Manières d’être eugénistes : quand les écologistes radicaux revisitent la loi du plus fort | À ta santé camarade ! #8

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« À ta santé camarade ! » est une chronique mensuelle des Canards Masquées. Cette huitième édition s’interroge sur les lectures qui dominent aujourd’hui l’écologie radicale au sujet de la santé. Au nom du vivant, ce sont des pensées vitalistes qui sont répandues, commandant de vivre de façon exaltée et en communion avec tout ce qui serait naturel, virus inclus. Et malheur à celles et ceux qui ne sont pas assez valides, jeunes ou en bonne santé pour ce faire.

Aux Canards Masquées, on se sent concerné·es par les luttes écologistes et la multiplicité des tactiques. Certain·es d’entre nous ont été sensibles aux vents nouveaux portés par les théories sur le vivant, qui proposent d’ouvrir notre rapport à l’environnement en décloisonnant les catégories animales et végétales et en invitant à porter attention aux relations entre humains et non-humains. Certain·es ont participé à des évènements des Soulèvements de la Terre (et y ont regretté l’absence de masques dans les espaces collectifs) et on a été curieux·ses de cette forme d’écologie radicale.

Le thème du vivant n’est pas seulement en vue dans l’espace médiatique, il sature aujourd’hui les discours et les lieux militants. Une collection de penseur·euses (Philippe Descola, Bruno Latour, Baptiste Morizot ou Isabelle Stengers par exemple) occupent le paysage politique. Et il leur arrive régulièrement de produire des discours déconcertants, se référant directement à l’idée que tout ce qui serait « naturel » s’inscrirait dans un ordre des choses désirable, notamment sur les questions de santé. Leurs postures s’envolent alors vers des espaces spirituels oubliant les réalités matérielles du quotidien et s’absolvent de la méthode scientifique, sous couvert de sensibilité.

Dans son ouvrage Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (2021), Bruno Latour balayait d’un revers de main la finalité préventive du confinement (pourtant central dans son titre), pour remettre les projecteurs sur « une crise hautement plus grave » qui nous cantonnerait dans un nouveau rapport au monde, celle du « Nouveau Régime Climatique ». « Circulez y a rien à voir » affirmait en substance la figure tutélaire des « Terrestres » alors que les morts se comptaient par centaines chaque jour. Reprise par de nombreux écologistes, cette priorisation du dérèglement climatique sur la pandémie n’est pas l’idée maline qu’elle prétend être, mais une attitude qui minimise les effets du virus et une posture aveugle aux liens entre changement global (en particulier du changement climatique et de la diminution de la biodiversité) et zoonoses dont le relativisme ne fait en rien progresser la cause écologiste.

La revue Terrestres, dont le titre rend hommage aux travaux de Bruno Latour, n’a pas manqué non plus de s’exprimer sur la pandémie, trop souvent pour dévoiler un relativisme crasse. Dès mars 2020, le site publiait l’appel anthropomorphisé d’un covid « passé par son système cellulaire », où le virus tentait de persuader le lecteur de sa bienveillance : « Faites des clusters de vie bonne, étendez-les, et je ne pourrai rien contre vous. Ceci est un appel non au retour massif de la discipline, mais de l’attention et de l’entraide » [1]. Selon l’un des contributeur·ices de la revue, nous vivrions désormais en « Pathocène » (l’ère des maladies chroniques et des zoonoses), et la réflexion autour du soin doit se réinventer entre les humains et leurs « milieux de vie » [2]. Ainsi, puisque « Les Terrestres sont des écosystèmes » [3], iels savent coopérer avec les pathogènes « dans des enchevêtrements de relations et d’interdépendances », au point d’imaginer un « front de résistance […] multi-espèces ». Point de notion de prévention, donc, mais une relation largement amicale avec tout ce qui est vivant [4].

Sous prétexte d’une prise de conscience, ce qui devait advenir, la pandémie de Covid étant perçue comme un simple avant-goût de la catastrophe climatique, le projet de se placer dans le spectacle politique prend forme dans des réalités alternatives. Le site Reporterre partageait en octobre dernier l’appel du bureau de redirection Sinonvirgule (une sorte de startup de l’Anthropocène), qui appelait à rallier les questions de santé à la crise écologique. Quatre ans après l’apparition du Covid, il n’était pourtant pas question de la pandémie, et pas non plus des leçons tirées ou des initiatives sociales et militantes qui en sont nées.

Ces nouvelles « manières d’être vivant » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Baptiste Morizot) s’accompagnent d’un nouveau champ lexical, sensible et poétique, qui entend renouer avec les traditions anciennes. Car les luttes seraient devenues trop matérialistes. On peut en découvrir l’ambition, sur un ton caricatural, dans le Manifeste Conspirationniste (2022). Dans cet ouvrage, on pouvait lire que « le plan de l’âme est le théâtre d’opération de l’époque. C’est sur ce terrain que se livre la plus sauvage et la plus inaperçue des guerres » et que « pendant des millénaires, avant que la biologie ne vienne tout embrouiller, ce que l’on appelle à présent “le vivant”, était plutôt l’animé – ce qui est doté d’une âme. » Sur un décor révolutionnaire, une politique spiritualiste pourrait nous aider à renouer avec nos sens, contre une société technologisée et masquée.

