L’ouvrage d’Anaïs Collet s’appuie sur une enquête réalisée pour sa thèse entre 2005 et 2007. Ses deux premiers chapitres traitent largement des Pentes de la Croix-Rousse tandis que les trois derniers, non évoqués ici malgré leur intérêt, se focalisent sur le cas du Bas-Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans le premier arrondissement de Lyon, la sociologue a interrogé 37 personnes, propriétaires ou locataires, arrivées dans le quartier entre 1970 et 2005 et nées entre 1944 et 1981.
Gentrification ?
En introduction, Anaïs Collet définit ce qu’elle entend par « gentrification » et donne quelques éléments généraux sur la population de « gentrifieurs » qu’elle étudie.
La gentrification est abordée comme un processus d’appropriation, de transformation et de reclassement symbolique de l’espace, dans lequel certains habitants – appelés « gentrifieurs » pour cette raison – jouent un rôle central.
Insistant sur le fait que le profil des gentrifieurs est diversifié et « à préciser », elle indique toutefois que ceux-ci se caractérisent conjointement par leur place dans la structure sociale et le rôle qu’ils jouent dans l’évolution de la ville. Plus jeunes, dotés de meilleures ressources économiques et culturelles que les populations qu’ils remplacent, à la fois proches du pouvoir et se présentant comme alternatifs, les gentrifieurs effectuent, en modifiant leurs logements ou en imposant leurs pratiques culturelles, un « travail matériel, social et symbolique ». Ce travail contribue à faire leur le quartier et à en chasser les populations socialement plus modestes, il est accompagné par le travail des pouvoirs publics et des promoteurs immobiliers.
De l’imaginaire militant des canuts…
La sociologue fait commencer la gentrification des Pentes à l’orée des années 1970 avec l’arrivée de militants dans un quartier matériellement dégradé, essentiellement peuplé de populations ouvrières et/ou immigrées.
Les premiers gentrifieurs, jeunes adultes aux revenus très faibles, sont avant tout motivés par des raisons économiques. Les nombreux logements vacants, les loyers modiques, et les possibilités de squatter permettent ainsi de se loger facilement dans les Pentes. S’y ajoute la permissivité culturelle possible dans un quartier perçu alors par les autres Lyonnais comme mal famé. Une motivation moins avouable est le rejet des formes urbaines, et des groupes sociaux qui les peuplent, des grands ensembles et des lotissements pavillonnaires. Alors que l’« ancien » n’est pas encore aussi valorisé qu’aujourd’hui, venir habiter dans les immeubles des Pentes permet ainsi de se distinguer des petits bourgeois des pavillons comme des pauvres « stockés » dans les HLM.
De nombreux militants libertaires, autogestionnaires, féministes, écologistes convergent vers les Pentes dès le début des années 1970, profitant des locaux vacants pour se loger, se réunir, animer des coopératives de consommation, des restaurants autogérés, des lieux de contre-culture – radio libre, imprimerie et librairie libertaires, labels de musiques, etc. Ces réseaux militants constituent une filière importante d’arrivée dans les Pentes. Mais, assez rapidement, ils vont exercer un effet d’attraction plus large : on y vient pour côtoyer et contempler l’ambiance de convivialité et d’alternative qui en émane.
Une autre population, plus aisée et moins militante arrive progressivement, attirée par l’image alternative de la Croix-Rousse. Elle participe aussi au renouvellement de l’ambiance ainsi qu’à la réinterprétation de l’histoire locale, à partir d’une figure quelque peu mythifiée, celle de l’ouvrier canut.
Le quartier fournit à ses nouveaux arrivants, grâce à son histoire locale, des supports imaginaires et particulièrement riches. Les militants s’inscrivent notamment dans la filiation directe des canuts, ces ouvriers du textile aujourd’hui connus pour leur organisation précoce en mutuelles et coopératives, et pour leurs révoltes de 1831 à 1834 contre les salaires et les conditions de travail imposés par les négociants ; ils oublient au passage les cent cinquante ans écoulés depuis, au cours desquels le quartier s’est peuplé d’ouvriers de la grande industrie et d’employés qui, eux, n’ont laissé aucune trace dans la mémoire collective. (…) Le terme « canut » devient une sorte de label, apposé sur une radio libre, un immeuble autogéré, etc.
… au « recouvrement » de la population ouvrière par celles de jeunes classes moyennes…
Si l’oubli de 150 ans d’histoire est un jugement hâtif porté par la sociologue, elle revient plus finement sur la manière dont certaines mobilisations participent, elles aussi, à la redéfinition de l’image du quartier au profit des « nouvelles classes moyennes ». Reprenant les analyses des sociologues Bernard Bensoussan et Jacques Bonniel, elle note que la mobilisation contre la démolition des immeubles de la Montée de la Grande Côte est un élément important du « recouvrement » des anciens habitants par les gentrifieurs. Ceux-ci affirment ainsi leur capacité à convertir les pouvoirs publics à ces options [1].
