Dans une période où il n’existait ni système étatique de placement, ni formation professionnelle réglementée, ni système d’assurance sociale, les Bourses du travail ont alors joué un rôle fondamental en mettant en place des services à caractères « sociaux » et en répondant de cette manière à des besoins essentiels de la population ouvrière en terme d’emploi, de formation professionnelle, de santé mais aussi d’éducation et de culture. Les Bourses du travail, regroupant au niveau local les syndicats sur une base interprofessionnelle, sont aussi un centre de résistance, de revendications et d’actions ouvrières qui, particulièrement sous la période où le syndicalisme révolutionnaire était influent, avait vocation à être un foyer d’agitation révolutionnaire notamment par la préparation de la grève générale. Par le rôle qu’elles ont joué au sein du mouvement ouvrier et plus largement de la population ouvrière en terme d’agitation mais aussi de services et d’éducation, ces structures sont porteuses d’un autre futur mais aussi d’un « autre socialisme ».
A Lyon, c’est le 8 février 1891 qu’une Bourse du travail ouvre pour la première fois ses portes, dans des locaux situés sur le cours Morand dans le 6e arrondissement, avant de devoir fermer à peine un an plus tard pour redémarrer en s’inscrivant dans la durée, le 4 décembre 1892.
Le contexte social et politique d’une émergence
A la fin du 19e siècle, les conditions de naissance des Bourses du travail semblent être marquées par un triple phénomène.
Il y a tout d’abord la tentative d’intégration du monde ouvrier à la jeune IIIe République. Une tentative marquée d’une part par une prise de conscience de ce que l’on a nommé avec du recul la « question sociale » et d’autre part, en raison du caractère récent du suffrage universel masculin, par l’expérience d’une gestion socialiste de certaines municipalités. Ces deux conditions poussent de nombreux élus à tenter de satisfaire les revendications ouvrières dont la création de Bourses du travail.
Le second facteur est, dans ce contexte d’intérêt porté au fait social, mais aussi sous les mutations du système économique, l’affirmation d’une question nouvelle qui est celle des « sans-emploi ». Se pose alors aux législateurs la question de savoir comment répondre à ce problème. Une question qui leur est d’ailleurs rappelée par l’existence de bureaux de placement privés dont l’inefficacité et leurs abus sont souvent violemment dénoncés par la population ouvrière.
Le vieux projet des Bourses du travail peut alors apparaître comme une possibilité de régulation du marché du travail tout comme le commerce et l’industrie possèdent leurs Bourses. Avec l’obtention d’une Bourse du travail les syndicats fournissent une alternative au bureau privé par une aide au placement organisée gratuitement par les travailleurs. Enfin, le dernier facteur est celui de l’irruption des ouvriers sur la scène politique et sociale d’une part par leur accès au suffrage démocratique, néanmoins limité aux hommes, mais surtout par leur organisation, leur action et leurs revendications sur le plan économique par l’intermédiaire de syndicats et de grèves. Le combat des syndicats pour l’obtention d’une Bourse du travail correspond au besoin de pouvoir posséder un lieu sûr pour se réunir, élaborer et coordonner leur activité. Partout il semble bien que ce soit avant tout les pressions du mouvement syndical naissant qui ont abouti à l’ouverture de Bourses du travail.
Naissance d’un projet
Un premier projet de Bourse du travail avait été élaboré par la Fédération lyonnaise des syndicats en juillet 1884.
Mais l’idée d’une Bourse du travail et le questionnement sur son éventuelle nécessité au sein de la ville de Lyon sont apparus seulement lors du conseil municipal du 7 novembre 1887, portés par sept conseillers, tirant les enseignements de l’ouverture de la Bourse du travail de Paris, le 3 février 1887, et de son activité récente.
Si l’adoption du rapport Mesureur au conseil municipal de Paris le 5 novembre 1886 a permis l’ouverture en 1887, rue Jean-Jacques Rousseau, de la première Bourse du travail de France, les conseillers municipaux lyonnais ne peuvent pas ignorer cette expérience ni être étrangers au contexte social et politique général. Dans leur interpellation du conseil, les partisans de l’élaboration d’une Bourse du travail à Lyon mettent en relief les trois éléments semblant déterminer le phénomène national d’éclosion des Bourses : ils sont d’une part interpellés par « les avantages obtenus par la Bourse du travail de Paris », rappellent, d’autre part, les pressions locales des travailleurs pour voir apparaître à Lyon la même institution et enfin, ils y voient un remède au problème des bureaux de placement privés.
En juin 1888, le conseil local lyonnais, organisation régionale de la Fédération nationale des syndicats, créée à Lyon en octobre 1886, dépose une nouvelle demande de Bourse du travail et nomme une commission chargée d’élaborer un projet de statuts. Cinq des sept conseillers municipaux qui avaient déposé un premier projet n’ayant pas abouti, fin 1887, en profitent pour le présenter de nouveau, soutenus cette fois-ci par vingt autres conseillers. Dans cette nouvelle présentation au conseil, les partisans de l’instauration d’une Bourse insistent sur le fait que donner aux travailleurs un moyen de se réunir, de discuter et d’élaborer leurs revendications, devient un gage de sécurité pour le maintien de l’ordre public. C’est aussi, pour eux, un facteur d’amélioration de l’économie et de la production. Le capital et les entrepreneurs ayant déjà leurs Bourses, la main d’oeuvre doit elle aussi avoir la sienne.
