À l’époque, il était né d’une colère contre ce que peu de monde, dans l’entourage de son auteur, acceptait de voir : à quel point l’entreprise de transports en commun dont il est question était non seulement grossière dans ses tentatives de contrôle, mais dangereuse dans les fins qu’elle se donnait. L’article avait donné lieu à différents retours, pointant principalement une « paranoïa », une « exagération », le fait de « voir le mal partout » ou encore de « réfléchir trop ». On laissera le/la lecteur·ice d’aujourd’hui en juger.
Le premier numéro de la revue Parades – intitulé « Trancher la ville » – sort ces jours-ci.
Il est question dans ce numéro d’observer la Métropole et les résistances qui s’y déploient. Des textes dispersés – dans le temps et l’espace – et des contributions variées proposent une lecture renouvelée des antagonismes de l’époque autour de la question urbaine.
Le reste de la revue est disponible au format papier contre dix euros à revueparades@riseup.net.
Les transports en commun lyonnais, dont l’anagramme TCL est devenu pour tout·e habitant·e de Lyon une dénomination passe-partout, orwellienne, ont toujours (et c’est évident), été l’infra-structure (c’est-à-dire la structure d’en-dessous, qui ne dit pas son nom), de la vie quotidienne. Mais depuis bientôt deux ans, une série de campagnes publicitaires a contribué à faire transmuter les TCL en un organisme, une institution. Les TCL forment un réseau, mais aussi des rets : ils emprisonnent, incarcèrent, et opèrent un processus de renforcement de leur emprise sur le consommateur. Je peux circuler librement, tourner à l’infini dans le réseau, je n’en suis pas moins contrôlé·e. Néanmoins, les campagnes de communication des TCL des années 2014-2017, dont le présent article propose ici une liste non exhaustive, révèlent une dynamique qui débute par une volonté de contrôle au sens foucaldien du terme (cf. infra), pour en revenir récemment à une logique plus ouvertement disciplinaire.
Tout a commencé avec Mr Avant (sic), premier des personnages-symboles qui indiquait à l’usager·ère où se positionner devant le bus, par quelle porte entrer. Le fait de choisir comme porte-étendard un personnage fictif, caricatural, typifié, renvoie au monde du dessin animé et se fait ainsi le vecteur d’une infantilisation du consommateur, que des indications trop notionnelles, pas assez imagées, auraient sans doute (selon les TCL) conduit à une surcharge cognitive. D’autre part, Mr Avant est le signe d’un polissage de l’idée qu’il contient : celle du resserrement de la mainmise sur les corps, depuis les déplacements les plus larges (se rendre de Cordeliers à Perrache) jusqu’aux plus minimes (entrer dans le bus).
Cette mesure mériterait déjà, et à elle seule, une critique plus avancée. Mais – si abjecte qu’elle soit – il reste possible pour les individus de s’y soustraire : qu’on me prenne pour un·e enfant ne fait pas de moi l’un·e d’entre eux. Les choses se complexifient lorsqu’on en arrive à l’internalisation de la contrainte, le passage du corps à l’esprit.
L’une des premières campagnes publicitaires contre la fraude des années 2010, affichée sur les quais de métro et les façades des bus, présentait un homme ou une femme vêtu·e en partie de jaune (couleur ancestrale de la trahison, de l’infidélité : je suis métaphoriquement marié·e à TCL, mon rapport n’est plus transactionnel mais affectif), la tête cachée (sans tête, sans cerveau) souvent par une machine à oblitérer, avec la mention « Honte à la fraude ». Phrase nominale, tranchante, a-logique, censée s’imprimer dans la conscience de la personne qui la lit. La barrière est franchie : non seulement les TCL, en désignant ce qui est honteux, ce qui relève de la bassesse, de l’ignominie, imposent une morale à l’usager·ère, mais ils édifient aussi une exclusion : celle de la catégorie écervelée des fraudeur·euse·s, mêlé·e·s sans vergogne à l’autre groupe exclu par le réseau, celui des mendiant·e·s (« Merci de ne pas encourager la mendicité » : les transports en commun lyonnais sont de bon conseil, vraiment). Les TCL prescrivent une morale de l’opinion, non de l’acte : il s’agit de honnir et de ne pas encourager. Autant dire ne rien faire, seulement se contenter d’opiner aux contrôles et à l’encadrement renforcé des « Amis » TCL (dont on impose, là encore, l’amitié : retour de l’affectif ; les soixante euros par mois de l’abonnement achètent des ami·e·s en masse).