Surtout, aidée aussi par la mort du maire-bétonneur Louis Pradel, la vision qui s’impose alors est celle d’un urbanisme revisité sur la forme – la rénovation et la mise en valeur du bâti ancien plutôt que la démolition puis la construction de logements neufs – mais pas sur le fond. Le patrimoine du quartier est désormais reconnu, protégé et classé. Et le caractère patrimonial devient une source de bénéfices économiques pour les promoteurs et de bénéfices politiques pour les élus. Quant à la technocratie de la production de l’espace, elle n’est nullement remise en cause dans ses fondements.
On assiste ainsi à une capitalisation politique et économique sur le modèle du quartier-village et du logement ancien qui laisse en revanche de côté l’aspiration au droit à la ville.
Le renouvellement de la population des Pentes est rapidement observable au plan statistique. Difficilement perceptible lors du recensement de 1975 (ce qui s’explique aussi par l’absence statistique des très nombreux squatteurs), il est très clair dès 1990. À chaque recensement depuis 1975, autour de 40% des répondants n’étaient pas là lors du recensement précédent. La sociologie du quartier change vite. Entre 1975 et 1990, les parts des professions intermédiaires et des cadres supérieurs parmi les actifs sont respectivement passées de 13 % à 27 % et de 7 % à 23 % pendant que celle des ouvriers s’écroule de 40 % à 19 %.
Les dispositifs d’aide à la rénovation, mis en place avec la patrimonialisation du quartier, préservent dans un premier temps la hausse des loyers par un conventionnement des prix (les propriétaires qui ont été aidés doivent respecter un plafond). Mais les loyers de l’époque sont si bas sous la moyenne lyonnaise que l’explosion des prix survient inévitablement dans les années 1980, évinçant ainsi les locataires les plus fragiles. Au cours de cette décennie, les prix de vente des logements triplent. Ils augmentent encore de 40 % dans le secteur Grande-Côte entre 1990 et 1999, alors que le reste de l’agglomération stagne.
Au début des années 2000, la hausse des loyers, généralisée à Lyon, atteint son pic dans les quartiers gentrifiés de la Croix-Rousse, du Vieux Lyon et de Monplaisir. Ces augmentations sont à mettre en parallèle avec le fait que d’autres quartiers populaires – ceux de l’Est lyonnais – restent à l’écart de ce marché croissant. Ceci s’accompagne aussi d’un évolution idéologique.
Celle-ci consacre, écrit Anaïs Collet, la spatialisation des problèmes sociaux, c’est-à-dire l’abandon d’une grille de lecture sociale et générale du fonctionnement de la société au profit d’une grille de lecture spatiale et particulariste (…) et par l’idée que la société est désormais constituée d’une vaste classe moyenne autour de laquelle gravitent « précaires », « marginaux », « exclus ».
… et au canut comme bien immobilier
Anaïs Collet montre que la seconde génération de gentrifieurs, composée des enfants des ménages de la première et de nouveaux venus arrivés dans les années 2000, adhère fortement à cette idéologie. Ce n’est pas là le seul point sur lequel elle se rapproche des représentations des tenants du pouvoir et de la bourgeoisie.
En 2000, dans les Pentes, « près de 40% des adultes sont titulaires d’un diplôme supérieur à bac + 2 et 36% des actifs sont cadres ou professions intellectuelles supérieures. Ces taux sont identiques à ceux du bourgeois sixième (la statistique est toujours valable pour le recensement de 2013, non encore public lors de la rédaction du livre). Ces deux arrondissements diffèrent cependant largement par leur niveau moyen des revenus du foyer (24 000 € dans le 1er en 2000 contre 38 400 € dans le 6ème), leur taux de chômage et leur taux de précarité (le premier présentant les plus élevés de la ville).
Ce paradoxe apparent s’explique (…) surtout par le profil spécifique de ces cadres et de ces diplômés. Ceux-ci sont d’abord jeunes et surexposés aux contrats précaires et au chômage. Ils travaillent ensuite, plus qu’ailleurs, dans les domaines de la recherche, de la santé et du travail social, de l’information, des arts et des spectacles, des domaines où les revenus sont plus faibles et les contrats précaires plus fréquents que dans d’autres emplois de cadres. Les travailleurs non-salariés (…) sont aussi surreprésentés dans l’arrondissement. En 2006, un actif sur trois est ainsi un salarié précaire ou un non-salarié.
Toutefois, entre 1999 et 2006, l’arrondissement des Pentes est celui où la croissance des emplois précaires a été la plus modérée (alors qu’elle y était la plus forte au cours des années 1990), où la baisse du taux de chômage a été la plus vive et où le revenu moyen a le plus augmenté. La gentrification s’est donc accélérée ces dernières années en même temps que les prix de l’immobilier s’envolaient ; le peuplement des Pentes semble ainsi de plus en plus homogène et de plus en plus bourgeois.
