De quoi s’agit-il ?
Lundi 23 octobre 2006 en fin d’après-midi comparaissent, au Tribunal de Grande Instance de Lyon, cinq personnes, deux « mamans » (qui sont sœurs) et trois jeunes d’une vingtaine d’années, accusés de rébellions et d’outrages envers des forces de l’ordre le 10 février 2006 à Vaulx-en-Velin.
On a vraisemblablement attendu la fin de la journée (le procès commence à près de 18 heures) pour qu’il n’y ait pas trop de monde. Et effectivement, il n’y a presque personne. Le procureur a détaché des policiers en nombre pour de soi-disantes questions de sécurité. Il s’agit en fait de montrer à tous ceux qui sont là de quel coté se trouve la véritable force : du coté de l’Etat. Et c’est bien ce dont il fut question dans ce procès, les deux avocats de la police et le procureur ayant, en substance, énoncé ceci : il est normal que l’Etat mette un terme, par tous les moyens nécessaires, aux agissements de ceux qui prennent le droit de contester la légitimité de certaines pratiques de la police, car nul n’a le droit de contester cette légitimité, et encore moins des gens qui ont un passé judiciaire ; il est normal ainsi, et c’est ce que devrait décider le tribunal, de punir de tels agissements.
Bien sûr, la lettre des inculpations ne rend pas directement compte de ce qui se joue au tribunal. Juridiquement, il s’agit simplement de juger des faits de rébellions et d’outrages lors de la dispersion d’un « attroupement », les prévenus étant accusés d’avoir résisté à leur interpellation et tenu, pour la plupart, des propos outrageants envers les forces de l’ordre. Pourtant, ce qui est en jeu dans ce procès, ne se réduit pas à la simple poursuite pénale d’un délit. Ce n’est pas, comme nous le verrons, parce qu’ils ont enfreint la loi que les prévenus sont poursuivis. C’est parce qu’ils ont pris le droit de contester publiquement certaines pratiques de la police qu’on les traitera comme des « délinquants ». Le déroulement du procès met ainsi à jour deux droits : le droit de gens qui n’acceptent plus un état de fait et agissent en conséquence, et le droit de l’Etat qui réprime au nom de la légalité.
Les faits : une manifestation, des interpellations… puis des poursuites
Le 10 février 2006, une manifestation improvisée et non déclarée en préfecture s’organisa Vaulx-en-Velin. Une quinzaine de personnes décidèrent, sous le coup de la « colère », d’aller à la mairie afin « d’être reçues, écoutées et informées ». Sur les banderoles, on pouvait lire : « Stop à la persécution » ; « Mamans en colère » ; « X., ripou » (X. désigne le nom d’un policier).
En effet, les manifestants n’acceptent plus que certains policiers « harcèlent et excitent nos jeunes dans le quartier » comme le dit une mère qui comparaît au procès. Elle y affirme que, par exemple, son fils s’est retrouvé en garde à vue parce qu’il s’essayait à faire un créneau en voiture sur le parking juste devant chez elle, en préparation de son examen de permis de conduire. Toujours sur ce parking, lors d’un contrôle, elle a vu des policiers perquisitionner le coffre de sa voiture devant un de ses enfants, y découvrir des sous-vêtements qu’elle venait d’acheter et dire, en les exhibant : « Ta mère, elle rentre dans ça ? ». Elle raconte encore comment les policiers appellent régulièrement sur leurs téléphones portables pour les énerver ou les convoquer au commissariat. Et lorsqu’elle a protesté en remarquant que ce ne n’est pas des manières, on lui a répondu : « Si tu veux te plaindre, va voir Sarkozy »…
C’est toute une accumulation de faits semblables qui ont provoqué, dit-elle, l’« excès de colère des mamans » qui fut à l’origine de la manifestation.
