« Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait » disait Audiard. On pourrait appliquer la formule à la grille de programmes de la chaîne CNews. En effet, le 24 novembre dernier, elle ne trouvait rien de mieux que de planter le décor de son émission racoleuse « Face à la rue » en plein cœur du quartier de la Guillotière. Et qui de mieux placé pour parler des « problèmes d’insécurité » que le nouveau président du Rassemblement National. Il était prévu que Jordan Bardella parade dans le quartier pour « débattre » avec des commerçants et des « habitants » triés sur le volet. Devant une manœuvre aussi grossière, un contre rassemblement s’organise rapidement en moins de 48h. Plusieurs centaines de personnes répondent présent dès 9h30 et se mettent à invectiver les deux principaux intervenants. L’émission ne doit son salut qu’aux dizaines de policiers déployés (CRS, gendarmes mobiles, Bac, motards, police municipale, renseignements territoriaux, etc.). On sent alors une certaine fébrilité chez le présentateur Jean-Marc Morandini (beaucoup de gens le traitent de pédophile), son invité du RN et leur service d’ordre. Le collectif de rappeurs des Daltons du 8e avait promis qu’ils seraient de la partie. Parole tenue puisqu’ils sont venus dans la matinée pimenter le rassemblement en tirant un feu d’artifices. Suite à cette action, deux jeunes gens ont été placés en garde-à-vue puis en détention (l’un deux jours, et l’autre un mois). Leur procès se tenait devant la chambre des comparutions immédiates ce mercredi 22 décembre.
L’un comparait libre. L’autre a été extrait de sa détention (à la prison de Corbas). Les deux vivent dans la même quartier du 8e arrondissement à Lyon. Au premier prévenu, K, tout juste 18 ans, le juge reproche le traditionnel délit appliqué à toutes les personnes interpellées désormais en manifestation : « groupement en vue de commettre des violences et des dégradations » caractérisé selon lui par le fait qu’au moment de son arrestation, on a retrouvé à proximité de K des mortiers, des briquets, des lunettes de soleil et des déguisements de Daltons. Il est aussi accusé de « violences sans ITT », en l’espèce des « tirs de mortiers sur les forces de l’ordre ».
R, qui a passé un mois en détention, est accusé du même chef d’inculpation (« groupement... ») et également de « complicité de violences volontaires aggravés n’ayant pas entrainé d’ITT » pour avoir enregistrer l’action avec son téléphone portable.
Des policiers qui ne sont ni blessés ni parties civiles, et présentés par le tribunal comme des victimes de « violences ». Une vidéo enregistrée qui fait d’un jeune homme le « complice » d’immaginaires « violences ». Le reste du procès va être à l’avenant.
Le juge commence par lire le rapport d’ambiance de police sur cette matinée du 24 novembre. Un dispositif policier « en cas de troubles » a été déployé car la préfecture craignait une mobilisation d’opposants à l’émission « Face à la rue ». Puis au cours du rassemblement, des tirs de mortiers visent « les forces de l’ordre et les manifestants [sic] ». Un message du centre de commandement signale que les tirs viennent du tramway et que trois individus habillés en Daltons prennent la fuite.
Un « témoin » (dans le langage euphémisé de l’institution judiciaire) se met alors à les suivre. Il signale alors qu’ils se changent rue Montesquieu. Il se met à les filmer. Les policiers arrivent et interpellent K. Les déguisements sont retrouvés et placés sous scellés. Avant l’action, ils se trouvaient dans un bar du quartier. Le gérant est d’ailleurs entendu par les enquêteurs. (Certains des Daltons ont été identifiés car déjà contrôlés le 1er octobre dernier ; et l’un avait été placé sous le statut de témoin dans l’histoire de l’envahissement de la pelouse du stade de l’OL.)
K a la parole. Il reconnait sa participation. Il a croisé des gens qu’il a suivi « bêtement » alors que ce matin, il devait aller démarcher des boites d’intérim. Il n’est pas membre des Daltons, n’a jamais fait les actions. Il n’avait pas l’intention de viser qui que ce soit.
Le juge : « Vous ne participiez pas avant ? Comment vous vous êtes retrouvé dans cette histoire ? »
K : « On m’a demandé, un collègue ».
