Pourquoi « l’insurrectionnalisme » ?
Il n’est pas toujours des plus évident de saisir l’ensemble des thèses et agissements du courant politique qu’on peut désigner aujourd’hui comme insurrectionnaliste, d’autant qu’il regroupe plusieurs composantes. Mais ici, l’insurrectionnalisme qui nous occupera est celui qui s’est cristallisé autour du livre L’Insurrection qui vient [1].
Certains qualifient ce courant d’« autonome » car il marquerait ses distances envers les organisations d’extrême-gauche et libertaires. C’est exact, mais le terme est vague car l’autonomie historique a pris des formes variées comme par exemple celle de « l’autonomie ouvrière » dans l’Italie de la fin des années 60 et du début des années 70, qui vit les jeunes prolétaires du Sud refuser la discipline des grandes usines du Nord et déborder les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier. À l’évidence, il ne s’agit pas de cette autonomie là dont parlent les insurrectionnalistes, puisqu’elle concernait surtout l’insubordination ouvrière et prolétaire. S’agit-il alors de « l’autonomie diffuse » qui parcourt l’Italie des années 74-79 avec 1977 comme point d’orgue ?
La référence concrète à 1977 est très présente, même s’il est difficile de savoir si elle est théorisée ou s’il s’agit d’une simple fascination pour la violence de l’époque ou encore d’une façon de se rattacher à une forme générale d’opposition de la part des jeunes prolétaires et étudiants précarisés.
Si ce courant se situe effectivement dans la continuité d’une partie de l’autonomie diffuse, c’est par contre dans une période qui se caractérise par l’absence de contexte pré-révolutionnaire. Nous pouvons même avancer qu’implicitement au moins, il s’exprime dans la conscience que le temps des révolutions est terminé.
Nous adoptons cette dénomination « d’insurrectionnalisme », pour désigner une tendance à l’œuvre aujourd’hui, opératoire, au moins pour la France. C’est bien parce qu’il y a des références partagées (Os Cangaceiros, l’iqv [2]) et des pratiques militantes convergentes à visée insurrectionnelle (mise en avant de pratiques illégalistes, références à l’émeute, centrage des luttes autour des symboles de la répression et de la « société carcérale », etc.), que nous parlons d’insurrectionnalisme comme d’un tout même si c’est forcément réducteur [3]. Nous en tentons ici une approche critique. Il s’agit donc aussi d’éclaircir ce qui les (nous) en distingue au niveau théorique. Pour cela nous avons essayé de dégager quelques caractéristiques de ce courant qui en constituent aussi des limites.
Une analyse insuffisante des transformations du Capital et de l’État
Pour bien comprendre le renouveau insurrectionnaliste de ces dernières années, il nous semble nécessaire de remonter à ce qui l’a inspiré récemment du point de vue théorique : la revue Tiqqun [4].
Cette revue a repris, entre autre, des aspects des théories de Carl Schmitt [5] notamment sur la « guerre civile mondiale » et sur l’idée que le politique doit d’abord permettre la distinction entre ami et ennemi. Une « guerre civile mondiale » issue du déclin des guerres entre États-nations conduirait à une « guerre totale » prenant la forme de la guerre de guérilla. Dans cette guerre révolutionnaire, forcément asymétrique, les partisans cherchent à subvertir et transformer la société et non à remporter une victoire sur ce qui ne serait qu’un ennemi extérieur.
Le concept de « guerre civile », très utilisé dans Tiqqun a aussi une histoire. Bakounine, dans L’Empire knouto-germanique, de 1871, emploie le terme de guerre civile pour deux mouvements qui semblent au premier abord opposés mais qui s’avèreront par la suite complémentaires ; tout d’abord elle prend la forme de « la guerre civile comme lutte de factions pour la prise du pouvoir » au sein de l’État, mais il s’ensuit un affaiblissement de l’État qui favorise, dans un deuxième temps, l’apparition de « la guerre civile populaire », visant elle à détruire la machine d’État et à instaurer le règne de la liberté dans la société. Dans tous les cas la position de Bakounine était donc réductible à l’idée suivante : mieux vaut le désordre que l’ordre, même lorsque les objectifs dudit désordre ne sont pas les nôtres. Car de l’ordre, il ne peut sortir en principe que plus d’ordre, jamais la révolte. Cette idée de Bakounine est largement reprise par les insurrectionnalistes.