Le dispositif qui vient ensuite poursuit le passage du contrôle des mouvements du corps à celui des mouvements de l’esprit : la télévision. Dans les tramways, sur les quais de métro, des écrans, pêle-mêle :
font le panégyrique des TCL, vantant sans aucune conscience de la moindre subtilité propagandiste la gloire et la splendeur des derniers modèles de bus, de tramways ou du récent tronçon de telle ligne.
dispensent des informations dignes de BFM, concernant l’actualité locale principalement. Cela fait signe vers la volonté d’élargir au maximum les domaines d’application des TCL (non plus seulement véhicule, c’est-à-dire maître de l’espace, ni même directeur de conscience, mais aussi médium entre le monde et soi, professeur en quelque sorte).
affichent l’horoscope du jour : indice d’une volonté de ramener la masse à la dernière forme vivace de superstition. Quels sont les effets de l’horoscope (j’imagine un sujet en dehors de tout cynisme, crédule) ? Avant tout, penser à autre chose qu’aux inconvénients du métro, à la criante misère qui s’y voit, puis croire en l’existence d’une chose telle que sa journée, individualisée, et expliquer systématiquement tout désagrément par cette prédiction matinale. L’horoscope est un outil idéal de divertissement et de désactivation politique : si je suis de mauvaise humeur, ce n’est pas dû à la tension ni au stress des déplacements urbains, mais à la rencontre de Jupiter et de Saturne. Depuis le souterrain, l’horoscope des TCL me renvoie à un monde supra-lunaire, à un conte de fées. Le temps de me demander si mon horoscope fonctionne pour ma journée telle que je la prévois, je suis sorti·e du métro, j’ai bien rêvé comme on me l’a gentiment proposé.
déroulent la « Minute Zen », durant laquelle des vidéos de couchers de soleil ou d’animaux dans la savane défilent pour détendre les téléspectateur·rice·s. Cela entre dans le même domaine de contrôle que l’horoscope (la diversion par le divertissement) : supposément ‘zen’, je me relaxe, me relâche, m’abandonne à la maîtrise des TCL.
« L’information, c’est le système contrôlé des mots d’ordre », disait Deleuze en 1987 [1] Il n’existe ainsi pas de mots qui ne fassent qu’informer à proprement parler. Ou plutôt, disons que chaque information donnée exige que l’on y croie, que l’on s’y tienne. Une information n’est donc rien d’autre qu’un mot d’ordre. Ainsi va le journal télévisé, ainsi va la publicité, ainsi va l’horoscope, ainsi vont les injonctions à se détendre – dans une fausse quiétude –, même quand tout cela a lieu dans le métro, surtout quand tout cela a lieu dans le métro. En effet, lieu transitoire par excellence, le voyage en transport en commun doit être un espace-temps dans lequel je ne quitte rien, dans lequel la présence du pouvoir, ses injonctions à me laisser bercer doivent être rendues visibles et audibles [2] . Les sociétés de contrôle ne peuvent faire l’économie d’aucun moment de la vie des individus, aussi court soit-il. Rien d’étonnant à cela.
Un autre gadget communicationnel est Super Civique, nouveau marqueur d’un passage du contrôle des mouvements du corps à un contrôle des mouvements de l’esprit. On notera au passage que cette campagne est destinée aux enfants, ce qui d’une part, n’empêche pas de penser qu’elle atteigne tout le monde, et d’autre part implique que les TCL s’érigent en instituteurs : il s’agit ici d’éduquer l’usager-enfant en lui enseignant les règles de politesse, affublées du vocable politique de « civisme ». Ainsi, ne pas écouter de musique trop fort est constitué en « bonne pratique » (dixit tcl.fr), de même que laisser sa place aux personnes âgées ou aux femmes enceintes [3] .
Vient ensuite la campagne de communication du Sytral, « très humaine », qui « met en scène des scènes (sic) quotidiennes des voyageurs du réseau » [4] : « TCL, premier réseau social lyonnais ». Des figurant·e·s sont pris·e·s en photo, l’affiche étant dotée d’une mention en hashtag : « #afterwork » ; « #fourire ». Ici, c’est à un changement de ton que l’on a affaire : à une parole moralisatrice ou professorale, toujours adressée, se substitue une parole performative : le « réseau social » des TCL s’invente, se crée par le discours et par l’image. À la vie quotidienne réelle, aux conditions de voyage plus ou moins agréables dans les TCL, on oppose une quotidienneté idéale, faite de sourires, de fous rires, de rencontres et de partage. À un pendant discriminatoire, à une dimension communautaire définie par le rejet des fraudeur·euse·s, des mendiant·e·s et plus généralement des « inciviques », face au renforcement des contrôles, de leur agressivité et de leur arbitraire, on affiche le mirage d’une collectivité basée sur la socialité de l’échange.