Le juge : « On en saura pas plus j’imagine ? » [Silence].
R, lui, s’est présenté « spontanément » le lendemain (25 novembre) se sachant recherché. Il n’est pas à l’initiative de l’action. Des « grands » lui ont demandé d’aller rendre un service avec trois « petits » du quartier pour « aller foutre la merde pendant l’émission de télé ». Il a jeté son téléphone dans le Rhône avant d’aller se rendre aux policiers. « Je ne savais pas que ce que j’étais en train de faire, c’était un délit » clame-t-il. Don’t acte : bien d’autres gens que lui ont filmé l’action et l’ont diffusée sur les réseaux sociaux. Et pour autant, ils ne sont pas poursuivis pour « complicité de violences ».
Comme c’est un peu tiré par les cheveux de lui reprocher une simple vidéo, le juge s’attache à le faire passer pour l’organisateur de la logistique de l’action. « C’est vous qui saviez où était le sac [dans lequel se trouvait le matériel] ? Vous saviez ce qui était prévu pour l’action ? Ce n’est pas l’action la plus sûre qui soit ? Sur les tirs, il n’y a pas de blessés, fort heureusement. Vous aviez des consignes ? Vous connaissez quelque chose aux mortiers ? Ça a une portée de combien ? C’est dangereux ou pas ? Vous avez tiré en l’air ou en ligne droite ? ». « C’est sur que je regrette, je suis en détention. Tous les jours, je me pète la tête contre le mur ».
Le juge continue : « qui sont vos commanditaires ? » Avec ce genre de questions posées l’air de rien, on se croirait presque dans un procès de la mafia où R aurait assassiné quelqu’un et où la justice devrait déterminé pour quel boss il travaille...
Le juge : « Pourquoi vous-vous êtes débarrassé de votre téléphone ? Vous aviez peur qu’on y trouve quoi ? »
R : « J’avais des conversations avec des amis, des filles, j’avais pas envie qu’on fouille mon téléphone. Y’a eu une perquisition chez moi, j’ai paniqué ».
Une des deux assesseurs interroge K : « si vous tirez en l’air, comme vous dites, comment on explique qu’il y ait de la fumée [des mortiers] devant les policiers ? » Manifestement les juges n’ont pas pris le temps de regarder les vidéos et se sont contentés d’éplucher le dossier constitué par la police – et donc entièrement à charge. Les avocats interviennent. S’engage alors une controverse entre les juges et les deux avocats de la défense sur les angles de vue des photos et où se situe précisément la fumée : au niveau des arbres, au dessus, en dessous… Personne n’est d’accord.
C’est maintenant au tour de la procureur de faire ses réquisitions. Elle commence par se féliciter que deux autres mineurs aient été interpellé en début de semaine pour cette même histoire, [et dont un se trouve actuellement en détention]. « On est dans ce contexte des Daltons. Il n’y a pas lieu de faire de ce procès une tribune politique ». Avant de concéder : « la présence d’un représentant d’une formation politique [le RN] peut, peut-être, dérangé et éventuellement dérangé les Daltons ». Puis elle rappelle rapidement que « les Daltons créent de temps en temps des troubles à l’ordre public ».
« Le tribunal doit se prononcer sur la matérialité des faits et leur aspect intentionnel. Il y a une organisation de la préfecture au niveau du dispositif policier. Et dans ce cadre, des individus vont intervenir et ne vont pas hésiter à effectuer une vingtaine de tirs. » Arriver « en pleine ville dans cette configuration avec des "armes", qui mal utilisées peuvent blesser » : pour elle, pas de doutes, les « violences » sont caractérisées, « il n’y a pas lieu d’en discuter », « on vient dans une démarche belliqueuse ». Puis, au détour de sa logorrhée, elle finit par lâcher le morceau et reconnaître ce qu’on reproche réellement aux Daltons : avoir fait flipper Jean-Marc Morandini, Jordan Bardella et un cordon de policiers alors que les manifestants acclamaient à ce moment-là l’intervention des Daltons : « cette action est de nature à provoquer une certaine émotion ».