Tiqqun affirme que la guerre civile en cours est en réalité une guerre continue contre la population, et qu’elle prend la forme d’une pacification armée, œuvre d’une contre-insurrection proche de l’action des forces de répression colonialistes. En se perdant dans ses comparaisons historiques, Tiqqun, dans « Comment faire ? » oublie complètement la dynamique de restructuration du capital qui se met en place après les défaites de la révolte de la jeunesse et de l’insubordination ouvrière des années 60-70. Or les mouvements des années 60-70, y compris les mouvements de libération nationale dans lesquels pouvaient jouer le concept tiqqunien de « guerre préventive » ont été battus et c’est le capital qui fait sa révolution [6].
En fait Tiqqun est obligé de forcer l’analyse en faisant exister comme prémisse à tous ses développements l’existence d’une réalité insurrectionnelle déjà présente, d’où l’emploi du terme de guerre civile. En effet, dans un premier temps (1945-75) l’État politique s’est fait État social sans sacrifier sa première fonction à la seconde ce qui lui a permis de résister au dernier assaut prolétarien et aux mouvements de lutte armée [7] ; dans un deuxième temps, l’État-nation se fait État-réseau dans lequel les institutions sont résorbées ou s’autonomisent afin de prendre des formes plus contractuelles, plus flexibles sur le modèle du marché et d’être toujours prêtes à s’adapter à la nouvelle donne impulsée par le capital. L’État est donc devenu très fort en tant « qu’État du capital » à l’intérieur d’une société capitalisée qui n’a pu s’instaurer qu’après une véritable révolution du capital, une révolution qui n’est pas essentiellement économique mais surtout anthropologique.
Le Capital apparaît alors comme un monstre qui vampiriserait la vitalité des individus et en transformerait la plus grande partie en zombies… à l’exception de quelques « irréductibles » dont on se demande bien alors comment ils sont produits et comment ils échapperaient à la structure de domination. Le capital est réduit à une structure, et l’analyse du rapport d’interdépendance capital/ travail est abandonnée.
Or, le pouvoir ne devient pas plus autoritaire, mais c’est l’emprise de la capitalisation sur les rapports sociaux et les individus qui devient généralisée. Nous pensons en effet que la tendance réelle à une « criminalisation » des luttes provient bien plus de la faiblesse quantitative de ces luttes que d’une variation dans l’intensité de la répression [8].
L’apologie de la violence remplace le sujet révolutionnaire
Ceci une fois posé nous pouvons nous intéresser aux différentes manières dont cette première élaboration de la « guerre en cours » a pu être interprétée. En effet, les thèses qui sont au centre de la réflexion de Tiqqun sont passées en partie dans « L’Appel » pour se retrouver finalement dans l’iqv formant ainsi, progressivement, une sorte de corpus théorique et politique qu’il suffirait d’appliquer comme si la cohérence entre les prémisses théoriques et les perspectives pratiques allaient de soi. Ainsi, la surestimation du caractère insurrectionnel de tout événement couvre en réalité le fait que la définition de l’insurrection y est très peu développée et dépend bien souvent de l’appréciation de chaque individu ou de chaque petit groupe, dans la mesure où ils s’intéressent aussi bien à la question de la forme qu’à celle du contenu de ladite insurrection, ainsi que l’exige la « métaphysique critique » de Tiqqun.
La question que nous nous posons aujourd’hui et beaucoup d’autres avec nous, c’est : d’où peuvent surgir de nouvelles formes de conflictualités dans une société capitalisée qui semble avoir digéré ses anciennes sources d’antagonisme, celle de la lutte de classes particulièrement, mais qui bute sur des obstacles ou des limites qui ne sont pas directement producteurs de nouvelles sources d’antagonisme (climat, environnement, ressources naturelles épuisables) ? Mais cette question, les insurrectionnalistes ne se la posent pas puisqu’ils partent de deux postulats qui font déjà office de réponse. D’une part ils posent l’existence d’un monde en ruine et rejoignent par-là diverses théories catastrophistes sans se confronter concrètement aux différentes thèses sur la décroissance et par exemple à leurs formes radicales. D’autre part ils reprennent le schéma tactique de Tiqqun qui fait de l’opposition à la police, un objectif presque vital car il s’agirait d’un acte fondateur, l’acte politique premier : « L’affrontement avec la police est devenu l’évidence politique de l’époque [9] ».
