Introduction
Les foyers Sonacotra, créés dans les années 1950, avaient pour objectif l’hébergement et la gestion de la main d’œuvre immigrée, notamment algérienne. Marquée par l’héritage colonial, la Sonacotra va connaître au milieu des années 1970 un important mouvement de contestation mené par les résidents eux-mêmes.
Moment de lutte relativement méconnu, la grève des loyers dans les foyers Sonacotra menée par les immigrés organisés autour du « Comité de coordination » nous éclaire sur notre histoire sociale, notamment sur celle des luttes de l’immigration. Il place au centre la question de l’autonomie vis à vis des organisations politiques, mais aussi celle de l’organisation que chaque mouvement doit se doter (ou non) pour mener à bien la lutte. Contre le « foyer-prison », les augmentations de loyers, et la gestion paternaliste des « gérants », c’est bien une lutte pour une vie meilleure, menée dans et contre le dispositif du foyer lui-même, qui se donne à voir dans ce mouvement de grève.
Ainsi, cette brochure entend répondre aux questions suivantes : En quoi la lutte menée par les résidents immigrés des foyers Sonacotra nous éclaire sur ce que signifie l’autonomie politique des luttes ? Dans quelle mesure ce mouvement de grève est-il exemplaire des luttes de l’immigration dans les années 1970 ? Qu’avons-nous à apprendre de cette expérience passée ?
Partie 1 - Les foyers Sonacotra, la genèse coloniale d’un habitat ségrégatif
1. Un peu de contexte : La fondation des foyers Sonacotra
La Société Nationale de Construction de logement pour les Travailleurs Algériens (SONACOTRAL) est fondée en 1956. Il s’agit d’un organisme semi-public dont la principale activité est de construire et gérer des foyers pour les travailleurs immigrés. Elle gère plus de 275 foyers en France qui hébergent environ 70 000 travailleurs. Son premier président est Eugène Claudius-Petit.
Renommée SONACOTRA après l’indépendance de l’Algérie puis ADOMA en 2006, l’entreprise se développe surtout à partir du milieu des années 1960 avec l’explosion de la demande de logement des travailleurs immigrés, qui habitent alors majoritairement dans des bidonvilles.
En 1964, 43% des Algériens de France vivent dans des bidonvilles (celui de Nanterre abritait +14 000 personnes jusqu’en 1968)
C’est le Ministère de l’Intérieur qui pousse à une centralisation de l’hébergement des travailleurs immigrés. En parallèle d’une politique de "résorption" de l’habitat insalubre, le relogement en foyer des immigrés algériens est pour l’Etat français, un moyen de porter atteinte au FLN (Front de Libération National), alors fortement implanté dans les bidonvilles de Nanterre.
La Sonacotral est créée, et s’organise autour de 2 secteurs :
Secteur hôtelier, qui s’occupe de la gestion de foyers et de cités de transit déjà construit.
Secteur immobilier, qui se charge de l’achat de terrains et de la construction de nouveaux foyers et cités de transit.
Mais le secteur immobilier est déficitaire, et la Sonacotra essaie de faire financer ce déficit par les bénéfices tirés du premier en imposant des loyers très élevés.
2. Les « foyers-prisons » : Un habitat ségrégatif comme instrument de contrôle
L’objectif déclaré des foyers Sonacotra est le « contrôle et l’éducation ». Ils servent d’outils de surveillance et de gestion des populations dites « à risques » selon les différents ministères de l’époque (c’est-à-dire les algériens en France puis la population masculine ouvrière immigrée dans son ensemble), dans un contexte de multiplication des révoltes pour l’indépendance dans les colonies.
« Les ouvriers immigrés sont obligés de vivre dans les foyers (…). Ailleurs c’est interdit pour eux ou c’est trop cher. Le système des foyers prisons, c’est fait pour emprisonner les ouvriers immigrés, c’est fait pour les mettre à part, pour les diviser d’avec les ouvriers français et pour les diviser entre eux. Ce système des foyers prisons c’est fait pour empêcher les ouvriers immigrés de défendre leurs droits. »
Assane Ba, ancien gréviste
La gestion de ces foyers est pensée comme une continuité coloniale, notamment dans les nominations de dirigeants de la SONACOTRAL : Eugène Claudius-Petit (catho-sociale) déjà urbaniste en Algérie coloniale, mais aussi Jean Vaujour, préfét (1953) puis directeur de la sécurité générale en Algérie.
Cette continuité coloniale est remarquable aussi dans le recrutement des directeurs de foyers : dans chaque foyer, un « gérant » vit sur place, dans un logement de fonction, où il est chargé d’appliquer un règlement intérieur liberticide. Les gérants sont, dans leur grande majorité, des militaires à la retraite ayant combattu en Algérie.
3. Les conditions de vie des travailleurs immigrés dans les foyers
Les foyers se présentent comme de grandes bâtisses généralement en zones périurbaines fortement industrialisées, à l’écart de l’ensemble de la population et des commerces. Généralement construits sur les terrains méprisés par les promoteurs, mal desservis par les transports en commun, les foyers sont aussi parfois entourés de grillages.
Les règlements intérieurs diffèrent, mais d’une manière générale, les visites sont interdites, surtout les visites féminines. Le gérant peut entrer dans les chambres de jour comme de nuit et il faut faire son lit chaque matin. Les résidents n’ont pas le droit de réunion, ils sont obligés de se partager la cuisine et les sanitaires.
« Nos chambres faisaient en moyenne 5m2, elles n’étaient séparées entre elles que par des contreplaqués qui interdisaient toute intimité. Pour cela on nous demandait de payer des sommes importantes. » Assane Ba, ancien gréviste
Les loyers (ou « redevances ») sont de 180 F en moyenne, mais vont jusqu’à 300 F/mois en région parisienne, et augmentent deux fois par an. Dans le loyer sont incluses des charges sur lesquelles les locataires n’ont aucune visibilité ni transparence. Le montant des loyers dans les foyers Sonacotra est 4 fois plus cher au m2 que dans les logements HLM à la même période.
