Le restaurant « Au goût de canon » n’avait rien à voir avec un restaurant habituel, c’était un resto autre. D’ailleurs, la première fois que j’y suis venu, étant seul, je me suis installé à une petite table à l’entrée. On m’a servi le plat du soir qui était « saucisson chaud et pommes de terre », et avant d’avoir eu le temps d’avaler ma première bouchée, un groupe est arrivé et chacun, au passage, piquait un morceau de patate dans mon assiette... Il fallait bien sûr prendre ça à la rigolade et très vite un gone est venu s’installer à ma table avec un litron de vin rouge qu’il m’invita à partager tous les deux, ce dont je ne me fis pas prier. Voilà un peu de cette convivialité des pentes. Du coup, ce soir-là, c’est pas mal de canons [1] qu’on a dégustés ensemble... Ce gone était un étranger, tout comme moi, c’est-à-dire que nous habitions tous deux un autre quartier de Lyon que les pentes, et nous ne voulions pas nous mêler des discussions endiablées des habitués de ce lieu incroyable qui étaient en train de fuser sur des points de vue divergents concernant le rôle local ou global de l’individu et de la société...
"Au goût de canon", situé au 9 de la rue Burdeau, le restaurant créé par Maryvonne, une militante libertaire lyonnaise, aidée par d’autres personnes amies ou militantes, devint très vite le lieu où se croisaient des anarchistes, de jeunes artistes, des militants de quartier, ou des habitants-même de la Croix-Rousse et des pentes. Même si le statut de ce resto était une SARL, le fonctionnement était collectif et assuré par une équipe de six personnes, dont trois Français et trois Italiens, parmi lesquels deux insoumis. Le travail et la répartition des tâches étaient débattus au cours de la réunion hebdomadaire du collectif. La rotation des tâches et l’égalité des salaires étaient les caractéristiques principales de ce collectif. Trois membres de celui-ci vivaient ensemble dans l’appartement au-dessus du restaurant, ainsi qu’un jeune étudiant de l’école des Beaux-Arts, située à quelques centaines de mètres de la rue Burdeau.
La solidarité
Pour se rendre compte de l’ambiance de l’époque autour de ce restaurant, la solidarité manifestée au démarrage de cette aventure perdura lorsque trois membres de l’équipe furent arrêtés en novembre 1975 pour « complot contre l’armée ». [2] Pendant le mois entier que ces trois personnes furent détenues en prison, dont la responsable légale, le "Goût de canon" restera quand-même ouvert grâce à l’aide de bénévoles.
L’explosion
En tout cas, le 6 octobre 1976 à une heure du matin, le restaurant a été fermé normalement par les personnes qui étaient de service ce soir-là sans que rien de particulier n’ait été remarqué. Selon les témoignages du voisinage, c’est vers trois heures du matin qu’une voiture et une moto ce sont arrêtées devant le restaurant, que la vitrine a été fracassée pour pouvoir jeter quelque chose à l’intérieur du restaurant, et que les véhicules sont repartis aussitôt. L’explosion qui a suivi a fait subir des dommages très importants au local ainsi qu’aux vitres alentours. Une jeune fille qui dormait dans l’appartement du dessus a été fortement commotionnée ; elle a dû être hospitalisée plusieurs jours après le choc.
On n’a jamais su s’il y a eu une véritable enquête judiciaire. Des inspecteurs du commissariat de la place Sathonay s’étaient déplacés au petit matin, mais l’origine de cette explosion du « Goût de canon » ne fut jamais élucidée. Avec un nom pareil, on aurait pu dire que c’était un peu prémonitoire. Ce qui est sûr c’est que cette explosion, qui de toute façon n’était pas due au gaz, a été provoquée intentionnellement, et a mis fin à cette expérience novatrice sur Lyon, après environ une année de fonctionnement.
L’expérience reprend et d’autres alternatives se créent
Aussitôt, un collectif de soutien se met en place et se réunit au local libertaire du 13 de la rue Pierre Blanc avec la ferme intention de faire redémarrer le restaurant. Un appel à la solidarité financière est lancé. Des fêtes de soutien sont organisées. Notamment une « Fête du Goût de canon marrante, joyeuse et sans prétention » le 8 janvier 1977 dans les locaux du CCO à Villeurbanne, par des personnes« toujours décidées à refaire le resto, pour poursuivre notre expérience d’autogestion généralisée » [3]. De ce collectif, effectivement, naquit en décembre 1977 le restaurant autogéré "Aux Tables Rabatues" sous la forme d’une coopérative avec neuf salariés, dans des locaux plus vastes d’un ancien atelier qu’il a fallu retaper, situés toujours sur les pentes mais cette fois au 4 de le rue Bodin.
On peut dire bravo au Goût de canon qui a ouvert la voie, car par la suite plein d’autres expériences alternatives, et notamment dans la restauration, sont nées à Lyon... [4]
Que celles et ceux qui ont vécu de bons moments dans ce lieu, (ou éventuellement de moins bons avec l’explosion), puissent en témoigner en répondant ci-dessous ; merci !
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