Concernant le rôle de R, elle en rajoute une couche : il n’a pas eu de rôle secondaire mais a permis l’organisation de ces « violences ». Elle parle elle aussi de « commanditaires » pour se demander s’ils existent vraiment. Toujours cette expression désagréable. À ce compte-là – c’est-à-dire à ce degré d’éloignement de la réalité –, on pourrait tout aussi bien qualifier cette chambre de « tribunal de l’inquisition ».
Écartant le « caractère obscure des explications fournies » de K et de R, elle assène : « il faut remettre les faits dans un contexte infractionnel. Celui qui a tiré a sa place [sur le banc des accusés], le complice l’a tout autant. Le complice [en l’occurrence le vidéaste] risque la même peine ».
Les réquisitions : pour R, un an d’emprisonnement dont six mois avec sursis probatoire pendant deux ans (obligation d’emploi, de « soins ») et interdiction de la Guillotière « qui n’a pas à subir la présence de R ». Celle de Jean-Marc Morandini, accusé pourtant de « corruption de mineurs » pour avoir fait des propositions sexuelles à deux mineurs, ne la gène pas outre mesure. Pas plus que celle et de Jordan Bardella, représentant d’un parti qui diffuse les thèses du « grand remplacement » et qui fait de la « lutte contre l’immigration » un « enjeu civilisationnel ». Eux sont, pour les magistrats, toujours les bienvenus à la Guillotière !
Pour K, elle requiert six mois de prison avec sursis probatoire pendant dix-huit mois (obligation d’emploi), interdiction de la Guillotière et confiscation du scellé en l’espèce son téléphone portable car elle avance, sans le moindre début de preuves, qu’il constituerait « un relais pour organiser les actions ».
C’est au tour de la défense de plaider. L’avocate de K contre-attaque. « Les faits se sont produits dans un certain contexte qu’il ne faut pas dissocier. Les projecteurs sont braqués sur le quartier de la Guillotière. Morandini veut faire son beurre sur la situation de ce quartier. Les Daltons sont invités par CNews à participer à la "déambulation" aux cotés de l’animateur [ils vont finalement refuser et préférer venir la perturber]. C’est du journalisme assez minable. Combien d’argent ce dispositif de sécurité a couté à la collectivité ? C’est une provocation selon moi. Ce quartier n’a pas besoin d’une provocation supplémentaire ».
« C’est dans ce contexte qu’on lui propose de tirer des feux d’artifice. Ensuite c’est le "traitement spécial Dalton" ». Elle poursuit : « C’est une avalanche qui s’abat sur sa tête. Il est totalement inconnu de la justice ». K fait 48h de garde-à-vue [il vient d’avoir 18 ans et n’a jamais été interpellé auparavant] pour, au final, deux auditions de quinze minutes. On aurait pu le juger directement le 26 novembre, il a passé toute la journée au dépôt. Mais non il est envoyé deux jours en prison, puis il atterrit de nouveau au dépôt toute la journée avant que son procès ne soit renvoyé fin décembre. Soit six jours de privation de liberté et d’angoisses pour sa famille, ses proches et lui-même. Ce récit ne semble pas émouvoir la cour plus que ça. Pour les magistrats, ce type de traitement ne semble pas relever de « violences » (le mot-valise qu’ils ont tout le temps à la bouche). Et pour cause : c’est le type de situations que la machine judiciaire génère tous les jours...
L’avocate revient ensuite sur les éléments soi-disant constitutifs de l’infraction. Le fameux « groupement en vue de... ». Cela revient à vouloir « sonder les coeurs et les esprits. Voulaient-ils commettre des "violences" ? Est-ce que ces éléments (un bâton de feux d’artifice, des lunettes, un déguisement...) sont suffisants pour entrer en voie de condamnation, pour qualifier cela de "violences" alors qu’objectivement il n’y en a pas eu ». « Il l’a dit : "je n’ai visé personne" ».
Elle les invite à regarder les vidéos. Il tire au dessus. On voit les gerbes d’étincelles au dessus des arbres. Et si la relaxe ne leur semble pas adaptée, l’avocate a trouvé un décret de 2010 relatif à l’usage de feux d’artifices et qui prévoit une amende de cinquième classe pour un usage dans l’espace public. Elle demande enfin la restitution du téléphone de K.
