Dans quelle mesure l’antisémitisme joue-t-il pour vous un rôle de porte d’entrée, de pilier, de pivot, aux théories conspirationnistes d’extrême droite ?
Rudy Reichstadt. Je prendrais les choses dans le sens inverse : c’est plutôt le conspirationnisme qui sert de « porte d’entrée » à l’antisémitisme. Dans sa dénonciation de manipulateurs de l’ombre, de marionnettistes cachés dans les coulisses, le conspirationnisme en arrive très souvent à assimiler ces comploteurs supposés aux Juifs. Pourquoi ? Parce que, pour des raisons historiques, il existe en circulation, disponible et « prêt à l’emploi », un abondant matériel indissolublement complotiste et antisémite. C’est particulièrement flagrant dans la littérature consacrée aux « Illuminati » qui réactualise le mythe du « complot judéo-maçonnique ».
Comment les termes "sionisme" et "antisionisme" permettent-il à l’extrême droite de réactualiser l’antisémitisme, sous couvert d’indignation face aux crimes du gouvernement israélien contre les Palestiniens ?
R.R. L’opposition politique au sionisme telle qu’elle a pu se développer entre la naissance du mouvement sioniste (1897) et la création de l’Etat d’Israël (1948) est en partie un phénomène juif. Qu’il soit d’inspiration religieuse ou laïque, socialiste ou libérale, cet antisionisme a pour l’essentiel quasiment disparu. Reste l’hostilité au sionisme en tant que soutien à l’existence d’un Etat juif en Palestine mais qui n’a de sens que dans la perspective d’un nationalisme arabe irrédentiste ou dans celle d’un internationalisme hostile par principe à toutes les identités nationales et appelant à la dissolution de tous les Etats sans distinction.
Mais « l’antisionisme » dont vous parlez n’est pas qu’une position par rapport au sionisme. C’est une obsession. L’antisionisme paranoïaque d’un Dieudonné, d’un Alain Soral ou d’un Yahia Gouasmi – le président du Parti Anti-Sioniste, qui explique très sérieusement que « derrière chaque divorce, il y a un sioniste » (sic) – prend historiquement sa source dans un courant antisémite qui interprète tout bonnement le sionisme comme un « complot juif ». L’idée qui est au centre de ce discours est que le sionisme n’est pas un mouvement national mais avant tout un « projet de domination mondiale », la pointe émergée d’une cabale secrète des Juifs contre le genre humain. Ainsi les Protocoles des Sages de Sion sont-ils présentés dès 1917 par ses commentateurs comme « les minutes de séances tenues secrètement au cours du premier Congrès sioniste ». Cette idée est d’ailleurs clairement formulée par Hitler dans Mein Kampf (1925) : « [Les Juifs] n’ont pas du tout l’intention d’édifier en Palestine un Etat Juif pour aller s’y fixer ; ils ont simplement en vue d’y établir l’organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d’internationalisme universel ».
Ainsi, les antisémites ont commencé par incorporer un discours « antisioniste » à leur discours plus général de dénonciation d’un « complot juif mondial ». Ce n’est que dans un second temps, après la Seconde Guerre mondiale, qu’ils vont faire passer la critique radicale du sionisme au premier plan. D’abord parce que Hitler avait « déshonoré l’antisémitisme » (Bernanos) et que « l’antisionisme » permettait de camoufler l’expression d’un antisémitisme non assumé (c’est ce qui fera dire à Jankélévitch que « l’antisionisme est la permission d’être démocratiquement antisémite »). Ensuite parce que l’Etat d’Israël a vraiment vu le jour, événement qui va comme confirmer rétrospectivement les craintes des antisémites qui vont dès lors concentrer leurs attaques contre un « Sionisme » largement fantasmagorique.
Comment interprétez-vous le fait que des personnalités juives s’associent aux réseaux soraliens, comme Jacob Cohen ou Gilad Atzmon ?
R.R. Que des personnalités juives ou réputées telles se fassent les complices d’antisémites déroute le sens commun, qui y voit quelque chose d’insolite, d’absurde, de contradictoire dans les termes. Mais cela ne devrait pas surprendre. D’abord parce que c’est loin d’être nouveau : songeons aux cas fameux, au XIXe siècle, des complotistes antisémites Jacob Brafman ou Osman Bey pour ne citer qu’eux. Ensuite parce que ce phénomène de « transfugisme » se rencontre dans d’autres configurations : certaines personnes issues d’une minorité stigmatisée font le choix de rejoindre les rangs de leurs ennemis naturels et cela n’est pas propre aux personnes d’origine juive.
Quant à Cohen et Atzmon, ils remplissent au sein de la mouvance formée autour de Soral et Dieudonné une fonction parfaitement claire : celle de caution de moralité permettant à leurs amis de parer l’accusation d’antisémitisme – la ficelle est un peu grosse mais cela a sans doute pour effet de sauver les apparences auprès du public qu’ils essaient de séduire. Ils y trouvent en retour une rétribution symbolique : on les célèbre, on loue leur « courage », leur « probité », ils gagnent en notoriété. Le narcissisme fait probablement partie de leurs motivations. Mais il entre évidemment dans ce genre d’engagement un dosage tout à fait singulier de motifs d’ordre biographique et psychologique.
Jacob Cohen et Gilad Atzmon ne sont pas les seuls dans leur genre. Mais gardons-nous de la tentation de dresser des listes. Laissons à l’extrême droite cette vieille tradition paresseuse qui dispense de discuter les arguments de l’adversaire. L’origine d’un individu ne devrait pas, de manière générale, être considérée comme un argument valable dans un débat politique digne de ce nom.
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