Blocages et embauchages

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Article original paru dans Interventions n°6, mars 2006, de la revue « Temps critiques ».

Les premières étincelles du mouvement ont été lancées par les étudiants des premiers cycles universitaires. Preuve, s’il en fallait, que l’ancienne "misère en milieu étudiant" [1] n’est plus ce qu’elle était. La conscience mystifiée de futurs cadres que certains insurgés de mai 68 attribuaient aux étudiants de l’université de classe finissante, s’est convertie en connaissance lucide des misères concrètes à l’époque de l’université de masse.
En effet, la distance s’est creusée entre le « on ne se reconnaît pas dans la société bourgeoise » énoncé par les étudiants de 68 qui, eux, pourtant, étaient encore reconnus par cette société comme des héritiers [2] (même si c’était déjà assez largement faux) et le « la société ne nous reconnaît pas » des étudiants d’aujourd’hui qui pourtant, dans leur majorité, reconnaissent la dite société comme légitime.
Ce ne sont pas les mêmes étudiants et leur population a changé d’échelle. Nombreux travaillent pour financer leurs études, nombreux connaissent précarité et conditions difficiles de logement, beaucoup recherchent des études supérieures courtes ou déjà professionnalisées. La plupart perçoivent que s’ils obtiennent un emploi, ils ne seront pas des décideurs mais des opérateurs de la société capitalisée.

Plusieurs tracts diffusés au début du mouvement, par exemple ceux de la FIDL lycéenne, portent leur critique au nom du CDI et exprime une conception garantiste/fordiste du contrat de travail et plus généralement du salariat. À ses débuts, la lutte apparaît davantage comme une lutte contre les abus du capitalisme que contre le système du salariat dans son ensemble. Par-là, elle s’inscrit parmi les récents mouvements qui comme le courant altermondialiste, combattent ce qu’ils appellent le "néo-libéralisme".

Mais il est aussi un mouvement qui dit non à l’aggravation des conditions existantes d’aujourd’hui et de celles à venir. Dans certaines des premières actions de grève et de blocage des universités, notamment celles des lettres et des sciences humaines, les interventions visaient déjà les réseaux de la puissance du système (évaluation standardisée, rationalisation des apprentissages, professionnalisation des cursus, savoirs informatisés). Elles s’élevaient contre les conduites de démission des étudiants comme des enseignants devant ces procédures de normalisation.

D’un côté, le mouvement a eu tendance à se projeter dans une cause militante d’ordre éthique, donc extérieure à sa raison d’être initiale, même si très vite ont percé la révolte ou le ras le bol devant l’élaboration quasi clandestine du CPE, puis son instauration aux forceps parlementaires. Cela a contribué à la montée en puissance du mouvement. Mais, sur cette base éthique, il ne remet nullement en cause le système scolaire et il ne revendique que des réajustements anti-discrimination, une véritable égalité des chances en quelque sorte contre une loi qui a la dérision de porter ce nom. Cette dimension citoyenniste, très présente chez les lycéens de centre ville, peut donner l’impression de recréer, comme en 1986 [3], une communauté scolaire d’opposants.

D’un autre côté, il est obligé de poser la précarité comme le futur certain de tous, ce qui peut constituer la prémisse d’une unité entre jeunes en formation et jeunes salariés, mais celle-ci ne se concrétise pas encore dans une tentative de convergence avec ce qu’on a pu appeler la révolte des banlieues [4]. C’est une limite qui, pour le moment du moins, produit une coupure dans la jeunesse quasi similaire à celle qu’on retrouve dans le monde adulte entre travailleurs réellement occupés et travailleurs inoccupés, coupure qui a vu les salariés de Cellatex, Kronenbourg, Lu et Métaleurop regarder de loin le mouvement des chômeurs de 1998 avant que les chômeurs battus et atomisés ne regardent de loin les luttes des desesperados de l’ancienne classe ouvrière industrielle. C’est cette coupure qui ne permet pas l’expression d’une dimension critique du travail, même si le slogan "Ni CPE, ni CDI" fournit une indication sur le niveau maximum de conscience atteint par la lutte aujourd’hui.

Parée de sa publicité pro-travail à la Zola [5], cette loi est censée fournir un "revenu du travail" à de jeunes chômeurs, qui, pour la majorité d’entre eux, sont considérés par l’économie comme dépouvus de toute "employabilité" et qui cherchent, quant à eux, un accès direct et immédiat à "la thune" sans passer par "un boulot de merde" ou une formation sous l’autorité d’un "tuteur".

