D’après les médias, la journée du 31 mars a été une vraie réussite pour le mouvement d’opposition à la loi El Khomri. Manifestation massive, mobilisation nette des syndicats et divers groupes politiques, la jeunesse dans la rue... mais en fait ce n’est pas directement ce qui nous intéresse : pour nous la question serait plutôt quels gestes se tentent, qu’est-ce qu’on éprouve ensemble, qu’est-ce qu’on arrive à dépasser...
Pour mémoire une manif qui se passe bien aux yeux des instances responsables (préfecture, syndicats, militants citoyens) c’est une manif où il ne se passe rien, sinon le dénombrement inoffensif des mécontentements. Et ça ne sert pas à grand-chose : un premier « grand mouvement » contre la réforme des retraites promue par la loi Fillon en 2003 avait mis plusieurs millions de personnes dans la rue, à défiler de journées d’action en journées d’actions, et la mesure était passée. Pas grand chose ne venant s’y opposer réellement, sinon un chiffre abstrait, le gouvernement d’alors a pu tranquillement légiférer.
Donc notre position minimale : on descend dans la rue pour qu’il se passe quelque chose. Et il se passe plein de choses depuis un petit mois à l’échelle nationale : blocages de lycées ou de facs, manifs sauvages, affrontements avec la police, envahissement des gares ou des rocades, frappes sur des banques, des boîtes d’intérim, locaux du PS redécorés…
« On passe devant, on passe devant ! »
C’est une affaire de geste. Pour la manifestation du 31, les choses ont commencé à s’animer au moment de la petite baston avec les fascistes du GUD, qui se sont faits cordialement protéger par un cordon de flics. Pour le cortège le plus remuant (lycéens, étudiants, bandes plus ou moins organisées) le premier geste ça a été ensuite de prendre la tête de la manifestation (avec un peu d’hésitation mais finalement oui). C’est important parce que sinon les gros syndicats s’en chargent. Au sens propre ils prétendent conduire le mouvement, ce qui ne présage rien de bon vu que leur boulot au quotidien c’est de « défendre l’emploi », c’est à dire co-gérer nos conditions d’exploitation et de soumission dans le monde économique. Pendant les mouvements, ils sont là avant tout pour négocier et siffler au moment opportun la fin de la récréation.
Ça se ressent jusque dans la rue : les syndicats sont sensés négocier le parcours, mettre en place un SO pour prévenir tout débordement. Leur collaboration avec la police se marque par un contact permanent avec les flics chargés d’encadrer la manifestation, leur souci d’isoler les éléments perturbateurs, et quand ils en ont les moyens (donc pas trop à Lyon), de faire le coup de poing contre les plus énervé-es, quitte à les livrer aux forces de l’ordre à la fin.
Prendre la tête, donc, pour faire la place à d’autres présences que de défiler symboliquement, pouvoir tenter autre chose (comme réellement perturber le train train métropolitain), et bien marquer que dans cette lutte, rien n’est négociable.
« Attention ici se sont les casseurs ! »
On prend la tête. Dans le cortège il y a des slogans des chants, des fumigènes, assez vite les policiers qui voulaient serrer de près les manifestants, et imposer leur ambiance de peur, sont la cible de jets d’œufs et de pétards, quelques jets de peinture ou d’huile de vidange. Ça reste donc plutôt bon enfant. Pourtant ces petits débordements, d’un côté de la manif où se massent pas mal de gens masqués et habillés en noir, semble jeter parfois un trouble, ou créer le malaise : « attention ici ce sont les casseurs, les totos et on risque de se faire tous arrêter » (dixit une des responsables lycéennes qui prétend donner le rythme devant la banderole).
Cette mauvaise impression mérite d’être dissipée sur plusieurs points. Déjà le fameux coup des casseurs infiltrés parmi les lycéens : c’est une vieille ficelle pour à la fois diviser et désarmer le mouvement. Pour rappel à Grenoble ou Nantes, pour ne citer que ces exemples, les groupes qui se sont affrontés à la police toute la journée du 31, de barricades en barricades, rassemblaient des lycéens, des zadistes, des jeunes et des syndiqués lassés des stratégies classiques ou juste vraiment en colère. Il n’y a pas de groupe mystérieux infiltrant les manifs mais des cliques, des fractions du mouvement qui décident de ne plus se laisser faire, de passer à l’offensive.