Il y a dans la désignation de la police comme principal ennemi une réduction de ce qu’est l’État aujourd’hui. Celui-ci devient pur appareil de répression, sans comprendre que les liens entre l’État et les individus s’insèrent dans un rapport social d’interdépendance et de participation au contrôle et non pas seulement de domination. Car, dans la société capitalisée, presque tous les possibles sont encouragés et autorisés, mais le débordement des normes en place et donc de l’ordre réel ou symbolique qui en découle implique la « nécessité » d’un contrôle au plus près de toutes les activités. Bio-éthique, informatique et liberté, libre circulation et sécurité. Par exemple, la vidéosurveillance a peu d’intérêt dans les zones ghettoïsées où les pauvres peuvent s’entretuer sur le modèle américain, mais elle est « nécessaire » dans les centres-villes à partir du moment où ceux-ci restent, ou même deviennent grâce aux nouveaux moyens de transport, des zones ouvertes et mixtes… qui peuvent s’embraser.
La contradiction des insurrectionnalistes, c’est finalement de nous décrire un monde déjà clos, une sorte de « 1984 » réalisé, mais qui engendrerait quand même sa négation. Pour forcer ce trait, ils sont obligés d’entrevoir l’insurrection à travers chacun des événements producteurs de désordre. On vient d’en avoir un exemple dans l’interprétation qui a été donnée des événements de Grèce parce que le principal moyen de mesure qu’ils utilisent pour les apprécier est le degré de violence qu’ils peuvent atteindre. Dans cette vision le niveau de violence témoignerait du niveau d’intensité de la révolte en cours alors que comme on l’a vu pour la Grèce, cette violence est restée très circonscrite, dans un premier temps à un quartier (la révolte étudiante) et dans un second temps (la crise financière) à quelques débordements de manifestations pratiquées par les jeunes et des immigrés albanais surtout.
C’est ce niveau de violence qui constituerait l’expression de la radicalité par excellence car il serait irrécupérable par le pouvoir en place. C’est oublier comment le spectacle peut rattraper ces actes de violence collective comme le prouve la ritualisation atteinte par ceux-ci lors des contre-sommets. On retrouve le même problème et les mêmes simplifications dans l’interprétation des événements ayant enflammé les banlieues françaises en 2005. En effet, la réflexion qui émergeait était qu’il fallait atteindre un même niveau de violence que celui des jeunes des quartiers dans les actions militantes. Parler le même « langage » direct à travers la violence se serait établir un lien de solidarité quand la « communication politique » s’avère impossible au premier abord.
La violence est-elle un langage politique ? Nous dirions que cela dépend du contexte. En 1968 en France par exemple ou dans l’Italie des années 70, une jonction s’est effectivement opérée entre violence étudiante et violence prolétaire au sein de rapports sociaux qui étaient beaucoup plus violents et exprimaient souvent une véritable haine de classe. Mais aujourd’hui, la violence est élevée au niveau d’un tabou et devient un nouvel interdit majeur qui fait consensus parce que la société capitalisée apparaît pacifiée. Elle fait peur parce qu’elle est résiduelle et apparaît sous des formes brutes qui lui enlèvent son sens immédiat… et toute possibilité de convergence avec d’autres forces. Ainsi, la révolte des banlieues est apparue à beaucoup comme inexplicable dans ses formes en même temps qu’elle était reconnue comme légitime par l’accroissement des inégalités et des discriminations.
Dans ce cas la violence n’est pas motivée par l’espoir de changer les choses mais par un désespoir qui bien sûr s’exprime par la haine contre la police, mais aussi par la prise pour cible des outils traditionnels de l’intégration (les services publics par exemple).
Les insurrectionnalistes au contraire voient la violence comme l’acte de radicalité par excellence au risque d’en faire une posture.