C’est au tour de l’avocat de R d’entrer en scène. « Vous connaissez la chanson : quand on appelle les Dalton, ils arrivent ». Son entrée en matière se fait au fil d’un argumentaire limite complotiste : selon lui, les Daltons ont reçu un message d’un journaliste de Cnews. « Bonjour les Daltons, on fait une émission, on vous sollicite pour intervenir ». Réponse des intéressés « bien sûr ». Réponse du journaliste « on peut s’appeler ».
En accédant [dans un premier temps] à la requête du journaliste puis en venant bordéliser l’émission aux cotés des habitants et des collectifs de la Guill’, ils auraient... participé à l’instrumentalisation de « Face à la rue » ! Comme s’ils étaient un peu benêts et avaient été manipulé… Une façon un peu curieuse de raconter leur prise de parti.
Il rappelle que les Daltons ont été invité à l’émission « Face à Baba » de Cyril Hanouna devant Zemmour (mais C8 a annulé au dernier moment) [1]. Puis l’avocat s’emploie à politiser le dossier. « Vous ne jugez plus des infractions de droit commun mais des infractions à mobile politique. Les sympathies politiques de CNews ne sont plus à démontrer. »
« Eux cherchent à faire du bien. Ils font des maraudes, ils distribuent des bonbons. Aller consulter leur page [instagram], ils sont encore très actifs alors que R est en prison. Ils ne vont pas venir en costard-cravate débattre avec Bardella. Ils se disent qu’ils veulent marquer le coup. Y’avait des antifas qui sont allés au contact [place du Pont] ».
Il poursuit : « Tout le problème de ce dossier est celui de l’intentionnalité. À quel moment il aurait voulu faire ça – commettre des violences ? S’ils avaient voulu brûler des biens, tirer, toucher, ils l’auraient fait. Ils ont voulu faire un tiffo comme dans les stades. Immaginez des policiers, des CRS impressionnés/traumatisés par cela, c’est une fable, c’est ridicule. La vérité c’est que tout le monde s’en est réjoui, tout le monde a rigolé, et je m’associe à cela : tout le monde à trouver ça drôle. Personne n’a eu peur, il n’y a que le parquet qui a eu peur ».
« J’arrive à la deuxième infraction : complicité de violences pour avoir filmer la scène, c’est complètement artificiel. Les Daltons, c’est une identité, pas un groupe. Tout le monde peut s’en revendiquer. Quand on les provoque, ils répondent par la provocation, pas de la meilleure des manières. Quel est l’intérêt du mandat de dépôt ? Il n’aura pas le temps de faire aménager sa peine [à Corbas]. On est à la Guillotière, vous voyez des gens de quartiers tirer sur d’autres gens de quartiers ? Ou sur des antifas ? Ça vaut pas de la prison ferme, encore moins du mandat de dépôt. C’est une blague potache, une blague de gamin ».
Le tribunal ne l’entend pas de cette oreille. Et même si le juge, ancien juge des libertés et de la détention, a la réputation d’être plutôt compréhensif et à l’écoute (bref d’être un juge de gauche), K se mange quatre mois avec sursis, une interdiction de la place du Pont ainsi que d’un périmètre de quatre cent mètres autour. R écope quant à lui de cinq mois de prison ferme sans mandat depôt (il sort de prison et sa peine sera aménagée) ainsi que de la même interdiction de séjour de dix-huit mois de la place du Point et de ses environs. C’est cher payé pour s’être opposés à la propagande d’extrême-droite de Bolloré [2].
À l’énoncé du verdict l’avocate de K va discuter avec sa famille tandis que le conseil de R, toujours aussi addict aux médias, se rue vers eux pour avoir son quart d’heure de gloire : France3 Région, France Inter, BFM Lyon, CNews (qui n’a pas osé s’afficher en début d’audience)… Il rejoue le procès devant les caméras.
Le philosophe Michel Foucault affirmait dans un reportage d’Antenne2 de 1977 que « la justice est au service de la police, historiquement et de fait institutionnellement ». Avec un tel procès et un verdict aussi sévère, on pourrait rajouter aujourd’hui « au service de CNews et du Rassemblement National ».
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