S., une des deux mères prévenues, précise à la barre qu’elle ne conteste pas le travail de la police mais « ses manières ». Elle affirme aussi que les manifestants étaient là « pour calmer les rapports avec les jeunes » et « faire de la prévention ». Pour preuve, elle indique que son métier, agent de sécurité, lui impose d’avoir du sang-froid et qu’elle intervient souvent sur le quartier, à la demande de la mairie de Vaulx-en-Velin, lorsqu’il y a des situations difficiles avec les jeunes.
En passant devant le commissariat, sur le chemin de la mairie, les manifestants marquèrent un temps d’arrêt en espérant être reçus. C’est à ce moment que les policiers sont intervenus sans sommations et ont interpellé violemment les cinq personnes. « On était persuadé qu’on allait être écouté, mais on n’a rien compris à ce qui c’est passé », dit une mère à la juge. Tous sont relâchés le soir même, sans qu’aucune poursuite judiciaire ne soit déclenchée.
Tel fut le premier temps de cette histoire : des gens du quartier manifestent publiquement et pacifiquement un mécontentement face à des pratiques policières connues et des policiers mettent brutalement fin au rassemblement.
Lors du procès, on donne une justification à l’intervention policière : cette manifestation n’était pas déclarée, il s’agissait donc d’un « attroupement illégal ». De plus, une banderole avait un caractère ouvertement « outrageant ». Il fallait donc y mettre fin. Mais ce qui est visé par les avocats des policiers et le procureur le jour du procès, ce n’est pas tant ces illégalités elles-mêmes (les policiers ne s’embarrassent pas de légalité lorsqu’ils dispersent l’ « attroupement » sans sommations) que leur signification profonde : des gens qui prennent le droit, à partir de leur colère, d’énoncer un inacceptable du quartier.
Ces faits de rébellion et d’outrages lors de l’interpellation sont absolument secondaires pour la police, leurs avocats et le procureur. Ils y font très peu allusion lors du procès mais évoquent longuement ce droit qu’ont pris les gens pour manifester. De plus, les interpellations n’avaient, dans un premier temps, donné lieu à aucune poursuite. Ce ne sera que quatre mois plus tard, comme le rappelle l’avocate de la défense, suite à deux plaintes portées par des manifestants et par l’association Agora pour violence lors des interpellations (plaintes sans suites pour l’instant), que les policiers saisiront la justice.
Tel fut le deuxième de temps : si la répression brutale n’a pas réussi à faire taire les gens qui se permettent encore de saisir la justice après avoir manifesté, alors, ils sont traînés devant les tribunaux.
Le procès : des plaidoiries politiques
Le procès est ainsi le lieu de l’affrontement de deux points de vue. Le point de vue des avocats de la police et du procureur, et le point de vue des gens du quartier qui osent remettre en cause certaines pratiques policières. C’est ce qu’ils firent en manifestant et en voulant être reçus au commissariat et à la mairie. C’est ce qu’ils firent encore, en portant plainte. Et c’est ce qu’ils continuent à faire, en tant qu’accusés au tribunal, sans se laisser intimider, comme le montre cet échange entre le procureur et S.
Le procureur : « Vous reprochez aux policiers d’aller dans les quartiers et d’y intervenir ? »
S. « Oui. »
Le procureur : « Vous reprochez aux policiers d’arrêter des gens de votre famille. »
S. « Non, c’est la manière que je critique. » -
Le procureur : « Vous les accusez de violence délibérées. »
S. : « Oui ».
Quelles sont les réponses des avocats et du procureur face à ces gens qui osent faire comparaître des pratiques de la police ? Elles consistent à dire que ces gens n’ont justement aucun droit pour ça et qu’ainsi leurs actes ne sont rien d’autre que des actes de délinquance. Ecoutons-les.
Le premier avocat, à propos de la manifestation non déclarée, dit que de toutes façons, « dans une démocratie, je doute qu’on autorise une manifestation qui critique une institution. » Et il s’agissait bien de ça puisque, selon lui, on s’en est pris à des policiers qui « font très bien leur métier », ce qui revient à « reprocher à la police de faire son métier ». Cet avocat parle alors logiquement d’une « véritable émeute, avec un parcours étudié, des banderoles fabriquées et un passage devant le commissariat ». Il se scandalise de l’exemple qui est ainsi donné aux enfants du quartier.