En plus, le statut de "résident" et non de "locataire" fait que les travailleurs, bien que cotisants au Fond d’Action Sociale, ne peuvent recevoir aucune allocation logement.
Pour résumer, ce sont des "foyers-prison" excessivement chers, qui ne servent qu’à reproduire sa force de travail, le tout au profil du patronat et de la Sonacotra.
Partie 2 - Une lutte autonome de l’immigration
Pour mieux comprendre la naissance de ce mouvement de grève, il est important de le replacer dans le contexte social et politique de la France du début des années 1970.
La grève des loyers Sonacotra ne survient pas de nulle part mais s’inscrit dans un cycle de lutte plus global, caractéristique des années 1970, et qui entend rompre avec l’« ordre établi ». D’un côté, la décennie qui s’écoule entre les années 1967 et 1977 est marquée par une forte agitation sociale et politique menée par la classe ouvrière dans son ensemble. Si mai-juin 1968 est en France l’épisode le plus chaud de ce cycle de lutte, l’agitation ouvrière continuera tout au long des années 1970, marquant son refus de l’ordre usinier tant dans la rue que dans les ateliers.
D’un autre côté, le mouvement de grève des loyers dans les foyers Sonacotra ne peut être détaché d’un processus de gain en puissance du mouvement organisé des travailleurs immigrés. Dès la fin des années 1960 et notamment en mai-juin 1968, les immigrés sont souvent cantonnés aux tâches les plus pénibles de l’usine ou des mines et vont prendre part à la contestation sociale. Dans les usines, les travailleurs immigrés occupent généralement le poste d’ « ouvrier-spécialisé » autrement dit « OS ». Souvent peu ou pas qualifié, l’OS a dans l’atelier pour fonction « d’alimenter ou d’écouler la production d’une machine spécialisée », c’est-à-dire que sa « formation se réduit à un coup de main appris sur le tas en peu de temps, et dont on exige seulement qu’il suive le rythme de la machine qu’il sert. ».
Mais à la fin des années 1960, l’ordre usinier est fortement contesté de l’intérieur par les ouvriers eux-mêmes, souvent de manière spontanée et en dehors de tout encadrement syndical. Les OS immigrés prennent activement part au début des années 1970 dans les luttes du secteur du travail en étant parfois à l’avant-garde de la contestation comme lors des grèves des ouvriers des usines Peñarroya ou dans l’industrie automobile (notamment lors de la grève de Renault-Billancourt de 1973).
Le mouvement des travailleurs immigrés se structure également au début des années 1970 à travers le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) fondé en 1972. Ce mouvement, constitué par d’anciens membres des Comités Palestine, joue alors un rôle clé dans les différentes luttes des travailleurs immigrés notamment sur la question des papiers en soutenant les grèves de la faim de 1972. En 1973, il organise une « grève générale » contre le racisme en réponse aux agressions racistes qui voient se multiplier cette même année.
1. La naissance du mouvement : des grèves spontanées aux grèves coordonnées
En 1975, le "Comité de coordination" des foyers Sonacotra en grève est fondé pour donner une direction politique et garantir l’autonomie du mouvement. Mais cet évènement ne marque pas le début de la lutte. En réalité, si le mouvement de grève s’étend à partir de 1973 pour devenir massif en 1975, il fait suite à plusieurs années d’agitation et de grèves - spontanées mais non-coordonnées - dans différents foyers d’Île-de-France, et notamment dans d’autres foyers que ceux appartenant à la Sonacotra.
Dès 1969, une première grève des loyers est engagée par des travailleurs africains dans les villes d’Ivry et Saint-Denis, et c’est en janvier 1971 que la question des conditions de vie dans les foyers est mise publiquement en avant.
Le 1er janvier 1971, 5 travailleurs maliens décèdent par asphyxie dans un foyer-taudis d’Aubervilliers. A la suite de cet évènement, des résidents immigrés et des militants maoïstes décident d’envahir le siège du CNPF (Conseil National du Patronat Français) pour y dénoncer les « foyers-prisons » et pointer la responsabilité du patronat et du « capitalisme assassin » dans ce drame. Puis en octobre de la même année, près de 400 ouvriers algériens entament une grève des loyers, soutenue par la CFDT, après l’annonce de l’augmentation du nombre de lit par chambres, passant de 3 à 6 lits - pour la même redevance. Cette grève est victorieuse mais entrainera le licenciement de 8 ouvriers.
Ces différentes grèves des loyers vont venir contester deux points structurants de la vie en foyer, notamment ceux gérés par la Sonacotra :
Des « redevances » élevés par rapport aux conditions de vie - indignes - dans les foyers, et pour des populations précaires gagnant généralement moins que le salaire moyen. Du fait d’un fonctionnement déficitaire, la Sonacotra impose fréquemment à ses résidents des augmentations de loyer, parfois plusieurs par an, entrainant en conséquence une diminution du taux d’occupation des foyers et dans une logique de cercle vicieux, de nouvelles augmentations pour pallier les manques de recettes. L’augmentation ponctuelle des redevances va généralement servir d’« élément déclencheur » des mouvements de grève dans les différents foyers.
Une gestion paternaliste, raciste et étouffante des foyers imposée par la direction et mise en place par les gérants. La possibilité de se réunir ou de recevoir des personnes dans sa chambre sont interdites dans les foyers Sonacotra (à la différence de certains foyers gérés par d’autres organismes), amenant les résidents à dénoncer le « foyer-prison », espace alors pensé dans l’unique objectif de contrôler la main d’œuvre immigré travaillant dans les usines et de permettre de récupérer la force de travail.
Si ces deux aspects constituent les points de fixation du mouvement, la grève des loyers menées par les résidents immigrés vient, au fond, directement confronter le dispositif du foyer en lui-même, ainsi que la logique de l’hébergement.
