Déterminé·es à soutenir l’arrêt de toutes les activités économiques nuisibles mais certainement pas celle de la critique sociale, l’équipe de la Revue Z nous livrait dans son dernier numéro, Rouen, fumées noires et gilets jaunes (2020), une plongée dans la gestion gouvernementale du risque industriel, comme avant goût de l’État de catastrophe.
On peut notamment y lire deux textes qui montrent comment l’épidémie de cancers et ses causes sont passées sous silence et comment la reconnaissance des maladies professionnelles par les travailleurs·ses se transforme souvent en vértiable parcours du combattant. A l’heure où la mise en danger de notre santé et celle de nos luttes n’a rarement paru aussi grave, ces deux textes nous éclairent sur la crise en cours.
Cancer. L’art de ne pas regarder une épidémie par Celia Izoard
Combien dénombre-t-on de cancers en France ? Sont-ils plus nombreux à proximité des sites industriels ? Et surtout : comment se fait-il que, dans une société fondée sur le traitement de l’information et la collecte de données personnelles, il soit si difficile de répondre à ce genre de questions ?
Extrait :
"Pourquoi le cancer du sein a-t-il progressé de 99 % en vingt-trois ans ?
Comment expliquer des progressions aussi spectaculaires ? Dans un petit livrepédagogique, le toxicologue André Cicolella s’est employé à éclaircir la question en s’arrêtant sur le cancer du sein, dont une Française sur huit sera atteinte au cours de sa vie. Entre 1990 et 2013, son incidence dans le monde a progressé de 99 %, dont 38 % seulement en raison du vieillissement de la population. Cette hausse serait-elle un simple effet du dépistage, lié au fait qu’on détecte mieux les tumeurs ? En France, le dépistage généralisé n’a commencé qu’en 2004, alors que la maladie progresse depuis 1950. Par ailleurs, les pays où le dépistage est systématique (comme la Suède) ne sont pas ceux où l’incidence est la plus haute. Il s’agit doncd’une véritable épidémie, au sens originel d’epi-dêmos, une maladie qui « circuledans la population », quoique non contagieuse, et même d’une pandémie, puisqu’elle s’étend au monde entier. Si l’on s’en tient aux chiffres produits par lesÉtats, le pays le plus touché serait la Belgique, avec 111,9 cas pour 100 000 femmes par an (contre 89,7 pour la France).
Utilisant des taux qui prennent en compte les disparités démographiques comme celle liée au vieillissement, Cicolella compare méthodiquement cette situation avec celle du Bhoutan, un pays de taille comparable,dont le système de santé est gratuit et fiable. L’incidence du cancer du sein y est laplus faible au monde : 4,6 cas pour 100 000 femmes. Des différences génétiques entre populations peuvent-elles expliquer de telles disparités ? Non, nous dit le toxicologue. Plusieurs études montrent que « les femmes qui migrent d’un pays à l’autre adoptent rapidement le même taux que celui de leurs nouvelles concitoyennes ». En une génération, le taux de cancer du sein desmigrantes sud-coréennes aux États-Unis a doublé, de même que celui des migrantes iraniennes au Canada rattrape celui des Canadiennes, etc.
Bien plutôt, conclut Cicolella, le Bhoutan se distingue de la Belgique en ce que ce dernier, jamais colonisé, n’a pas connu de « révolution industrielle, pas de révolutionverte à base de pesticides non plus, pas de pollution urbaine » et a gardé longtempsun mode de vie traditionnel. Le cancer du sein, pour l’immense majorité des cas, estdonc le fruit d’un système industriel. Causes environnementales suspectées ou avérées : les traitements hormonaux (pilule comprise), les champs électromagnétiques, la radioactivité, les perturbateurs endocriniens (pesticides,additifs, dioxines, bisphénol, tabac, etc.) et d’autres produits issus de la chimie (benzène, PVC, solvants, etc.)."
Si vous allez mourir, tapez étoile. Lutter pour faire reconnaître les cancers professionnels par Anne Marchand
Extrait :
"En effet, il n’existe aucune « traçabilité » institutionnelle des expositions cancérogènes qui permettrait aux pouvoirs publics de conserver dans le temps cesdonnées et les rendrait accessibles aux ancien·nes salarié·es. Ou plutôt, ces traces auraient dû être construites par une série de dispositions du Code du travail (document unique d’évaluation des risques, information et formation des salarié·es,fiche individuelle d’exposition, déclaration obligatoire des travaux dangereux...), mais elles ne l’ont pas été parce que les employeurs·ses n’ont pas respecté leurs obligations. De nombreux rapports administratifs en rendent compte. Et d’autres traces écrites produites en interne par les entreprises, qui pourraient également constituer des preuves d’expositions cancérogènes – carnets de commandes, fichesde données de sécurité, listes du personnel exposé, plans des locaux –, demeurent inaccessibles aux (ancien·nes) salarié·es.
C’est donc à la victime elle-même qu’il revient d’apporter la preuve de ses expositions, une démarche le plus souvent éprouvante. Elle peut parfois s’appuyer sur des traces issues de l’activité syndicale. La femme de M. Boutef, fondeur décédé à 34 ans d’un cancer fulgurant, a ainsi pu mobiliser les procès-verbaux du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de l’entreprise où exerçait son mari pour obtenir sa reconnaissance en maladie professionnelle : plusieurs pages mentionnaient les risques cancérogènes. Les archives des CHSCT sont toutefois souvent inaccessibles aux victimes, au nom d’une interprétationabusive du secret industriel. Elles ont aussi pu être détruites à l’occasion de la fermeture de l’entreprise ou d’un changement d’équipe syndicale. La situation est pire encore pour les salarié·es aux parcours morcelés, qui ont travaillé dans des petites entreprises, sans CHSCT, dans le cadre de la sous-traitance ou de l’intérim.Le travail d’exhumation de preuves est dans ce cas le plus souvent vain."
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