Le deuxième avocat met l’accent sur la « haine » de ces gens qui ici « révèlent le véritable visage de l’humain qui veut en découdre avec la police ». La réalité de cette manifestation, c’est que « sous couvert de médiation, on vient en découdre avec la police ». Il parle de « la vulgarité qui ici apparaît chez l’être humain » et évoque « la vulgarité des termes » employés par S. Disons donc plutôt, quant à nous, qu’à la colère des mères qui effectivement veulent en découdre en demandant des comptes sur certaines pratiques connues de la police, répondent la haine et le mépris de l’avocat. Quant à la violence des policiers lors de l’interpellation, elle n’est, précise-t-il, que « la simple réponse de l’autorité face à ceux qui n’ont que mépris pour elle ».
Le procureur lui, prend soin de préciser que « les victimes ne sont pas les manifestants ! » En effet, selon lui, S. reproche à la police « d’enquêter et de travailler » et cherche à « inverser les choses » entre prévenus et victimes. Ce qui est, à vrai dire, tout à fait exact en ce qui concerne l’inversion : c’est bien parce des gens ont été victimes d’un tort que S. a participé à l’organisation de la manifestation, qu’elle a porté plainte et qu’elle continue au tribunal à soutenir son point de vue. Mais c’est ce point de vue qui est justement incompatible avec celui de l’Etat représenté ici par le procureur. En effet, dit-il, « nul ne peut mettre en cause la légitimité des agissements des services de police ». Ce droit que prennent les gens pour dire quelque chose de l’état du quartier ne peut donc être qu’un acte de délinquance. C’est ce qu’il dira explicitement, à sa manière, en soulignant que si quatre des cinq prévenus ont un passé judiciaire, « ce n’est pas un hasard ». Quant à la violence des policiers, là encore, c’est ce qui légitimement vient « mettre un terme à l’attroupement qui en lui-même est un outrage public ».
Les deux avocats et le procureur disent donc, explicitement, chacun à leur manière, aux prévenus : vous pouvez bien vous faire contrôler et humilier en permanence, si vous osez faire comparaître publiquement la police, vous serez traités comme des délinquants. Ce qui revient à dire : il faut bien que vous compreniez que vous n’avez le droit de rien, et certainement pas, quelques soient les pratiques connues de la police, de donner une effectivité à votre colère.
Le jugement
Les requêtes du procureur au juge sont les suivantes. Il demande pour N., accusée de rébellion (signalons qu’il suffit de lever un bras lors d’une interpellation et de ne pas rester complètement passif pour être accusé de rébellion), cinq cents euros d’indemnisation pour les policiers constitués parties civiles. Cette indulgence relative par rapport aux autres s’explique par le casier vierge de N. et l’absence d’outrages. Pour S., accusée de rébellion et d’outrages, il est requis huit mois de prison avec sursis ainsi qu’une indemnisation des parties civiles. S. se trouve en situation de « récidive légale » en raison d’une précédente condamnation pour outrages. A cela, le procureur ajoute une « interdiction d’un an de droits civiques » car S. assume ses outrages et « ne s’excuse pas d’avoir violé la loi ». Dorénavant, elle n’aura plus rien à dire, même par le vote. Pour M., fils de S., il est demandé trois mois de prison avec sursis pour rébellion et outrages (M. possède un casier en tant que mineur). Pour K., qui a rejoint le cortège parce qu’il se trouvait là, six mois de prison avec sursis et indemnisations pour rébellion et outrages. Et pour Na., qui a déjà fait de la prison, deux mois de prison ferme et indemnisations. Car, « vu son casier, on doit avoir un comportement impeccable par rapport à la loi ».