Par la grève des loyers, les résidents entendent séparer la logique du logement de celle de l’usine. Ils refusent, en acte, l’idée selon laquelle le lieu où ils vivent ne serait seulement qu’un espace visant à récupérer sa force de travail en dehors de l’atelier. C’est donc le dispositif du foyer en lui-même qui est contesté de l’intérieur lorsque les résidents exigent l’obtention du statut de locataire avec les mêmes droits que n’importe qui d’autre. C’est la logique de l’hébergement qui est ainsi remise en question, au profit de la lutte pour l’obtention d’un véritable droit à un logement digne et stable.
Le logement n’est pas uniquement le lieu où l’on recouvre sa force de travail. C’est aussi - et peut-être avant tout - l’endroit où l’on reçoit sa famille, ses amis, où l’on sociabilise, où l’on tisse des liens intimes, et aussi l’endroit où l’on s’organise contre les gérants, les proprios et les patrons.
« Quelles étaient exactement les lignes de clivage avec les communistes ? Nous disions : “reconnaissance du comité de coordination comme structure représentative seule habilitée à négocier”. Eux estimaient que les travailleurs avaient déjà des représentants - les syndicats - et que c’était donc aux syndicats de négocier avec la Sonacotra. Pour nous, cet argument était inadmissible. Le foyer n’est pas l’usine, il est un espace personnel. Or la lutte concernait la réalité de la vie des foyers. » Assane Ba
2. Donner une direction, préserver l’autonomie : le rôle du Comité de Coordination
C’est à partir de 1973-1974 que le mouvement de grève s’amplifie et commence à s’étendre à d’autres foyers qui n’étaient pas encore touchés. A la suite d’une nouvelle augmentation de loyer, deux foyers de Bobigny se mettent en grève. Ce n’est qu’à partir du 31 janvier 1975 que le foyer Romain Rolland à Saint-Denis, central dans le mouvement, se met en grève à son tour.
« Le 31 janvier 1975, les résidents du foyer de Saint-Denis, avenue Romain Rolland, refusent de payer la nouvelle augmentation de 6,58 % prévue pour le 1er février qui porterait le loyer à 251,10 F (quasiment un quart du Smic de l’époque) et adressent leurs revendications à la Sonacotra. Le 29 avril, celle-ci répond en leur notifiant leur préavis d’expulsion. Ils ripostent alors par une triple action : information des 21 foyers de la Seine-Saint-Denis et des 14 du Val-de-Marne, assignation en référé de la Sonacotra le 23 mars et demande d’une double expertise : technique, d’une part, afin de juger si les cloisons séparant deux chambrettes sont suffisantes pour qu’il y ait réellement chambres individuelles, si des travaux d’isolation thermique et phonique sont nécessaires, si les conditions d’hygiène, de salubrité, de superficie minimales – compte tenu des normes de construction – sont respectées ; expertise comptable d’autre part, afin d’” évaluer si les sommes réclamées sont ou non supérieures aux dépenses réelles de fonctionnement du foyer et du bar, et si, par conséquent, la Sonacotra fait ou non des bénéfices”. »
Mireille Galano, 2002
Le foyer Romain Rolland rejoint relativement tard la grève des loyers. Mais son entrée dans la lutte va participer à accélérer la structuration du mouvement. Les résidents du foyer vont chercher à ouvrir le mouvement en établissement des contacts avec de nombreux foyers et en partageant de l’information. Pour tenter de coordonner les foyers entre eux et donner une direction politique au mouvement, ils vont alors mettre en place des assemblées générales ouvertes aux autres résidents, ainsi que des comités de locataires au sein de chaque foyer.
Enfin, les résidents du foyer Romain Rolland vont notamment chercher à utiliser le droit pour se défendre et vont également produire une véritable expertise pour contre-carrer les discours de l’Etat et de la Sonacotra.
En septembre 1975, les résidents des différents foyers en lutte réuni au sein du « Comité de coordination des foyers Sonacotra en grève » (CCFSG) adoptent une plateforme revendicative qui restera la base politique du mouvement. Ainsi, à partir de 1975/1976, l’isolement des foyers les uns des autres est rompu, et les comités de résidents sont désormais regroupés dans le Comité de coordination composé par les délégués élus dans chaque foyer.
Pour garantir l’autonomie du mouvement et une direction politique claire, les résidents réunis au sein du Comité de Coordination vont décider d’une structuration en 3 niveaux :
Le Comité de coordination est l’organe central du mouvement, composé de délégués de chaque foyer en grève élus par les résidents. C’est donc l’organe qui impose la direction politique du mouvement et entend être reconnu par l’Etat et la Sonacotra comme le seul interlocuteur légitime pour négocier, sans intermédiation.
Des Comités de soutien dans lesquels militant-es et organisations politiques - généralement venues de l’extrême-gauche - peuvent apporter une aide logistique, matérielle et politique. Dès le départ, le Comité de coordination pose comme condition du soutien qu’il soit inconditionnel, les résidents en lutte réunis au sein du Comité de coordination étant les seuls à pouvoir prendre les décisions politiques. Ces comités de soutien ont également pour objectif de populariser la lutte par la diffusion de la propagande politique.
La Commission juridique et technique, constituée d’avocats, de juristes, de sociologues, d’économistes, est chargée de produire une contre-expertise au service du Comité de Coordination. C’est à partir de cette commission, composée entre autre par le jeune Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s), que le mouvement va s’emparer de l’arme du droit en tant qu’outil stratégique afin d’obtenir des victoires en justice.
« Le Comité de Coordination est l’organisation de masse que se sont donnés les résidents pour mener la lutte et la diriger vers la victoire. »
Commission de Soutien du Comité de Coordination des Foyers Sonacotra, 17 septembre 1976
Grâce à une structuration intelligente, une organisation hiérarchisée et représentative des résidents et des foyers en lutte, ainsi qu’une ouverture politique ne faisant pas de compromissions avec l’Etat ni avec les autres organisations politiques (CGT, PCF), les travailleurs immigrés en grève des loyers dans leurs foyers ont réussi à donner une direction politique claire au mouvement et à préserver son autonomie politique.
