Le garage Honda au carrefour des rues Saint-Michel, Bechevelin et Gilbert Dru vient d’être démoli. Cette démolition en vue de la construction d’un ensemble de 68 logements fait suite à de nombreuses opérations similaires dans le quartier et partout ailleurs. Le rythme et la banalité des opérations de substitution altère de façon définitive la qualité architecturale, mais aussi l’esprit et l’âme de notre espace commun.
La rue Saint-Michel a presque été détruite en totalité. Il restait ce garage à son extrémité pour donner aux constructions récentes un supplément d’âme, faire de ce carrefour un lieu vivant baigné de soleil.
Ce sont généralement les immeubles les plus bas, les ateliers, les maisonnettes qui partent les premiers en poussière : ce sont les constructions les plus pittoresques, celles qui font le charme discret des villes, leur beauté intime, bien avant les monuments et prouesses architecturales inutiles. Elles appartiennent à l’espace du quotidien.
Les démolitions dans la ville entraînent toutes une optimisation maximale des possibilités constructives. Nous voyons éclore des résidences aux noms de fleurs. C’est là leur ultime poésie. En plus de proposer des logements de qualité inférieure (surfaces minimales, volumes, matériaux peu qualitatifs) où toute poésie a été remplacée par un catalogue technique de normes épatantes renouvelables tous les 20 ans, ces immeubles neufs (qui vieillissent pourtant si vite) contribuent à éliminer systématiquement la lumière des rues. Le plafonnement créé un effet de corridor monotone et sombre dans lequel aucune vie n’a le désir de flâner. Il est ainsi du garage Honda. Les documents d’urbanismes reflètent ce qui s’impose d’en haut et non pas ce qui se vit en bas.
Les démolitions dans le quartier entraînent très souvent un changement de destination. Les ateliers, garages, commerces disparaissent généralement au profit d’une optimisation maximale de logements à construire, lesquels accueillent une population plus aisée. La ville glisse doucement vers l’uniformité. Le 7e est encore un quartier cosmopolite, un quartier de proximité, mais une opération comme celle du garage Honda nous montre qu’il suit le chemin contraire et que son devenir est menacé. Je pense aussi à la démolition des entrepôts TCL, dernier exemple de structure métallique de grande ampleur au nord des voies ferrés, mémoire du quartier annihilée. Je pourrais évoquer la destruction de Gerland et la quasi disparition des cours industrielles remplacées intégralement par un urbanisme monotone de plots, comme si la ville devenait comme nos machines à laver, obsolète et remplaçable.
Il n’y aura donc plus de garage Honda. On n’emmènera plus sa voiture à réparer, il faudra faire des kilomètres en périphérie. Ici on ne travaillera plus, on ne verra plus les garagistes sous des bagnoles suspendues en l’air les mains couvertes de cambouis, on ne vendra plus rien, on ne pourra plus entrer sauf si l’on y est invité. Le garage ne sera plus ouvert ni fermé, il ne sera plus. Le garagiste ne sera plus en congé, absent, ou au café, il ne sera plus. Il n’y aura plus de clients, de vendeuse, plus de facture trop chère, plus d’explication, plus de vitrine, plus d’animation, il n’y aura plus rien, toutes ces possibilités seront perdues. Ce que je dit là n’a rien d’une nostalgie de poète à six sous : c’est notre quotidien qui part en fumée pour un quotidien plus sombre, moins amical, pour le profit d’une minorité. Que le monde change, oui, mais en mieux sinon à quoi bon ? Il n’y a plus rien à faire, rue du Béguin, rue de Tourville, rue André Philip, et nombreuses sont les rues qui en prennent le chemin. Nous aurons gagné un digicode ouvert sur un sas carrelé, voilà le monde extraordinaire que nous laissons à nos enfants.
On vend des logements basse consommation en opérant au préalable une tabula rasa de bâtiments dont les promoteurs décrètent l’obsolescence. On détruit, on fout à la poubelle des choses valables, réutilisables, non pas par charité (pour loger plus d’individus), mais par intérêt économique. On détruit souvent des immeubles parfaitement écologiques, construits en pierre et en pisé (très beaux exemples récemment démolis rue Montesquieu et rue Saint-Michel) pour les remplacer par du béton. On détruit des immeubles que nous ne sommes pas même capables de construire aujourd’hui car nous en avons perdu le savoir faire.
La tabula rasa est une ignominie. « La forme d’une ville change plus vite, hélas que le cœur d’un mortel ». Il y a dans le « hélas » de Baudelaire à Victor Hugo un sens profond et lourd que je partage aujourd’hui. Les opérations de démolitions devraient être rares et circonscrites dans le seul cas où elles favorisent le bien commun, tant elles bouleversent nos lieux, nos mémoires, les places où sont logées nos souvenirs. Je considère que la démolition du garage Honda ne fait aucune place au bien commun. Entasser des individus dans un immeuble sans attrait en démolissant du même coup l’attrait du quartier dans lequel il s’insère est une action à court terme dommageable sur le long terme. Je crois que ces actions mises bout à bout plonge notre pays dans la « crise », puisqu’elles abîment le monde plutôt qu’elles ne le changent avec tendresse.
Les années soixante dix ont failli flinguer notre patrimoine historique, on détruit aujourd’hui systématiquement notre patrimoine à nous, dont les pierres ne datent peut-être pas de la renaissance, mais dans lesquelles nous avons vécu. Construire oui, mais là où il faut, pour intensifier la vie de quartier assoupie et non détruire celle qui tente de subsister.
On nous construit un « pays de merde », un pays où les gosses n’auront pour rêver que des cages d’ascenseur, et pour s’imaginer un avenir que les écrans devenus rois à force de rendre la réalité si plate et monotone. On aura démoli un théâtre (l’Eldorado) qui ferait aujourd’hui le plus beau des boulevards, on détruit aujourd’hui des garages dans lesquels je suis sûr, on aurait pu bâtir les lieux d’une démocratie renouvelée.
Faire la ville autrement
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