’objectif premier fixé par le BPP et Front Uni est, en définitive, une réforme de la police en faveur d’une police de proximité. On a pu retrouver ces positions après le soulèvement pour George Floyd, qui ont secoué les États-Unis entre mai 2020 et mai 2021, chez le Parti Démocrate et les libéraux en tout genre. Ultime recours d’une police honnie – et d’un système politique ne tenant plus que par elle –, la réforme de la police représente toujours la dernière chance de sauver une institution que tout appelle à détruire. Concrètement, community control et police de proximité ne signifient qu’une chose : plus de moyens et plus de légitimité pour l’institution policière. Le mot d’ordre réformiste de désinvestissement avancé après le meurtre de George Floyd – Defund the police – représentait à ce titre un saut qualitatif vis-à-vis de ces positions. Évidemment, il restait cependant insuffisant et irréaliste, en témoigne l’accroissement systématique des budgets de la police au lendemain du soulèvement pour George Floyd et des belles promesses du Parti Démocrate. The only way out is through. Les révolutionnaires ne peuvent adopter qu’un seul mot d’ordre face à la police : celui de son abolition sans condition.

Que faire de l’antifascisme ?

La Conférence pour un Front Uni contre le Fascisme interroge la place et le rôle de l’antifascisme dans nos luttes. Le Black Panther Party avait parfaitement saisi la nécessité de ne pas cloisonner la lutte contre le fascisme ; de ne pas considérer le fascisme comme une question à part, séparée des autres. Il ne posait pas la question du fascisme à travers les organisations ouvertement racistes et fascistes, comme par exemple le Ku Klux Klan, mais plutôt à travers la domination policière et le système économique impérialiste des États-Unis. Une telle approche présente deux avantages : d’abord, celui penser le fascisme au-delà de ses expressions les plus explicites, qu’il s’agisse de l’extrême droite parlementaire ou des groupes violents se réappropriant une rhétorique et une esthétique fascistes ; ensuite, celui ne pas limiter le fascisme à une « possibilité » abstraite, mais de l’analyser comme un phénomène ancré dans le présent et s’y développant progressivement.

La lutte antifasciste est vouée à être stérile si elle est menée de manière séparée, par des organisations spécialisées dans la violence de rue ou dans la déconstruction des discours fascisants. Car le fascisme n’est pas seulement le produit de l’extrême droite, de même que la fascisation ne s’opère pas seulement par la banalisation des discours de l’extrême droite. Il y a au plus profond de l’économie et de l’État une tendance autoritaire et déshumanisante, qui n’attend jamais les gouvernements d’extrême droite pour se manifester. Au contraire, c’est même plutôt l’extrême droite qui attend que le pourrissement soit suffisamment avancé pour s’en emparer et s’en servir contre ses adversaires. L’accepter, c’est comprendre que le fascisme une idée abstraite, l’étape d’après de l’État policier, mais bien un régime d’exception fondé sur la radicalisation extrême des catégories de base du capitalisme : État-nation, travail, industrie, spécialisation du travail intellectuel, xénophobie, racisme, famille, rôles genrés, division du travail, accumulation économique, propriété privée, division entre classes, organisation rationnelle de l’espace, soumission des rapports sociaux à la logique marchande, contrôle social, surveillance, monopole institutionnel de la violence, etc. Un antifascisme conséquent ne saurait donc se limiter à l’extrême droite, mais doit au contraire embrasser la totalité des rapports sociaux. Et il doit avoir le courage d’identifier les institutions – publiques, privées, associatives, etc. – qui empêchent la réalisation émancipée de ces rapports comme ses ennemis mortels. C’est précisément en s’affirmant comme une lutte pour la vie que l’antifascisme devient cohérent – et qu’il peut prétendre être conséquent.

« Ce n’est pas que de la rhétorique. Vivre en Amérique, vivre sous ce régime impérialiste et fasciste, c’est comme vivre dans une prison. Nous sommes tous, dans une certaine mesure et à l’exception de la bourgeoisie, des prisonniers politiques ; et notre programme doit être une grande évasion. »
Extrait du discours de Jeff Jones, porte-parole de la SDS

Notes sur l’antifascisme libéral

Si les organisations de gauche ne manquent jamais une occasion de revendiquer leur antifascisme, leur « lutte antifasciste » se caractérise d’abord par leur absence totale de stratégie révolutionnaire.

