Vous avez sans doute entendu le déferlement de publicités pour le foie gras en ce moment.
Estiva Reus, de l’association L214 (http://www.l214.com/) a proposé une tribune à ce sujet à Rue89. Elle a été publiée avant-hier (texte raccourci et un peu remanié par la rédaction, mais le fond y est), intitulée « Foie gras : à la Saint Martin, on nous prend pour des crétins ».
Vous pouvez la lire à cette adresse :
Dessous, on peut lire beaucoup de commentaires de la famille « le foie gras c’est trop bon », mais aussi de belles réactions de certains lecteurs.
Voici un commentaire, ci-dessous, que je suis content d’avoir exposé à la critique aïgue des commentateurs de Rue89 ; dans la foulée, je vous le livre aussi :
Je trouve très intéressants les commentaires laissés par les lecteurs de cet article : très instructives les indignations parce qu’il serait partial, parce qu’il ne donnerait à voir qu’une partie du tableau, ou parce qu’il tenterait d’abuser le lecteur...
Cet article est certes engagé, mais il ne dit rien qui n’ait été vérifié cent fois, qui ne soit tiré des dires de la filière elle-même, qui n’ait été confirmé par des visites en élevages ou par les éleveurs eux-mêmes.
Je vous conseille d’écouter par exemple ce que nous dit Philippe Lapaque, qui fut gaveur en son temps et sait hélas de quoi il parle :
Stop gavage
ou sur son propre site :
Canard dupé
Cet article est certes engagé ; mais depuis quand refuse-t-on de lire des articles engagés, sur tel ou tel sujet ? Un article sur la guerre en Tchétchénie ou sur le génocide rwandais devrait-il rester « impartial » ? Que signifierait alors le terme « impartial » ? Depuis quand un article doit-il s’abstenir de refléter un point de vue ? Et comment serait-ce possible ?
La neutralité n’existe pas, elle est un leurre journalistique et son apparence constitue simplement un type de manipulation. Je crois que c’est Élie Wiesel qui écrivait peu ou prou : « la neutralité n’est pas symétrique : elle sert l’oppresseur, dessert les victimes... ».
Non, ce qui gène ici, c’est non pas la « partialité » de l’auteure, mais bien son point de vue engagé contre le foie gras, pour une prise en compte des intérêts des animaux.
Les critiques virulentes de cet article le montrent à l’évidence, ne serait-ce que par l’affirmation sans cesse renouvelée de leurs auteurs, que « ce Noël, je mangerais encore du foie gras sans culpabilité ni scrupules » : elles constituent un refus de remettre en cause notre prééminence morale ou ontologique à l’égard du reste du vivant.
Le cas du foie gras est emblématique, du fait que d’un côté des êtres sensibles vivent des conditions terrifiantes pendant 12 jours avant d’être transportés sans ménagements jusqu’à un site industriel de mise à mort. Et de l’autre côté, cette souffrance constante et cette terreur de fin de vie ne servent qu’à assouvir des plaisirs dérisoires. Certes, le plaisir de manger est très important et reste parfois l’un de nos principaux plaisirs dans la vie, mais il y a une valeur symbolique fondamentale à être prêt à sacrifier la vie et le bonheur des non-humains pour simplement goûter cinq minutes le plaisir d’un pâté fondant dans le palais. Lorsqu’on met en balance notre plaisir de gourmet avec les souffrances extrêmes nécessitées, on voit bien qu’il s’agit de notre part d’une décision de tyranneau capricieux, exigeant haut et fort que son « droit » au caprice passe avant tout droit fondamental de l’autre. C’est d’une férocité inouïe.
Car il s’agit rien de moins qu’un caprice de notre part : nous n’avons bien évidemment nul besoin de manger du foie gras ; notre nourriture quotidienne est farcie d’aliments délicieux, des repas très simples sont de véritables régals... Notre principale raison de manger du foie gras, telle qu’elle apparaît en tout cas ici dans les commentaires, c’est bien l’affirmation d’un droit de Seigneur, de maître absolu de la vie des autres. L’affirmation que nous « le valons bien », que le moindre de nos plaisirs d’humain vaut bien la pire des souffrances endurées par d’autres, s’ils sont non-humains.
En ce sens, la consommation de foie gras marque bien une volonté pratique de démarcation des autres : nous, en tant qu’humains, avons une valeur telle que nous pouvons sans scrupules exploiter les autres à mort, y compris pour des raisons complètement délirantes.
Il me semble que notre valeur en tant qu’humains prend ainsi tout son relief à être mise en contraste avec cette absolue non-valeur dévolue aux autres.
N’est-il pas temps de nous poser autrement qu’en nous opposant ? De nous donner de la valeur autrement qu’en la déniant ainsi aux autres ?
Ce processus platement identitaire de valorisation différentielle, qui prend ici une forme incroyablement brutale et sanguinaire parce qu’il s’exerce à l’encontre d’êtres qui ne peuvent absolument pas se défendre, est une catastrophe sociale et politique, comme l’histoire le montre assez.
En ce qui concerne les animaux qui en font aujourd’hui les frais, les résultats sont là : ce sont chaque année dans notre seul pays quelques trente millions de canards gavés qui souffrent le martyre pour rien ; mais ils ne constituent eux-mêmes hélas que l’écume de l’océan, puisque nous tuons pour des raisons similaires quelques un milliard deux cents millions de vertébrés terrestres, et des centaines de milliards de poissons – pour nous en nourrir, mais nous pourrions très aisément ne pas les manger, manger d’autres aliments tout aussi bons. Là encore, il s’agit simplement d’un caprice de notre part.
Un caprice meurtrier, mais quel caprice mieux que meurtrier est susceptible d’affirmer aussi bien à la face du monde notre absolue supériorité, notre absolue valeur ?
Nous vivons dans un monde qui ne nous est pas facile ; il ne nous est pas aimant, nous avons à nous battre tous les jours pour garder la tête hors de l’eau, du fait de la concurrence économique, des rapports dégradés entre nous, du fait de l’absence de sens de nos vies, etc.
Heureusement que nous pouvons nous magnifier aisément en tant qu’humains ! Notre humanisme est comme tous les chauvinismes, tous les nationalismes : il nous permet de nous donner illusoirement une valeur que notre vie sociale nous refuse. Il est comme un os qu’on nous jette pour nous faire accepter nos vies exploitées et appauvries, un os à ronger dont nous nous emparons comme nous le ferions d’une bouée de sauvetage.
Mais surtout, comme tous les chauvinismes, comme tous les nationalismes, cet humanisme débouche aisément sur les pires boucheries. Il n’acquière même toute son effectivité qu’à devenir résolument sanglant.
Il génère de fait des atrocités qui nous cernent en permanence et qui nous structurent au quotidien.
Des atrocités sans nom parce que nous nous refusons à les nommer – mais nous les connaissons pourtant : sans elles, que resterait-il de nous ?
Yves Bonnardel
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