C’est pourquoi ce mouvement est pour nous un exemple de lutte autonome qui a largement contribué à transformer le mouvement immigré dans son ensemble. Au plus fort de la mobilisation en 1978, c’est entre 20.000 et 30.000 résidents et près d’une centaine de foyers qui seront en grève, constituant encore aujourd’hui l’une des luttes pour le logement les plus importantes d’Europe.
3. Contre la division, l’unité par la base et dans l’action
La plus grande difficulté à laquelle a dû faire face le mouvement, c’est la précarité des travailleurs. Cette précarité est une composante à part entière de cette lutte. C’est ce qui caractérise toute la mobilisation contre la Sonacotra et en fait une lutte spectaculaire. La précarité économique et administrative de ces travailleurs vient empirer et s’ajouter à toutes les difficultés qu’on retrouve dans de nombreuses luttes : difficultés d’organisations, manque de moyens, de temps, d’outil de communication, etc. Cette précarité va aussi rendre les acteurs de la lutte beaucoup plus vulnérables face à la répression. En effet, faire la grève des loyers, c’est souvent synonyme d’expulsion de son logement. Mais aussi parfois d’expulsion du territoire, comme lorsque la Sonacotra fait expulser 16 délégués en 1976, à la suite du premier rassemblement public organisé par le Comité de coordination.
La principale réponse est la solidarité impressionnante dont ont fait preuve les acteurs de la lutte. Les résidents sont parvenus à combler les lacunes causées par la précarité grâce à une unité forte. À l’expulsion des délégués par exemple, la réponse fut une manifestation massive de plus de 25 000 personnes réunies à Paris pour demander l’arrêt des expulsions. Lorsque les personnes expulsées sont revenues, des milliers de personnes les attendaient à l’aéroport. Les autres délégués immigrés qui ont dû entrer dans la clandestinité se voyaient proposer des hébergements par les résidents de tous les foyers Sonacotra d’Île-de-France. En parallèle, la commission juridique et technique était mobilisée pour tenter de contester les expulsions, mais aussi les poursuites en tout genre et les saisies-arrêts sur salaire.
Les autres soutiens, disposant de plus de moyens économiques et ayant une situation administrative plus stable, ont aidé à surmonter les difficultés matérielles que rencontraient les résidents. Par exemple, pour répondre au problème de l’isolement des foyers, à distance les uns des autres et sans moyen de communication (pas de téléphones dans les foyers), des militants de solidarité mettaient leur véhicule à disposition pour permettre aux délégués de se déplacer. Ça leurs a permis de faciliter la coordination entre les foyers et d’organiser la mobilisation, alors que cet isolement était une contrainte difficile à surmonter au début.
En plus, la structure des foyers était pensée de façon à éviter la création de solidarité entre résidents. Les habitats semi-collectifs en chambres individuelles et l’absence d’espaces collectifs adéquats créaient un grand isolement social. Mais les militants ont réussi à tirer parti de la densité sociale des foyers et à se réapproprier les foyers. En se réappropriant l’espace, les résidents ont fait de leur résidence des lieux de discussions, de rencontres et d’organisation.
« C’est donc en subvertissant l’agencement spatial et institutionnel des foyers Sonacotra que les résidents sont parvenus à engager une action collective d’envergure. L’enjeu spatial consiste pour les militants […] à construire une infrastructure militante « sûre » en faisant des établissements de la Sonacotra un lieu de socialisation et de diffusion des modes d’action »
Choukri Hmed, 2008
L’unité des foyers, assurée par la plateforme revendicative et le comité de coordination, a aussi été aidée par une production artistique et graphique importante. Pour communiquer, les résidents et soutiens ont multipliés les affiches, bande-dessinée, banderole…etc. Cela a permis à la fois de pallier les difficultés de communication, mais aussi d’utiliser des visuels forts qui s’affranchissent de la barrière de la langue et peuvent parler à tout le monde.
Malgré tout, les foyers d’île de France resteront le cœur de la mobilisation et représenteront la majorité des foyers en grève tout au long de la mobilisation.
Pour couronner le tout, les personnes en lutte ont dû s’organiser et lutter tout ce temps en plus de leur travail. À la différence des luttes centrées sur le travail, il n’était pas possible d’agir sur les moyens de productions pour faire entendre leur voix. La lutte pour un logement digne devait se faire en parallèle des travaux pénibles qu’avaient la plupart des résidents et qui leur prenaient du temps et de l’énergie. Ce temps et cette énergie perdus au travail ne pouvait donc pas être utilisés dans la lutte contre la Sonacotra.
Tentatives de division et de sabotage de l’autonomie du mouvement
Au cours de la mobilisation, les résidents des foyers en lutte vont devoir faire face à plusieurs tentatives de sabotages du mouvement. D’un côté, des tentatives visant à empêcher l’organisation autonome des résidents de la part du Parti Communiste Français (PCF) et des organisations syndicales. Et d’un autre côté, des tentatives de l’État visant à diviser les acteurs de la lutte et à saper l’unité du mouvement. Dès le départ du mouvement, le PCF souhaitait que ses membres soient désignés délégués dans au sein des comités. La CGT, doublure syndicale du parti communiste a fait de même.
« J’ai compris qu’on risquait d’avoir des délégués qui seraient des représentants du Parti plus que des représentants des foyers. »
Assane Ba
À un moment, les résidents ont appris par l’Humanité que le comité de coordination avait été formés par des membres du PC et des délégués syndicaux. Par la même occasion ces traîtres en ont profité pour retirer de la plateforme de revendication les négociations directes avec la Sonacotra, qui était l’exigence principale des résidents en lutte. Heureusement, tout de suite après, les résidents ont appelé à un meeting de protestation pour relancer le mouvement et récupérer la tête de la lutte en désavouant les communistes.