« Ils se ressemblent quand même beaucoup, tous habillés en noir... » . Certaines personnes utilisent en effet cet accoutrement à des fins tactiques ; si plusieurs dizaines ou centaines de manifestant-es se masquent et s’habillent en noir, ça complique le travail d’identification, et potentiellement d’arrestation et de poursuite pour la police. On peut d’ailleurs s’habiller comme ça et se masquer pour simplement brouiller les détecteurs policiers (et c’est pour ça qu’ils ont fini par sortir une loi punissant d’amende le fait de se masquer dans l’espace public ; évidemment ce genre de poursuite ne s’applique que si on se fait attraper).
« Mais quand même ils ont mis en danger la manif en s’en prenant à la police le long du cortège » . Mener l’offensive face à la police est une question de bon sens, sur plusieurs plans. Politiquement d’abord, les forces de l’ordre portent bien leur nom. Si cet ordre nous semble injuste ou nous écrase, si on veut réellement le bouleverser, on se retrouve fatalement avec les flics sur notre chemin. Refuser de les affronter (d’une manière ou d’une autre) ça veut dire renoncer à agir politiquement. N’importe quelle grève sérieuse, n’importe quel blocage de lycée un peu joyeux, implique une confrontation, à un moment donné, avec la police. Et puis pour beaucoup d’entre nous se mêle un sentiment de vengeance, ou la joie de pouvoir un temps inverser le rapport de force (quand on a un peu trop l’habitude de tâter de la matraque, du flash-ball, des contrôle d’identité musclés et humiliants, des garde à vue à répétition…). A Lyon traîne cette vieille idée qu’on ne peut rien faire parce que c’est trop fliqué. Mais de petits gestes en petits gestes, on peut reprendre un peu d’initiative, se faire une expérience concrète des manœuvres policières et de nos tactiques pour les rendre inopérantes (quand est-ce qu’ils se préparent à charger et quand ils n’osent ou ne peuvent pas le faire, comment une banderole renforcée offre une protection à la fois contre leurs projectiles variés ou en cas de charge, et nous permet d’avancer sur eux quand ça semble opportun, etc.) et voir où ça nous mène pour les temps qui viennent...
Tactiquement ensuite : quand les flics sont obligés de reculer un peu, de se cacher derrière leurs boucliers peinturlurés ou tâchés par des œufs, ils peuvent un peu moins tranquillement faire leur sale boulot. Mettre la pression sur les bacs qui d’habitude folâtrent à quelques centimètres des manifestants nous prémunit des arrestations au cœur du cortège, pour un oui pour un non (un tag, un outrage, etc.). Comme les banderoles renforcées, ça participe d’une tactique d’auto défense de la manifestation et de nos capacités d’action en son sein (d’ailleurs les mêmes responsables lycéens qui prétendaient se désolidariser à un moment des « casseurs » se sont entendus sur la fin de la manifestation pour que les banderoles les plus solides protègent le passage du cortège entre Guillotière et Bellecour).
Premier arrêt : prison-Bellecour
Donc on arrive place Bellecour : lieu de dispersion classique pour les grosses mobilisations. On sait depuis le mouvement des retraites de 2010 que c’est aussi un piège classique et une nasse en puissance (et ce jour-là ils avaient quand même bien affiché la couleur : présences de centaines de flics, grilles anti émeute, canon à eau). Le piège c’est que la place ressemble à un grand terrain de jeu, et les centaines de personnes qui ont eu le sentiment « qu’il ne pouvait pas ne rien se passer » sont donc allés taper dans ce dispositif massif, dans cette zone finalement assez contrôlable, et avec peu de chance de déborder les forces de l’ordre. Bien en place, elles ont pu procéder à une vingtaine d’arrestations…
Stratégiquement, il faut peut être réussir parfois à sortir vraiment collectivement de ce genre de guêpier. La proposition pour le 31 au soir d’un autre point de rendez-vous a au moins donné cette possibilité : on ne s’arrête pas à la simple journée d’action syndicale, on ne s’arrête pas quand la police décide de mettre un terme aux réjouissances… Ce second temps a débouché sur une « occupation » de l’esplanade de la grande côte, et une déambulation dans les pentes (dans une ambiance un peu bizarre, avec assez peu d’enthousiasme ou de joie partagée) qui aura permis de dégrader les locaux de la police municipale.