De tels dispositifs ne visent qu’à une chose : faire croître la méfiance du reste des usager·ère·s, laisser s’installer un climat de défiance générale, un îlot paranoïaque. Il s’agit également d’exercer un contrôle quotidien sur l’individu : un trajet se doit d’être une aventure, aussi aseptisée soit-elle. À ce titre, il faut occuper les esprits, attirer – et prélever – l’attention pendant cette bulle voyageuse. Et quiconque y verraient une commune dérive du système (des entreprises semi-publiques comme TCL dont les modes d’action et de communication se situent à l’intersection du pouvoir étatique et de la puissance entrepreneuriale) se fourvoit : nous assistons plutôt là, depuis des décennies, à une mise en système de la dérive.
Mais il faut ici mentionner le dernier affront en date, qui révèle à la fois le virage de bord dans la logique de contrôle opéré par les TCL, et l’échec cuisant de leur fantasme, celui d’un « réseau social et éducatif ». Il s’agit d’une récente campagne anti-fraude, campagne dont la réception a été pour le moins houleuse. Celle-ci présente des affiches inspirées du film Usual Suspects, où l’on voit les photographies d’identité judiciaires d’usager·ère·s (de face, de profil, devant une échelle de mesure) portant un panneau indiquant le montant et la cause de l’amende. Passé le dégoût, ce qu’il y a d’étonnant dans une telle campagne, c’est le passage opéré, sans aucune délicatesse, vers un univers carcéral. Que les fraudeur·euse·s soient des criminel·le·s, on aura compris que c’est ce que les TCL veulent nous faire concevoir, mais qu’ils fassent aussi explicitement de la fraude un acte passible d’emprisonnement marque certainement le franchissement d’une limite. Le point d’orgue se trouve certainement dans l’association, à côté des fraudeur·euse·s « classiques », des usager·ère·s qui laissent leur ticket à la sortie du métro pour qu’un·e autre voyage avec [5], ou gardent ouverts les portiques du métro pour laisser passer les personnes qui souhaiteraient se mouvoir librement. La « cession de son ticket à un tiers », tout comme le fait de « maintenir ouverts les portiques », sont résolument catalogués comme des actes criminels passibles d’incarcération. Le montant de l’amende participe bien entendu d’un chantage exercé sur les catégories les moins aptes à débourser de telles sommes (de 60 à 3750 euros pour celleux qui osent « vendre des tickets à la sauvette »). À Lyon comme ailleurs, le monde suit son funeste cours...
Cette dernière campagne cependant nous indique au moins deux éléments qui donnent un faible espoir : en premier lieu, on relèvera que le fait de caractériser des actes de solidarité – laisser son ticket ou tenir les portiques ouverts –, comme cibles des affiches indique en creux leur importance grandissante. Le matraquage financier, l’augmentation régulière des prix et des amendes, le renforcement des contrôles se voient ainsi opposer un renforcement et une multiplication parallèles des liens de solidarité, des gestes anonymes et clandestins qui ouvrent la porte, l’espace d’un instant, à des possibilités neuves. À chaque soubresaut autoritaire de l’entreprise répondent comme en écho les bips des portiques maintenus grand ouvert, et un nombre sans cesse croissant de tickets de métro se fait palimpseste : les oblitérations réitérées, permettant à deux, trois, quatre passager·ère·s d’emprunter le métro gratuitement, se superposent jusqu’à rendre illisible la station de départ. Ce sont la richesse et l’inventivité des illégalismes populaires qui fleurissent quand le contrôle cherche en vain à tout dessécher. Secondement, la campagne laisse à penser que les TCL ont abandonné toute volonté de fédérer, via la création d’un « réseau social », les honnêtes gens contre les fraudeurs-mendiants déclassé·e·s et marginaux·ales. C’est ce qu’indique le passage d’une logique de l’exclusion à une logique de la dissuasion : si les TCL s’adressaient auparavant à un·e usager·ère lambda qu’ils s’imaginaient ainsi façonner, le discours est désormais adressé à tout un chacun, signe que tout le monde est un·e fraudeur·euse potentiel·le. En d’autres termes, c’est bel et bien une défaite communicationnelle, une défaite du contrôle, que signale l’orientation disciplinaire (puisque carcérale) prise par cette campagne. Les alliés imaginaires des TCL, qui rappellent ceux composant la « société civile » de Macron, se sont révélés ce qu’ils étaient depuis le départ : des fantoches. Ainsi retrouve-t-on le rapport de force classique de l’entreprise qui n’a plus que (mais c’est déjà beaucoup) la justice à son service, et les barreaux des prisons, et non plus la docilité ni la maîtrise des corps et des cœurs, pour poursuivre sa quête de profit.
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