C’est finalement ce projet qui aboutit en décembre 1889. Le conseil valide un devis d’installation, présenté par l’architecte Jules Giroud pour l’ouverture d’une Bourse du travail sur le cours Morand dans les locaux de l’ancien théâtre des variétés attribués par le maire de Lyon, Gailleton.
D’un « faux départ »…
Après la négociation d’un règlement unique de fonctionnement de la Bourse entre le maire et le conseil local lyonnais, l’inauguration a lieu le 8 février 1891 devant 2 500 personnes.
Ce succès n’est finalement que passager. Rapidement, de vives tensions apparaissent entre la mairie et l’administration de la Bourse. Dix jours seulement après l’inauguration, le secrétaire général de la Bourse, Benjamin Péronin, refuse de faire toute déclaration à la préfecture, comme cela lui est demandé. Le Premier mai est alors une période de vive tension entre les autorités et la Bourse. Lors de la préparation de cette journée, il est refusé d’envoyer une délégation auprès des pouvoirs publics et il est décidé « l’application des doctrines révolutionnaires ». De nombreux troubles se déroulent durant cette journée, la Bourse du travail est militairement occupée et son secrétaire général arrêté.
La tension continue d’augmenter lorsque la commission administrative de la Bourse refuse, en juin 1891, que la municipalité vérifie son budget. Enfin c’est la question des réunions politiques qui amène la crise finale entre les deux parties. Alors que la mairie annonce qu’elle ne veut plus de réunions politiques dans la grande salle de la Bourse, en partie parce que Gailleton et Augagneur ne peuvent tolérer que le POF (Parti Ouvrier Français de Jules Guesde) se serve de la Bourse comme tremplin pour les élections, la commission administrative revendique ce droit et en use.
L’administration municipale annonce finalement, début 1892, la fin de toute subvention à la Bourse du travail. Devant cette situation, il est décidé dans une réunion plénière des syndicats, tenue le 24 janvier, l’évacuation de la Bourse. A peine un an après son ouverture, et sans qu’elle ait pu accomplir une quelconque oeuvre, la Bourse du travail ferme ses portes, marquant ainsi un « faux départ » pour cette institution qui animera pourtant le mouvement ouvrier lyonnais dans les décennies à venir.
…à la réouverture
Le 12 septembre 1892, 45 chambres syndicales, réunies au café Marcellin au 105 de l’avenue de Saxe, mettent en place une commission d’initiative pour la réouverture de la Bourse du travail. A cette réunion est invité M.Bressières, président de la commission municipale chargée des relations avec la Bourse, afin de discuter des conditions d’une éventuelle réouverture. Celui-ci indique que le maire de Lyon ne veut à aucun prix de réunions publiques à caractère politique à la Bourse mais qu’il est prêt à tolérer des réunions publiques de types syndicales ou purement corporatives. Cette solution apparaissant comme une concession réciproque, les syndicats chargent
M.Bressières de demander la réouverture de la Bourse auprès du maire. Ce dernier fait un bon accueil à cette proposition et fait voter dans la séance du conseil municipal du 27 septembre un budget pour la réouverture de la Bourse avant d’envoyer une lettre à la commission d’initiative pour l’informer de la réouverture officielle pour le dimanche 4 décembre.
Fin octobre, 44 délégués, représentant chacun un syndicat, se réunissent dans les locaux de la Bourse du cours Morand afin de désigner une commission exécutive de 15 membres, chargée de préparer sa remise en activité. Les membres de cette commission sont aussi désignés pour assurer le service d’ordre pour la réunion publique d’ouverture du 4 décembre. Trois cents affiches sont d’ailleurs collées pour annoncer cet événement et des lettres d’invitations sont envoyées aux membres des corps élus ainsi qu’aux autres Bourses du travail dont il faudra aller chercher les délégués à la gare.
Le 4 décembre 1892, c’est plus de 800 personnes, dont 150 femmes, qui viennent assister à cette réunion publique de réouverture. Seuls des délégués des Bourses du travail de Dijon, Roanne et Saint-Étienne ont fait le déplacement. Les Bourses de Béziers, St-Nazaire, Marseille, Nîmes, Paris, Toulouse, Alger, Montpellier et Nantes ont quant à elles envoyé des lettres d’excuses et de félicitations. Toutes ces lettres sont lues et celle du secrétaire général de la Bourse d’Alger, Rapelat, attire particulièrement l’attention de l’assistance en se terminant par une déclaration révolutionnaire, préconisant l’emploi de moyens violents pour l’émancipation des travailleurs et acceptant, dans leur principe les doctrines anarchistes.
Après différents discours sur le rôle de la Bourse du travail dans l’émancipation du prolétariat, le rapport avec les institutions (ce qui déclenche une courte polémique entre certains conseillers municipaux présents), les félicitations auprès de ceux qui ont réactivé la Bourse, la séance est levée par le président aux cris de « vive l’émancipation sociale ! », répétés par l’assemblée auxquels elle ajoute « vive la Révolution ! » et « vive la Commune ! ».
David Rappe
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