Prendre place : ok mais pourquoi faire ?
L’occupation, faute de barnum, de cantine ou d’éléments de ce genre s’est surtout résumée à un bruissement de discussions, et une AG étrange où l’essentiel de ce qui aurait pu se dire s’est trouvé neutralisé par une sorte de bureaucratie-pantomime et des votes pour sanctionner toute une série de non-décisions… Il y avait pourtant matière à discuter stratégiquement, c’est-à-dire sur comment on gagne, quels peuvent être nos éléments de victoire dans ce mouvement.
La loi El-Khomri va peut être aggraver nos conditions de travail et d’embauche ; même si de nombreuses dispositions existent déjà dans les faits, que l’individualisation et la précarisation des « travailleurs » est largement avancée… N’empêche cette loi sert à faire peser une ambiance générale qui signifie dans la tête de tout le monde une précarité, et donc une soumission accrue. Trouver des formes pour le mouvement ça doit vouloir dire nous organiser déjà au sein du mouvement pour faire reculer cette réalité et tous les sentiments de défaite qu’elle charrie (et ça ne sert à rien d’attendre une prochaine élection, une nouvelle loi, etc.). La défense du CDI ne nous garantira jamais de la précarité, de l’état de faiblesse et de détresse que secrète la soumission au monde économique : faire reculer la précarité implique une force, le sentiment de se tenir et de ne plus dépendre de ce système. Comment s’attaquer à quelque chose qui prétend en même temps nous faire vivre, assurer nos conditions d’existence, même misérablement ? Il faut se donner les moyens notamment matériels de bouleverser les coordonnées de nos existences, et déjà dans le temps du mouvement. Occuper une place pourrait être un début, même si un lieu en dur permettrait plus facilement d’organiser des cantines ou des discussions pour des centaines de personnes, faire en sorte qu’on ait pas toujours à rentrer chacun chez-soi, comme autant de micro retours à la normale anticipant la défaite du mouvement…
« Le capital », « l’état », « l’ordre de la domination », « ce système de merde », en somme ce que nous prétendons affronter en ce moment, tiennent et opèrent sur plusieurs plans. Un rapport de force militarisé, avec toute son industrie de la répression et de la surveillance. Des infrastructures pour faire rouler l’économie et configurer nos vies. Un certain état des rapports entre les gens, nos manières de nous parler ou de nous méfier, les idées et les désirs qui nous traversent, des manières de sentir… une certaine manière de neutraliser tout ce qu’on pourrait sentir, vouloir ou faire d’autre. Le mouvement, pour être victorieux quelque part doit sans doute se projeter sur ces différents plans également : faire reculer la police dans la rue et les impératifs de la sécurité dans nos têtes, bloquer effectivement l’économie et commencer à expérimenter par quels moyens, depuis quels lieux on pourrait dessiner les chemins d’une autonomie politique (inventer en commun nos propres besoins, nos propres désirs, et les arracher immédiatement).
Le plan des liens, des affects qui tissent en permanence nos vies est également le plus inflammable. À la fois c’est la glue qui contraint en permanence ce qu’on pourrait faire ensemble, en même temps tout peut basculer très vite : un ami s’immole à Sidi Bouzid et quelques mois plus tard Ben Ali s’enfuit de la Tunisie (un des pays les plus stables du Maghreb auquel la France vendait régulièrement ses conseils et ses équipements en matière de sécurité). Des enfants sont raflés en marge d’une manifestation anti Bachar, en 2011, et toute la Syrie se soulève, en dépit d’une des « meilleures » polices politiques au monde...
Ne plus avoir peur, se mettre à se parler, partager ce qui nous importe et l’envie de passer ensemble à autre chose, de se lancer à l’assaut du ciel : ça suffit pour déclencher une révolution, et sur ce plan là la victoire est toujours imminente.
Une équipée sauvage
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