Cette vision naïve de la violence se retrouve dans leur rapport positif à toute pratique émeutière même lorsqu’elle développe des formes de violence qui viennent parasiter d’autres révoltes ou refus. Cette violence se retourne alors par exemple contre des manifestants « dépouillés » à la fin d’une manifestation lycéenne et étudiante. Sur le sujet, les insurrectionnalistes ne veulent jamais se prononcer sur ce qui serait de l’ordre du politique ou non dans la violence en considérant que toute violence est politique. Autant dire immédiatement que la violence (politique, donc) n’est pas discutable !
La fascination pour l’émeute et les révoltes de la plèbe
Dans le souci de faire vivre la guerre sociale, le terrain favori des insurrectionnalistes pour démontrer les actes de guerre de l’ennemi est celui de l’émeute.
À ce titre le rôle de l’émeute est multiple :
– elle est le signal de la guerre sociale en cours, remplaçant la guerre de classe dans l’usine par la guerre de rue ;
– elle libère du carcan du contrôle du quotidien ;
– elle permet une rencontre pratique au-delà des places sociales et des lieux assignés. Il est à noter d’ailleurs que les insurrectionnalistes ne semblent pas trouver une place spécifique dans les événements actuels, c’est-à-dire depuis que « la révolte lycéenne » s’est emparée de la rue. Tout juste peut-on dire que comme nous-mêmes ils ne se situent pas du côté des « encadreurs » fut-ce-t-ils libertaires, mais on attend toujours une liaison avec les « émeutiers » et surtout de savoir quoi en faire ! Comme le signale implicitement le petit journal d’agitation Premier Round, il est plus facile et plus efficace, quand on est peu nombreux, de rejoindre des lieux de blocage concrets que de vouloir « tenir » abstraitement la rue. On s’aperçoit là encore que l’insurrectionnalisme est multiple et peu osciller entre émeute et blocage dans la mesure où les deux mouvements peuvent se conjuguer au sein d’un « mouvementisme » qui ne prendrait pas le temps d’attendre une hypothétique convergence des luttes.
Mais plus encore, la justification de l’émeute vient dorénavant du fait qu’elle reprend à son compte la forme prise par la révolte des banlieues en 2005 après s’être inspirée, dans un premier temps, de la seule action des Blacks blocks. On a dans l’émeute de banlieue et surtout de l’émeutier qui s’y manifeste une figure exemplaire du dominé qui se révolte. Et bien sûr c’est encore mieux quand l’émeutier potentiel investit les centres-villes.
De fait, les insurrectionnalistes se projettent dans un face à face avec la police qu’ils ne sont eux-mêmes pas capables de provoquer ou trop rarement. Trouver enfin un ennemi commun aux révoltés semble leur suffire et ils en déduisent une jonction automatique qui ne prend pour l’instant que la forme de se mettre à la remorque des « émeutiers » ou alors celle de la lutte contre la répression et l’organisation de caisses de solidarité.
Dans la mesure où la pratique émeutière devient le marqueur de la guerre sociale, la guerre de classe n’est plus la racine de l’insurrection même. Cette guerre de classe, dans le cadre du programme prolétarien, ne passait d’ailleurs pas par l’insurrectionnalisme, mais par une forme particulière, celle de la grève générale insurrectionnelle dont l’Espagne des années 20 et 30 a produit quelques exemples avec aussi des actions qui pourraient être taxées d’insurrectionnalistes comme celles menées par les groupes autour d’Ascaso et Durruti. L’insurrectionnalisme actuel ne se réfère pas précisément à cette période et à cette perspective et encore moins à la perspective soixante-huitarde d’une grève générale de type autogestionnaire. Il prend acte de la rupture du fil historique et du déclin sans précédent du mouvement ouvrier et même de la forme classiste de la guerre sociale sur le modèle de la grève insurrectionnelle. En cela, il rompt radicalement avec la perspective « réchauffée » présentée par des organisations comme la cnt.