L’antifascisme, quand il se cantonne à la lutte contre des groupes ouvertement fascistes, en oublie la nature de l’État : garant de la société de classes, qu’il soit de gauche ou de droite, il se radicalisera toujours pour assurer sa survie s’il se sent menacé. Un tel antifascisme, que nous qualifions de libéral, échoue immanquablement à comprendre le fascisme pour ce qu’il est : une tendance inhérente à l’État-nation, un produit de la modernité capitaliste. L’antifascisme libéral propose une vision tronquée et réformiste de la menace fasciste, réduite à la seule extrême droite parlementaire et groupusculaire. Or, si l’extrême droite occupe effectivement une place indéniable dans le processus de fascisation de la société, notamment dans la guerre des idées, dans la bataille pour l’hégémonie culturelle, force est de constater que l’État se passe volontiers d’elle pour développer et mobiliser ses moyens de contrôle, de répression et de destruction.

Au nom du caractère urgent de la situation politique et sociale, l’antifascisme libéral promeut l’unité de la gauche à tout prix, quitte à s’aligner sur le plus petit dénominateur commun. Toujours prompt à se poser en dernier rempart de la démocratie et de ses institutions, il appelle régulièrement à prendre part au jeu électoral et à ses fausses alternatives. Qu’est-ce que le vote, sinon la justification de notre irresponsabilité collective et de notre éviction du fait politique ? La démocratie représentative tire profit de la légitimité morale que lui accorde l’antifascisme libéral en temps de crise. Pire, sa dissonance cognitive le pousse jusqu’à en appeler aux moyens répressifs de l’État contre les fascistes : d’une main, l’antifascisme libéral attaque les institutions étatiques pour leur autoritarisme ; de l’autre, il s’appuie sur elles pour pallier sa propre faiblesse. Ce faisant, il creuse sa propre tombe – et la nôtre au passage.

L’antifascisme libéral est le produit d’une mystification démocratique. Une société de richesse hiérarchisée n’admet aucune communauté de citoyens opérante, ni aucune véritable démocratie. Une telle société, en revanche, porte à la fois la possibilité d’institutions politiques libérales et dictatoriales, représentatives et totalitaires. Brecht avait raison d’affirmer que le fascisme est « la démocratie en temps de crise. » La démocratie représentative est certainement moins pire que le fascisme. Ses politiques redistributives souvent plus généreuses que celles des régimes autoritaires. Mais à la défendre aveuglément, on finit par occulter les horreurs qui assurent son règne : le pillage des sols et des mers, l’exploitation généralisée et scientifiquement organisée, la marchandisation de tous les rapports sociaux, les colonisations, les exterminations, etc.

En réduisant le fascisme au personnel politique qui l’incarne explicitement à une époque donnée, l’antifascisme libéral ne peut que refouler la tentation fasciste jusqu’à la prochaine crise généralisée du capitalisme. Tout sera alors à refaire face au durcissement répressif des institutions libérales, à la banalisation des discours d’extrême droite et à la recomposition du personnel politique fascisant.

Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.

PDF - 3.9 Mo
Le Black Panther Party et la tentation de l’antifascisme libéral

P.-S.

Initialement publié par le Groupe Révolutionnaire Charlatan : https://lacharlatanerie.wordpress.com/black-panther-antifascisme-liberal

Notes

[1Principale organisation radicale étudiante des années 1960, engagée contre la guerre au Viet Nam, la SDS compte 100 000 adhérents et près de 400 sections locales en novembre 1968. La plupart des tendances de la Nouvelle Gauche américaine et des mouvements radicaux y sont représentés. Elle éclate en trois factions en juin 1969 : une faction léniniste majoritaire, une faction maoïste minoritaire et un noyau qui va fonder le Weather Underground, organisation armée clandestine active jusqu’en 1977. Cette dernière parvient à garder le contrôle le contrôle administratif de l’organisation, qu’ils dissolvent en 1970. Quelques sections de la SDS subsistent jusqu’en 1974.

[2Journal lié à la SDS, qui jouissait d’une grande diffusion dans les milieux radicaux. Old mole signifie Vieille taupe, en référence à la célèbre citation de Marx. Les deux citations suivantes sont tirées de la même source.

[3La SDS apportera son soutien au programme du Front Uni, mais refusera de construire un contrôle communautaire dans les quartiers blancs, estimant qu’un tel projet ne ferait que renforcer le racisme et le suprématisme blanc.

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