Si le CPE participe effectivement d’une tentative de disciplinarisation de la force de travail, c’est parce que le contrôle social contemporain a peu de chose à voir avec celui du XIXe siècle dans lequel l’école de la République fonctionnait comme apprentissage de la discipline de l’usine en direction d’une main d’œuvre en constante augmentation mais globalement peu qualifiée. Aujourd’hui l’école se veut "milieu de vie" et sélectionne des "compétences" alors que personne ne peut définir ce que l’économie demande en matière de "compétences" à venir.

Le Medef d’ailleurs vient d’intervenir à plusieurs reprises pour dire qu’il n’était pas favorable au développement de l’apprentissage à 14 ans et qu’il ne voyait pas un grand intérêt au CPE. À la rigueur a-t-il concédé, « ce type de contrats pourrait être utile à certaines PME ». Car en matière d’emplois à "compétences peu spécifiques" selon la terminologie des DRH, un CPE ne pourra jamais rivaliser avec les bas coûts de la force de travail thaïlandaise ni encore moins avec ceux du travail clandestin.

Ce n’est pas parce que l’école serait encore une école de classe que l’État a fait voter le CPE. On peut même dire que c’est parce qu’elle ne l’est plus qu’elle ne remplit plus l’une de ses fonctions majeures qui était d’assurer "the right man at the right place" sur le marché du travail et qu’elle fabrique des surnuméraires. Cela ne signifie pas que la précarisation est en train de devenir générale. Le garantisme limité par la réduction d’emplois de fonctionnaires et les privatisations, constitue encore une réalité de la fonction publique et de certaines couches du salariat privé, mais il ne suffit plus à assurer une médiation efficace de la reproduction des rapports sociaux. Bien que les emplois stables restent une dominante du salariat, le précariat en constitue l’abcès de fixation, ce qui engendre un conflit puisque l’ancienne mobilité sociale, relative, est devenue inopérante. Il n’y a pas de relève à la régulation fordiste.

L’opération CPE-CNE est d’abord un coup de force politique qui tente de résoudre ce conflit. Car "la réforme" est nécessaire pour ceux qui veulent prévenir "le pire". Pour la combattre, ne sous-estimons pas cette dimension idéologique et politicienne et ne tombons pas dans un économisme qui, voyant tout comme un plan du capital, condamnerait la lutte à un choix stérile entre tout est possible ou rien n’est possible.

Avec l’arrivée du printemps, la popularisation en sa faveur étant acquise, le mouvement doit combattre sur deux fronts :

    • la résistance (qui peut être offensive) à l’État, à sa police, à ses réseaux et à ses médias ;
    • la potentialisation des lieux de grève et d’occupation en vue de leur généralisation à d’autres secteurs d’activités, à d’autres lieux de travail et de vie, à d’autres individus. Renouer avec "l’esprit de Mai" en quelque sorte.

Donc si grève générale il y a, elle doit venir de cette potentialisation et non d’une initiative formelle qui fait perdre au mouvement toute son autonomie et sacrifie la lutte à la base à une extension de l’action par le haut. Ce serait donner un blanc-seing aux syndicats et contribuer à la bureaucratisation du mouvement. Le mouvement n’a pas à se mettre à la remorque d’un hypothétique sursaut des salariés et à fortiori d’une fantomatique classe ouvrière. Pour le moment, c’est lui qui mène la danse.

Jacques Wajnsztejn
Contact : tempscritiques(arobase)free.fr

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P.-S.

Les liens sont de la modération de Rebellyon.

Notes

[1"misère en milieu étudiant" : du nom de la célèbre brochure de 1967.

[2« Les héritiers » : selon le mot de notre sociologue national Pierre Bourdieu, rendu myope par sa théorie classiste de la reproduction sociale.

[31986 : retrait, après grosse mobilisation lycéenne et étudiante et l’assassinat de Malik Oussékine du projet de loi Devaquet qui voulait instaurer une sélection à l’entrée des universités.

[4Néanmoins, un mois après le début du mouvement, les lycéens de banlieues ou de lycée technique sont de plus en plus nombreux dans les manifestations. Ils bloquent également leurs établissements.

[5Comme si on « embauchait » encore, le matin, aux portails des usines, sur le carreau des mines ou sur les docks des ports...

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