À la place d’une guerre de classe, on aurait affaire à une insurrection émeutière de ceux qui se révoltent parce qu’ils sont dans un entre-deux, ni totalement intégrés au salariat, ni totalement rejetés aux marges de la société. Ainsi, dans les émeutes grecques de 2008 les étudiants déclassés ou dévalorisés et les employés précarisés refusent en bloc un « système » qu’ils jugent extérieur à eux, même s’ils y sont inclus. En cela ils refusent, d’ailleurs très justement, la vision de certains sociologues parlant d’une nouvelle frontière de classe et d’une guerre larvée qui opposerait inclus (les salariés monde du travail) et exclus (les nouvelles classes dangereuses). On trouve un exemple de cela dans leur rapport à la presse où celle-ci n’est pas vue comme « la Presse » avec tous les problèmes d’objectivité qui peuvent en découler, mais comme « leur presse » (la presse de l’Ennemi). C’est parce qu’ils ne comprennent ce « système » que comme un monde auquel ils sont extérieurs que l’émeute leur apparaît comme un coup de baguette magique pouvant changer le monde ou du moins anéantir l’ancien.
La plèbe comme nouveau sujet ?
Nous venons de souligner que le courant insurrectionnaliste rompt, en grande partie, avec les notions classistes traditionnelles et si c’est parfois pour laisser percer des tendances que l’on pourrait référer historiquement à l’anarchisme individualiste, c’est aussi pour s’emparer de l’idée de plèbe. Ainsi le journal Rebetiko se veut-il un « chant de la plèbe » tandis que Tiqqun présente une citation de Hegel comme référence : « Il y a de la plèbe dans toutes les classes ». La guerre de basse intensité en cours serait dévouée à la répression de cette plèbe. D’ailleurs certains notent qu’une guerre est « menée chaque jour contre nous, et avec nous [10] ».
Par exemple, l’action courante de la police est compilée sur des sites comme dans des journaux d’agitation. Le plus souvent cette activité policière nous est restituée sous forme de recension à vocation quantitative dans laquelle il s’agit d’énumérer les interventions et bavures des policiers, mises à côté des actions émeutières ce qui produit un curieux effet puisqu’on a l’impression que les faces à faces ne s’annulent pas mais s’ajoutent comme marqueurs de l’intensité de la guerre sociale. Les insurrectionnalistes veulent ainsi donner l’impression qu’il y a un activisme réel de la plèbe mais dévoyé par le pouvoir et les médias.
Malgré le fait que les manifestations d’illégalisme ne sont plus autant que par le passé issues de l’activité politique et qu’on ne peut pas toutes les assigner à une manifestation de la plèbe, les insurrectionnalistes font pourtant comme si c’était le cas, et ils les estiment a priori pour leur contenu de rébellion (les « émeutes » de 2005 deviennent exemplaires) sans tenir compte des autres forces qui agissent sur le terrain (guerres entre bandes, trafics en tout genre) et qui n’ont aucune perspective insurrectionnaliste c’est le moins qu’on puisse dire ! Malheureusement la criminalité n’a que rarement à voir avec la rébellion mais plutôt avec une glorification de la bande qui fait office de « milieu » en recherche de pouvoir et d’argent.
Cette vision d’une guerre qui traverserait l’individu dans son opposition générale à toute forme de contrôle relève en fait d’une compréhension simpliste de la domination du capital. En effet, la domination réelle du capital, à partir du moment où elle réalise une véritable révolution anthropologique peut opérer directement sur la façon d’être de l’individu-démocratique en créant une nouvelle forme de rapport de dépendance et de rapport social qui fonctionne plus au consensus qu’au conflit. Les individus se trouvent en prise plus directe avec une injonction à la conformité à la société capitalisée sans qu’il y ait besoin de faire peser toute l’ancienne violence de classe. Celle-ci a tendance à se maintenir aux marges, contre les étrangers, contre les plus précaires, vis-à-vis des quartiers dits de relégation. Cela ne signifie pas que, dans certaines circonstances, des lycéens, étudiants ou salariés ne puissent pas se retrouver à leur côté mais cela se fait plus dans l’instant et dans une brièveté plus émeutière qu’insurrectionnelle. L’émeute agit alors comme l’expression de ceux qui sont coupés de toute communauté, y compris d’une communauté ouvrière réduite aux intersyndicales. Tout au plus peut-on dire qu’elle conserve en Europe une dimension politique et antagonique qu’elle n’a pas aux États-Unis.