Le quartier s’est progressivement adapté à cette nouvelle population. L’offre commerciale, bars, cafés branchés, équipements culturels, supérettes, etc., est largement conçue selon ses usages. Ce mode de vie « typique de la jeunesse favorisée des années 2000 » où la sociabilité amicale compte beaucoup, comme la relative précarité, s’accompagne chez une grande partie de ces nouveaux habitants de la préparation matérielle de l’avenir. Le renouvellement de l’image du quartier et la valorisation immobilière de ses vieux immeubles jouent alors à plein.
Acheter un logement dans le quartier permet à la fois de bénéficier de ses attraits et de jouir de son attractivité économique en réalisant un investissement et en misant sur la poursuite de la hausse des prix. Les appartements « canuts » sont les plus recherchés, introduisant selon la sociologue un changement de signification du mot « canut » particulièrement éclairant sur l’évolution des Pentes.
Depuis les années 1990, en effet, le « canut » n’est plus un ouvrier de la fabrique de soierie, mais un bien immobilier. (…) Nombreux dans les Pentes mais circonscrits à ce quartier, possédant une architecture « typique », les immeubles canuts sont le produit idéal pour relancer un marché immobilier assoupi.
Ces appartements sont alors rénovés de manière particulièrement standardisée, leurs occupants mêlant confort des logements contemporains et esthétique de l’ancien (hauteur sous plafond, pierres apparentes, tomettes, poutres, mezzanines). À l’extérieur comme à l’intérieur, les immeubles du quartier des pentes constituent alors « un décor vivant contenant tous les éléments symboliques associés à une urbanité positive ». Selon Anaïs Collet la « vie de quartier » mise en avant par les habitants fait aussi partie de ce décor et sa vertu est davantage symbolique que pratique.
Cette vertu, c’est de véhiculer une image du monde social marquée par l’effacement du conflit et l’euphémisation des distances sociales dans la proximité spatiale. (…) Construction sociale fragile, cette convivialité repose sur un consensus implicite : une dénégation partagée de la hiérarchie sociale et de la violence qu’elle contient (quoi de plus violent que d’aider le locataire que l’on chasse à déménager ? [2]), qui s’exprime dans les relations sociales cordiales, pacifiques et focalisées sur la vie locale.
Dans la continuité de ce constat, Anaïs Collet note que « l’activité militante s’est largement effacée » chez la seconde génération de gentrifieurs, en fait dès les années 1990.
L’activisme politique des années 1970 a rejoint, pour eux, la grande fresque du « passé révolutionnaire » de la Croix-Rousse. (…) Les Pentes de la Croix-Rousse se présentent ainsi comme un quartier où l’on peut venir se glisser dans des formes héritées du passé et les mobiliser à sa façon.
Une bonne partie de ces habitants investissent les fruits de leur héritage culturel et de leurs études dans les domaines de l’ingénierie ou de la gestion dans le tiers secteur. Ils mettent ainsi en œuvre des modes de faire héritées de l’entreprise (rationalité instrumentale, efficacité économique) au profit du rayonnement des associations qui les emploient pour lutter pour les droits de l’homme, les alternatives économiques ou l’habitat écologique.
Une autre partie, toujours à la recherche d’« authenticité » et du caractère « populaire » et « mixte » de son quartier d’habitation a fui la gentrification devenue trop visible des Pentes pour aller s’installer à la Guillotière, où un processus similaire opère depuis une dizaine d’années. Bis repetita ?
Un portrait parfois un peu rapide du monde militant
On peut regretter qu’Anaïs Collet passe quasiment sous silence la présence permanente de lieux et de militants libertaires et autogestionnaires dans les Pentes aujourd’hui comme au moment de son enquête. Le lecteur qui n’aurait d’autres sources de connaissances que son ouvrage aurait ainsi l’impression d’une d’une désertion des Pentes au profit des seules alternatives « écologistes » ou « solidaires » gérées sur des bases entrepreneuriales comme celles dans lesquelles s’investissent certains de ses enquêtés.
Ne voir un espace qu’à travers les activités de la population que l’on étudie est un biais sociologique classique. Manifestement peu familière du militantisme autogestionnaire et libertaire, Anaïs Collet aurait pu éviter cette généralisation excessive en se renseignant davantage. Par exemple auprès de Domenico Pucciarelli et de l’Atelier de Création Libertaire, dont elle cite pourtant les travaux et qui n’ont rien d’un vestige. En prenant les mêmes précautions, elle aurait aussi pu éviter de caricature la connaissance historique des militants en « la révolte canut suivie de 150 ans de vide ».
Pour le reste, son analyse permet de sortir des clichés et des approximations sur la gentrification des Pentes. Une lecture à recommander.
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