En plus de ces tentatives pour récupérer une lutte qui n’était pas la leur, le PC et la CGT se sont aussi opposés aux revendications des résidents. Ils ont remis en question les revendications concernant la gestion coloniale des foyers. Les résidents demandaient la démission ou le licenciement des gérants des foyers, souvent anciens militaires ou gestionnaires coloniaux en Algérie. Mais le PC et la CGT s’opposaient à cette revendication car ces gérants étaient syndiqués chez eux. Ils ont prétexté l’unité des travailleurs en préférant défendre la gestion coloniale des foyers plutôt que la dignité des résidents.
Enfin, le PCF tenait à ce que l’organisation de la mobilisation se fasse par nationalité, alors que ce qui faisait la force du mouvement c’était justement la solidarité et l’union entre les immigrés de toutes les nationalités.
« Nous soupçonnions un germe de nationalisme. Nous voulions nous affirmer comme des travailleurs immigrés issus des pays dominés. Le PCF a fini par accepter, mais sur le fil »
Assane Ba
Le PCF et la CGT, en bureaucrates, ont d’abord voulu enrayer la lutte plutôt qu’accepter de rester positionné en soutien et de reconnaître la légitimité des délégués issus d’une lutte autonome. Les résidents ont réussi à garder la direction de la lutte en imposant leur condition et en refusant tout compromis sur leurs exigences principales. Mais les organisations politiques et syndicales n’étaient pas les seules à mépriser cette lutte. La Sonacotra a fait pareil de son côté. Quand elle a vu l’ampleur de la mobilisation, elle a utilisé une arme classique de la bourgeoisie pour diviser les prolétaires : le racisme.
« Déclenchement d’une campagne de presse pour dire que “si les immigrés ne paient pas leur loyer, ce sont les Français qui devront les payer” et que “c’est la faute des immigrés si des travailleurs sont licenciés !” »
Finalement, la Sonacotra a même demandé à l’Amicale des Algériens d’aller négocier foyer par foyer avec les résidents pour tenter de casser l’unité du mouvement et d’empêcher les revendications collectives.
Les gérants racistes des foyers ont également tenter de leur propre chef de diviser les résidents de différentes nationalités. Au Foyer Romain Rolland par exemple : « le gérant a dit aux cinq seuls Français résidents “qu’ils n’avaient pas le droit de faire la grève avec les immigrés” ».
Quelle fut la réponse du Comité de Coordination ?
Face aux tentatives du PCF et des leaders syndicaux de s’approprier la lutte, les résidents ont répondu fermement. En posant clairement leur condition et en exprimant frontalement leur désaccord. Les délégués élus par les résidents ont refusé la présence des représentants de parti et de syndicat aux réunions des comités de locataires et aux réunions du comité de coordination : « Nous n’avions pas de scrupule à dire aux camarades des partis : “vous, partez.” » (Assane Ba)
L’organisation séparant clairement le comité de coordination et le comité de soutien a permis de maintenir à distance les syndicats et partis qui voulaient diriger la lutte. Ceux qui voulaient aider les résidents pouvaient le faire, mais en suivant les travailleurs immigrés, pas l’inverse.
« Nous leur demandons de respecter et de soutenir toutes les décisions directives et initiatives prises par nous pour faire avancer notre lutte ; nous leur demandons de nous soutenir non seulement en le disant mais en le faisant. Non seulement en paroles mais surtout en pratique, de façon sincère et déterminée. »
Commission de Soutien du Comité de Coordination des Foyers Sonacotra
La réponse aux tentatives de division raciste de la Sonacotra et des gérants fut la solidarité entre les travailleurs des foyers. Les travailleurs avaient eu le temps de construire une cohésion, d’apprendre à se connaître et à lutter. Ce qui réunissaient les travailleurs des foyers, c’était leurs conditions de vie et de logements. Les discours de la Sonacotra, souvent repris par les médias n’ont pas réussi à monter les travailleurs les uns contre les autres.
Lorsque la Sonacotra a envoyé l’Amicale des Algériens pour une négociation foyers par foyers, la majorité ont refusé. Ceux qui avaient accepté ont été remis en cause lors de l’assemblée générale suivante.
Les immigrés de toutes les nationalités ainsi que les quelques travailleurs français logés dans les foyers ont mené la lutte de front. Ils ont refusé de jouer le jeu des institutions et ont compris les tentatives de division. Cela leur a permis de consolider encore l’unité de la mobilisation. Cette unité, bien que loin d’être parfaite, a su résister aux multiples attaques et a permis au mouvement de continuer à lutter et de préserver son autonomie.
La fin d’une lutte : une répression féroce pour répondre à un mouvement de grande ampleur
« En pensant à cette période, je me demande pourquoi nous n’avons pas pu transformer l’essai. »
Assane Ba
L’épuisement du mouvement s’explique plus par la puissance de la Sonacotra et le manque de moyens des résidents que par des faiblesses dans la mobilisation. En 1978, 7 ans après le départ de la mobilisation contre la Sonacotra, le mouvement connaissait son point culminant. Pourtant, seulement un an plus tard, on assiste au déclin de la mobilisation. Ou plutôt, on assiste à la répression de la lutte. Car la raison principale de l’épuisement du mouvement, c’est la répression féroce contre le mouvement. Cette répression est d’ailleurs la preuve d’une peur sincère de la Sonacotra et de l’Etat devant l’ampleur de la mobilisation et la détermination des résidents.
« Nous nous sentions tellement forts que nous n’avons peut-être pas jaugé correctement les rapports de forces à la fin de la lutte. »
Assane Ba
Au début de l’année 1979, la Sonacotra porte un premier coup dur aux travailleurs immigrés en obtenant des saisies-arrêts sur salaires. C’est-à-dire qu’elle va récupérer l’argent des résidents directement en amputant une partie de leur salaire.
La Sonacotra sait qu’en s’attaquant aux conditions matérielles d’existence des travailleurs, elle les empêche de lutter et les oblige à se concentrer sur leur survie. Sans possibilité de faire ses courses, de se soigner et de se loger, impossible de donner son temps et son énergie dans la lutte. Ces saisies-arrêts sur salaires seront finalement cassés par les tribunaux, mais l’offensive est lancée. La Sonacotra poursuit en expulsant plus de 3000 résidents.