La « bande » comme groupe affinitaire
Cette fascination pour les formes de décomposition de ce qu’on pourrait appeler, par facilité, les nouvelles « classes dangereuses » et les banlieues est évident dans l’iqv pour qui le modèle de regroupement le plus adapté à notre époque est celui de la bande. Dans les émeutes de banlieue, comme dans les fins de manifestations étudiantes ou lycéennes, la bande aurait prouvé son efficacité dans la résistance à la police et serait marquée par des possibilités d’opposition totale à une société conçue comme un bloc qui fait face et auquel on fait face. C’est une fascination qui ressemble un peu à celle qu’ont pu produire les groupes de lutte armée dans les années 70.
Mais il y a une double méprise dans l’apologie de la bande. Tout d’abord le groupe affinitaire insurrectionnaliste n’a que peu de points communs avec la bande au sens traditionnel. Le groupe affinitaire se veut anti-hiérarchique et précurseur de nouveaux rapports et s’il cherche à regrouper des semblables, il n’est pas a priori fermé, alors que la bande est hiérarchisée et totalement ou partiellement fermée. Ensuite et cela découle du premier point, il est absolument impensable ou alors complètement illusoire d’appréhender la lutte en bandes comme insurrectionnaliste au cours de l’émeute avec ce qu’elle contient de fermeture et de logique interne et en même temps d’y voir la possibilité d’intenses rencontres aléatoires. On ne peut faire tenir ensemble la bande définie par l’identité de semblables et la reconnaissance entre membres avec une pratique émeutière définie comme ouverture à tout un chacun au cours d’un moment d’exception.
Bien sûr on s’attache alors à valoriser le groupe affinitaire comme solution à tous les problèmes pratiques du manifestant. Ce serait là une forme positive de bande, sans en voir les limites. À l’encontre de cette démarche, nous affirmons qu’il y a bien un dedans et un dehors de la bande et il est clair que cela peut légitimer toutes les exclusions. La bande c’est aussi cela, une forme particulièrement aiguë de mise en conformité des participants qui cloisonne les rapports. Que cette mise en conformité soit aussi refus des formes dominantes de conformité ne la dédouane pas de son défaut originel.
Ce mode de pensée empêche de prendre en compte tout rapport entre conditions objectives et conditions subjectives. Tout devient subjectif et immédiat. Le lien entre révolte, lutte, subversion n’est pas appréhendé comme un processus complexe, mais comme quelque chose qui va de soi, comme une évidence.
On retrouve là une des « évidences » de la bande qui est que pour elle, il n’y a pas de limite objective à sa propre puissance. On peut être contre tout puisqu’on pense ne participer à rien d’autre qu’à sa bande. C’est une résurgence des « En-dehors » ces groupes anarchistes des années 1910 [11], mais sur une base purement idéologique cette fois. Mais l’état d’insoumission permanente est aussi absurde que celui de révolution permanente, comme l’a fort bien montré Malatesta dans ses critiques de la « pure » morale anarchiste abstraite, par exemple dans un article publié dans Pensiero e Volontà en 1924.
Notre critique nous semble nécessaire dans la mesure où les insurrectionnalistes semblent refuser de se pencher sur leurs présupposés et ce qui en découle dans leur propre pratique. Pourtant, le texte de l’iqv présentait l’intérêt d’être une tentative de transférer les données théoriques développées dans Tiqqun en pratiques effectives. Néanmoins, l’aspect programmatique des positions de Tiqqun reste non critiqué, tout comme les propositions de l’iqv qui apparaissent comme de simples recettes. L’article Ceci n’est pas un programme de Tiqqun est finalement compris comme un programme en soi !
On a ainsi l’impression d’une absence d’analyse et de débats sacrifiée à un activisme qui porterait en lui-même son propre dépassement. Cette « pauvreté théorique » on la trouvait déjà au sein des groupes de lutte armée des années 60-70, à partir du moment où l’entrée dans la clandestinité imposait ses nécessités « techniques ». Mais ici, les insurrectionnalistes ne sont pas entrés dans la clandestinité et confondent bien souvent anonymat et clandestinité. Qu’est-ce qui justifie alors leur silence sur leurs choix tactiques et idéologiques [12] ?
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