Le juge suivra, dans l’ensemble, les réquisitions très dures du procureur même si le policier X., dont le nom figurait sur les banderoles, sera débouté de sa demande d’indemnisation au nom des menaces de mort qui auraient été proférées pendant le rassemblement car celles-ci ne sont pas constituées au dossier. N. sera condamnée à cinq cents euros, et S. à huit mois de prison avec sursis et indemnisations : trois cents euros pour chacun des cinq policiers parties civiles et deux cents euros de frais de justice. L’interdiction des droits civiques ne sera pas retenue. Pendant l’instruction, la juge met en doute le caractère pacifique de la manifestation. Lorsqu’une mère lui répond que c’est simplement parce qu’elles étaient en colère, le juge répond : « On ne prend pas des banderoles pour changer les choses. »
Pour les jeunes : trois mois de prison avec sursis pour M ; six mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve pour K. ; deux mois de prison ferme pour Na.
Il faut remarquer que la juge, pendant l’instruction, considère ouvertement que les jeunes étaient présents à la manifestation uniquement pour en découdre violemment avec la police, acte qui relève de la délinquance et non d’une protestation légitime. Elle ne soucie aucunement de la manière dont est intervenue la police. C’est l’avocate de la défense qui doit rappeler que celle-ci est intervenue sans sommations, ce qui constitue une illégalité. La juge reprend une partie des procès verbaux pour dire d’un jeune qu’il était « déchaîné ». C’est encore l’avocate de la défense qui lui fait remarquer qu’elle instruit « à charge » et qu’il faut lire la suite : « Il n’a pas cherché à porter des coups, je n’ai pas été blessé » (parole de policier). Le jeune d’ailleurs aurait simplement dit : « Touchez pas aux mamans ». Comme « déchaînement », on a fait pire.
L’essentiel de la position du juge semble se résumer à cette remarque : « Regardez leurs casiers, ils étaient trop contents d’être là. » Ce qui semble devoir signifier : il y a là des gens qui ont été des délinquants et qui ont eu des comportements déviants et condamnables. Ils ont été condamnés pour ça et ont eu à faire aux forces de l’ordre dont le travail est d’empêcher que l’on commette des délits en toute impunité. Ils leur en tiennent rancune et la manifestation est l’occasion pour eux d’en profiter en outrageant et éventuellement affrontant les forces de l’ordre.
Pas une seconde la juge ne considère la participation des jeunes à la manifestation comme l’expression d’une colère légitime posant un problème politique objectif (le contrôle permanent, le quadrillage et l’humiliation des jeunes). Un des jeunes, lui, pendant le procès déconnecte clairement ce qu’il a fait lors de la manifestation d’un simple acte de délinquance en faisant remarquer à la juge sa manière d’instruire en se référant lourdement à son casier : « J’ai l’impression d’être traité pour mon passé. » Il sera condamné à deux mois de prison ferme, comme le demandait le procureur.
Conclusion
Après les résultats du jugement, N. dira qu’elle en veut autant au procureur et au juge qu’au policier X. Ceci montre simplement, selon un membre de sa famille, que la police et la justice, « c’est une équipe ». S. pense que les avocats, le procureur et le juge ont été choqué « parce ce qu’on ne s’est pas excusé et qu’on les a regardé dans les yeux ». Tous s’accordent à dire que, puisque les manifestants ont voulu « faire les choses autrement » que de lancer des pierres et qu’on les a traité comme s’ils avait lancé des pierres, « c’est qu’on ne veut pas que l’on fasse les choses autrement ». En effet, faire les choses autrement, c’est rendre possible que « d’autres se prennent en main ; c’est de ça dont ils ont peur. »
N. insistera sur le fait que, maintenant, « ils se sentent le devoir de contre-attaquer ». Des témoignages du quartier arrivent et, par exemple, des mamans à Oullins sont aussi en colère et « veulent sortir pour s’exprimer ». « Alors il faut continuer. C’est pas nous qui avons peur, c’est eux. »
Jérome Leguay et Christophe Pornon
Ce texte été relu par certains des manifestants.
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