« Nos adversaires ne sont pas cons : la décapitation du comité de coordination n’a pas marché, ils vont nous attaquer sur nos flancs les plus faibles. »
Assane Ba
Les expulsions vont arriver les unes après les autres, assurées par des dispositifs policiers ridiculement important. Strasbourg, Sartrouville, St Germain, Nanterre, Romainville, Dijon…etc. Chaque fois, la Sonacotra oblige les délégués des comités à négocier en position de faiblesse, sans le comité de coordination.
« Mais à partir du moment où la Sonacotra gagnait localement, c’était l’ensemble du comité de coordination qui était perdant. » Assane Ba
Est venu le tour d’un des foyers les plus important à Garge-les-Gonesses. Plus de 1000 CRS viennent pour expulser des résidents qui l’occupaient pour protester contre sa fermeture. Cette expulsion va marquer le début d’une ultime bataille. Les résidents expulsés et les délégués des comités de locataires vont former un campement devant le foyer. Le comité de coordination va appeler à la mobilisation autour du campement, qui va tenir jusqu’en octobre avant d’être attaqué et détruit par la police.
Presque en même temps, le foyer le plus important, qui réunissait 1000 résidents dans deux tours à Nanterre, va être expulsé. Les délégués du comité de Nanterre vont se retrouver encore une fois à négocier seuls face à la Sonacotra.
Le comité de coordination ne pouvait déjà plus se réunir, et l’expulsion des derniers campements marqua la fin de cette longue lutte, qui reste à ce jour la seule lutte dans le domaine du logement d’une telle ampleur et d’une telle durée.
Partie 3 - Discours du Comité de Résidants du foyer Romain-Rolland (Saint Denis)
« 1. Qui sommes-nous ?
Nous sommes des ouvriers de 11 nationalités : Maliens, Sénégalais, Mauritaniens, Marocains, Tunisiens, Algériens, Portugais, Espagnols, Yougoslaves, Polonais, Français.
Nous sommes tous exploités à l’usine ou au chantier. Nous sommes des ouvriers comme tous les ouvriers qui sont en France. Avec les autres ouvriers nous produisons toutes les richesses qui sont en France. Comme tous les ouvriers, les patrons nous payent une partie seulement de notre travail. Et c’est avec le travail qu’ils ne nous payent pas que les patrons font leur profit. Nous pensons que la question principale en France, c’est la lutte entre les ouvriers et la bourgeoisie. Nous sommes aussi volés dans le foyer : on veut nous faire payer 270 Francs pour une toute petite chambre de 6 mètres carré.
Nous sommes aussi opprimés dans notre vie : nous n’avons aucune liberté dans le foyer, nous sommes obligés de vivre loin de nos familles, comme des célibataires. Nous sommes aussi isolés de nos autres frères les travailleurs français parce que nous vivons dans des logements spéciaux, des foyers entourés par un grillage.
2. Aujourd’hui que demandons-nous ?
Nous sommes en grève depuis 11 mois. Maintenant il y a 35 foyers en grève dans la région parisienne. […] Nous voulons être moins volés : aujourd’hui nous demandons une diminution de 50 % du loyer.
Nous demandons aussi des améliorations dans le foyer.
Nous demandons aussi plus de liberté : nous voulons le statut de locataire et la liberté dans le foyer.
3. Où allons-nous ?
Nous savons bien que si nous gagnons d’être moins volés et d’avoir plus de liberté, c’est une bonne chose, mais nous continuerons d’être exploités dans notre travail.
Par exemple, si nous gagnons la liberté de faire des réunions dans le foyer, nous continuerons à rentrer épuisés du travail et nous n’aurons pas beaucoup de force ni beaucoup de temps pour faire des réunions. En plus, la bourgeoisie fera tout pour nous reprendre les droits que nous avons gagnés. Dans ces conditions, nous continuerons à faire cadeau de notre vie aux patrons, nous resterons les esclaves de la bourgeoisie.
En réalité, ce que nous voulons, c’est la libération complète des ouvriers.
Mais aujourd’hui nous ne sommes pas assez préparés pour gagner. Les ouvriers n’ont pas beaucoup de force parce qu’ils ne sont pas organisés et parce que la bourgeoisie a divisé les ouvriers en répandant partout des idées racistes, en faisant des logements séparés pour les ouvriers des différentes nationalités, en faisant des conditions de vie et de travail un peu meilleures pour les uns, un peu plus dures pour les autres, en faisant des lots différents pour chaque nationalité.
4. Pour quel changement faut-il lutter ?
[…] Face à cette politique, dans notre foyer, en luttant ensemble, ouvriers de 11 nationalités contre la Sonacotra, nous apprenons à respecter les habitudes des autres camarades ; nous échangeons les expériences de lutte de nos différents pays ; nous mettons nos expériences en commun pour mieux lutter contre nos ennemis. Et aujourd’hui notre gérant ne trouve plus personne pour écouter sa propagande de division.
[…] Foyers Sonacotra, foyers de jeunes travailleurs, HLM ou appartements. Par ces différences, la bourgeoisie cherche à diviser les travailleurs. Nous devons au contraire nous unir pour lutter contre le mal du logement pour les travailleurs ; contre les loyers chers, pour choisir un logement confortable près de notre lieu de TRAVAIL. […] POUR TOUTES CES RAISONS, NOUS DEVONS LUTTER POUR GAGNER DES LOGEMENTS CONFORTABLES, LIBRES ET PAS CHERS, POUR TOUS LES TRAVAILLEURS.
5. Comment gagner ?
Pour renforcer l’unité de la classe ouvrière, pour préparer la victoire, nous devons lutter pour les libertés démocratiques. Nous devons lutter pour que la bourgeoisie change sa loi. Il nous faut une seule loi, plus libre, pour tous les ouvriers.