On retrouve ici une réactualisation des théories vitalistes, un courant philosophique qui accompagne l’avancée des découvertes scientifiques dès la Renaissance en cherchant à brider une méthode jugée trop rationnelle : chaque être vivant serait doté d’une « force vitale » qui transcende sa simple existence matérielle. La mort n’est alors plus qu’un simple retour à la matière organique. Dans un monde cosmologique, où tout est en lien et animé par des énergies métaphysiques, tout est aussi écrit, et il ne faut pas lutter contre le destin. En tant qu’humain·es, il s’agit de vivre avec exaltation et en connexion, plutôt que de s’enfermer dans une vie atrophiée teintée d’hygiénisme, qui nous ferait passer à côté de l’essentiel (la vie, donc). Et tant pis pour celles et ceux qui sont trop handicapées, trop malades, trop pauvres ou trop vieilles pour vivre pleinement cette relation exaltée au monde. D’ailleurs, la plupart des auteur·ices que nous évoquons ici sont des personnes valides, blanches, et lettrées.

Cette conception s’érige au-delà du concept de biopolitique (concept développé par Michel Foucault pour exprimer les effets du politique sur les corps) : il s’agit plutôt de biomorale (théorisée par la philosophe Alenka Zupančič) ou l’idée que la valeur d’une personne peut s’estimer par son potentiel individuel de santé et de bien-être. Une loi du plus fort enrobée de philosophie prétendument écologiste ou révolutionnaire.

À l’ère de la post-vérité, c’est-à-dire la remise en cause de la pensée matérialiste, fondée sur les faits, le chemin est poreux entre le déni de l’épidémie de Covid et un certain eugénisme. Appliquées au changement climatique, on peut se demander qui les théories vitalistes pointeraient comme individu·es inadaptables qu’il serait acceptable de sacrifier. Comme le précise le collectif Les Ondes Variables [5] : « Sacraliser le vivant nous amène à une nouvelle impasse, la liberté perd alors sa dimension émancipatrice soumise au diktat de la nature. »

Pour nous, dans une logique d’émancipation, la liberté ne peut-être que sociale, elle n’existe que dans notre rapport avec les autres. Porter un masque n’est pas un libre choix individuel, mais la matérialisation d’un soin collectif porté aux autres. De même, la santé n’est pas un « capital santé » à entretenir, mais s’entend à travers un prisme complexe des conditions de vie des personnes, lié à l’organisation collective de la société. Défendre une liberté à coopérer avec les virus, comme avec tout le reste du vivant, défend un modèle de société où les individus non viables seront abandonnés aux lois de la sélection naturelle : la liberté individuelle devient un darwinisme mal digéré. La dénégation de la létalité de certains virus est une façon de chasser les craintes qu’ils inspirent : « Même pas peur, le virus ne passera pas par moi, et puis même pas mal, s’il passe par moi il ne se passera rien du tout. Cette peur est aussi une lâcheté : c’est l’espoir de ne pas en être, bétonné en certitude… “la peur n’évite pas le danger” » [6].

Nous n’avons pas réussi au sein des milieux radicaux, à faire de la crise du Covid une lutte émancipatrice pour une gestion collective de notre santé : le communisme du désastre n’est pas advenu. Au XXIe siècle, après des avancées majeures sur la compréhension des interactions des virus pathogènes, l’irrationalisme a amené des camarades à défendre le non-port du masque, pour nous protéger pendant une pandémie causée par un virus aéroporté. Cette crise est révélatrice de l’état de déliquescence politique des milieux radicaux. Dans ce cadre, où des croyances sont érigées en « manière d’être au monde », le matérialisme, la dialectique, et la méthode scientifique n’alimentent plus que marginalement les réflexions et les débats. Le positionnement vis-à-vis du Covid a été largement dominé par des thèses populistes, qu’il s’agisse du retour à la normale ou de la réactualisation du mythe de la nature proposée par les vitalistes. Comment alors lutter collectivement contre le changement climatique en cours, alors que nous sommes incapables de nous prémunir sérieusement du Covid, malgré l’existence de solutions techniques simples et faiblement contraignantes (comme le masque ou la ventilation) pour réduire les contaminations ?

Le spectacle proposé n’est pas à la hauteur de notre volonté d’émancipation collective, quelles que soient nos « déviances » physiques ou mentales. Mais il n’est pas trop tard pour relever la tête et refuser le retour de l’essentialisme et de ses variations plus ou moins lettrées.

Les Canards Masquées est un groupe d’autodéfense sanitaire composé de palmipèdes handi·es et valides qui luttent pour des futurs antivalidistes.

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