Nous voulons tous les droits politiques pour les travailleurs immigrés : le droit de vote pour les immigrés ; l’interdiction des expulsions, la suppression des cartes de séjour et de travail et le remplacement par une simple carte d’identité, le droit de former des organisations politiques. […] En définitive nous ne demandons pas quelque chose de spécial pour les immigrés. Quand nous gagnerons ces revendications, ce sera une victoire pour tous les ouvriers. Mais nous gagnerons seulement si nous luttons tous ensemble, vous et nous. »
Partie 4 - L’importance de la transmission dans nos luttes
1. Entre autonomie et auto-organisation, une remarquable lutte dans les foyers Sonacotra
Il s’agit d’une des plus grandes luttes pour le logement en Europe, qui a duré plusieurs années et mobilisé des milliers de travailleurs de plus de 25 nationalités différentes.
Dans un contexte de division des travailleurs organisée par le patronat, les militants grévistes ont réussi à mettre en avant l’unité de classe ouvrière, française et immigrée, pour lutter ensemble. A la fois contre l’exploitation par le travail et pour des conditions de vie digne. Que ce soit au foyer, ou à l’usine, l’ennemi a un seul objectif : "diviser pour mieux régner".
« Dans notre foyer, en luttant ensemble, ouvriers de 11 nationalités contre la Sonacotra, nous apprenons à respecter les habitudes des autres camarades ; nous échangeons les expériences de lutte de nos différents pays ; nous mettons nos expériences en commun pour mieux lutter contre nos ennemis. Et aujourd’hui notre gérant ne trouve plus personne pour écouter sa propagande de division. »
Ancien gréviste du foyer Romain Rolland
De plus, les syndicats et les partis ont toujours eu peu de considération pour les travailleurs immigrés, mise à part pour servir leur agenda politique. Partant de ce constat-là, les grévistes étaient donc très soucieux de leur autonomie, appliquant le principe : "on ne peut se défendre que par nous-mêmes".
« Le point d’achoppement majeur était la reconnaissance officielle du comité de coordination. Ni le gouvernement, ni les syndicats n’y étaient prêts. Reconnaître ce comité, c’était légitimer des délégués issus d’un mouvement autonome de luttes. Et les syndicats disaient « jamais ça ! »
Assane Ba
Pour bien se défendre et renforcer la lutte, il faut une solide coordination au niveau national. Les militants grévistes étaient organisés en différentes commissions, qui témoignent de l’efficacité de leur auto-organisation. Ça se traduit par quoi ?
Une commission politique composée uniquement des résidents
Une commission culturelle chargée de populariser la lutte, ouverte aux soutiens
Une commission "technique", en lien avec des experts comptables, économiques et juridiques.
Tout en disposant pleinement du contrôle et de l’orientation à donner à leur lutte, les grévistes s’appuient aussi sur tout un réseau de soutien.
« Il y a autonomie à partir du moment où comité de coordination et comité de soutien sont des espaces visiblement séparés. Il y a autonomie quand ce sont les porteurs de la lutte qui organisent la lutte, sans accepter d’être représentés par personne d’autre que leurs propres délégués. »
Assane Ba
2. Pour que la mémoire des luttes autonomes devienne une force collective
« On imagine que l’histoire commence avec soi, qu’avant ce n’était pas l’histoire. Bien-sûr, chaque lutte a son identité qu’il faut respecter. Mais pendant le mouvement, je n’ai pas pris le temps d’écouter des gens dont j’ai su, plus tard, qu’ils avaient mené des luttes importantes dans des secteurs donnés. Si, à ce moment là, j’avais été capable d’intégrer leurs expériences, cela aurait fait un plus. »
Assane Ba
On fait le constat que nos luttes font l’objet d’une réappropriation. L’Etat et même les partis politiques de gauche réécrivent l’histoire pour se placer du bon côté. Ils récupèrent cette mémoire pour défendre leurs intérêts. On en a marre des mémoires instrumentalisées, celles qui vont de la Révolution Française à la "Résistance" en passant par le Front Populaire et qui n’ont plus aucun horizon transformateur pour les prolos.
Contre cette mémoire institutionnelle, il est donc primordial d’assurer la transmission et d’entretenir les mémoires de ces luttes. Nous on veut les mémoires des luttes autonomes. C’est avec celles-ci qu’on se rappelle qui sont nos ennemis, et comment les affaiblir. C’est avec celles-ci qu’on se fait un plaisir commémoratif, qu’on se rappelle l’importance de la solidarité dans la lutte et la convergence nécessaire. Raconter les luttes, c’est aussi rappeler qu’elles ne se résument jamais à l’idée d’une victoire ou d’une défaite. C’est faire l’histoire de ces longs marathons d’engagement dans lesquels on est pris, bousculé mais transformé, que ce soit individuellement ou collectivement. C’est donner toute son importance à ce processus si souvent oublié, comme si lutter ne se résumait qu’à accomplir une finalité. Enfin, faire la mémoire de nos luttes, c’est penser la continuité entre celles du passé et ce à quoi on fait face aujourd’hui. Elles permettent de tenir le cap sur l’horizon auquel nous aspirons : un monde sans propriété et travail, libérés des chaînes du patron et du propriétaire.
3. “Ni proprio, ni patronat” : La nécessité des luttes pour le logement
Le logement sous le capitalisme est une marchandise ! Soit on la possède, ou alors on la consomme, mais ce n’est jamais un besoin à satisfaire. Dans ce monde, on existe uniquement par ces deux capacités : consommer ou produire. Alors si on ne peut même pas "consommer" notre loyer, autrement dit le payer, alors on n’existe plus. Les mal-logés disparaissent du monde dans le plus grand mépris de l’Etat et des proprios.
Ces dernières années, les offensives du capitalisme ont fait grossir les rangs invisibles des sans-logis en grignonant les avancées obtenues par la lutte. On traverse aujourd’hui une détestable crise du logement organisée, avec l’augmentation du nombre des gens à la rue, des expulsions locatives qui atteignent des taux jamais vu et un accès au logement social presque impossible. A côté de ça, le nombre de logement vide explose, et la multipropriété est d’une ampleur démesurée. Le droit au logement social disparait de plus au plus, au profit des promoteurs privés et d’un Etat complice. Entre démolitions de HLM et rénovations gentrifiantes, ces promoteurs-propriétaires détruisent nos villes, nos solidarités de quartier dans une quête éffrénée de profit. L’Etat criminalise les locataires précaires et les squatteurs plutot que les propriétaires qui nous exploitent. Loin d’être une alliance de circonstance, ils marchent main dans la main, et ce depuis toujours, tout comme l’Etat et le patronat. Ils veulent ramener le logement à sa fonction délétère : un simple espace pour se reposer en vue de retourner travailler ou consommer.
Nous on refuse cette façon merdique de vivre, cette obligation à exister qu’à travers la consommation, la production, ou la reproduction de sa force de travail. On déteste le fait que le logement est aujourd’hui un bien de valorisation capitaliste. Pour nous, un toit c’est avant tout un besoin fondamental à notre dignité.
Aujourd’hui le manque d’accès au logement nous fait régresser vers un accès à l’hébergement : déjà il y a 50 ans, la lutte des foyers Sonacotra montrait la nécessité d’un droit au logement pour toustes et l’abolition du système de l’hébergement, précaire et uniquement lié au travail. Les luttes d’avant sont une piqure de rappel nécessaire pour garder à l’esprit que l’Etat n’a jamais été du côté des précaires, et que les seuls avantages en terme de droit au logement ont été arrachés par la lutte et ne viennent pas d’un "Etat-providence", comme la gauche institutionnelle se plait à nous faire croire pour récupérer nos votes.
Lutter pour le logement est donc nécessaire dans une perspective révolutionnaire. Cette lutte attaque directement la propriété et s’inscrit dans une lutte des classes entre exploités et exploiteurs. Le logement, à l’inverse du travail (qu’on veut abolir), est une condition commune aux précaires et une aspiration collective. Une condition commune car la question du logement est un problème auquel nous faisons face ensemble : les loyers et les charges toujours plus chères, la dégradation continue de nos cadres de vie, etc. Nous vivons ensemble cette exploitation qui s’aggrave, faisons-en une base à partir de laquelle lutter, mais pour quoi ? Celle d’une aspiration collective : sortir de l’alternative infernale entre production et consommation, en luttant, en créant des solidarités et des espaces libérées du travail, au profit de la dignité humaine. Autrement dit, lutter pour le logement, c’est améliorer concrètement ses conditions matérielles d’existence et mordre directement sur les rapports sociaux capitalistes, c’est faire sauter un premier maillon de la chaîne d’exploitation.
Si lutter pour le logement n’arrête pas la production, elle enraie le rouage de la consommation, dont les capitalistes ont besoin pour continuer à faire tourner leur machine. Dans le cas des luttes des foyers SONACOTRA, les grèves de loyer faisaient perdre de l’argent à l’établissement alors que les résidents allégeaient leurs factures. C’est cette auto-réduction qui permettait de mieux vivre et lutter tout en affaiblissant les proprios et l’Etat.
L’histoire de la lutte des foyers en témoigne, s’opposer à un bailleur peut aussi nous exposer à une fragilisation des conditions matérielles quotidiennes et donc avoir des conséquences sur l’engagement militant (expulsion, répercussion sur soi et l’ensemble du foyer,...). Mais ensemble, à la manière des résidents SONACOTRA, c’est par la lutte collective qu’on engage un vrai rapport de force qui peut faire plier les proprios.
On est solidaire dans l’exploitation et aussi face à la répression !
Lutter pour le logement, c’est faire vaciller la propriété en actes, rendre ce concept complètement caduc. C’est dire : "on va se servir" ou encore "ils veulent nous expulser ? On va les exproprier" en occupant des logements vides, en faisant des grèves de loyer, en organisant des piquets anti-expulsions et de nombreux autres outils de luttes que nos camarades du passé ont mobilisé, dans la même perspective. Dans la continuité du discours tenu par les résidents du foyer Romain Rolland, on veut se libérer de toute forme d’exploitation, dans le logement et au travail ainsi que dans toutes les sphères de la vie. C’est cette aspiration collective qu’on veut garder à l’esprit et c’est pour ça qu’il était important pour nous de faire l’histoire de cette lutte. De nombreuses autres restent méconnues et on invite à se renseigner, à sortir du silence et à entretenir une mémoire collective autour des luttes du logement.
DAL69
Mars 2025
Bibliographie :
Abdellali Hajjat, « Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973 », Plein droit n°67, 2005
Boris Gobille, Mai 68, 2008
Choukri Hmed, "Contester une institution dans le cas d’une mobilisation improbable : la "grève des loyers" dans les foyers Sonacotra dans les années 1970", 2007
Choukry Hmed, Des mouvements sociaux « sur une tête d’épingle » ? Le rôle de l’espace physique dans le processus contestataire à partir de l’exemple des mobilisations dans les foyers de travailleurs migrants. Politix, n° 84(4), 2008, 145-165.
Claire Lévy-Vroelant, « Le chemin des mémoires : le cas des luttes pour le logement », 2014
Mireille Galano, « La grève des loyers dans les foyers Sonacotra : une lutte exemplaire (1974-1979) », 2002
Mohsen Dridi, « L’immigration de A à Z », FTCR, 2007.
Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves, 2016
I.Saint-Saëns, S.Grelet, V.Patouillard, P.Mangeot, Vingt ans après (Assane Ba), Le mouvement des foyers Sonacotra (1975-1980), juin 2001.
Revue Camarades, n°1, deuxième série
Revue Camarades, n°3, deuxième série
France culture, « Travailleurs immigrés, aux origines d’un combat politique », Le Cours de l’Histoire, 2023
Archive INA, 15.01.1970
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Archive INA, 17.04. 1976.
Archive INA, JT TF1 Actualités 20H, 24.06.1979
Archive INA, 16.10.1979.
Entretien avec Assane Ba, réalisé par Tienn Hamonic le 26.03.2014 dans les locaux de l’association Génériques.
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