Une attaque généralisée ?
Les différents types d’actions contre l’accord national interprofessionnel (ANI) pour l’emploi du 11 janvier 2013 montrent bien comment les choses sont appréhendées par les différentes forces de gauche. Par les termes utilisés, elles appellent à la mobilisation de toutes les catégories de travailleurs comme si le projet de loi les visait toutes de la même façon dans une attaque unitaire (patronat-État-syndicats de collaboration de classes) qui mériterait une réponse unitaire de l’ensemble des salariés. C’est typiquement la position traditionnelle cégétiste derrière laquelle s’alignent désormais les derniers gauchistes [1] avec ce zeste de singularité radicale que constituerait l’appel abstrait à la prise en main de nos propres affaires quand, concrètement, les positions avancées s’alignent sur celles des organisations ouvrières traditionnelles.
Cette position unanimiste fait comme si des fonctionnaires aux chômeurs, en passant par les populations marginalisées, désaffiliées ou décrochées ou encore celles ayant des difficultés à s’inscrire dans le salariat, tout le monde avait le même statut, les mêmes garanties, etc., et donc les mêmes intérêts. C’est pourtant loin d’être le cas aujourd’hui car le code du travail et la loi qui sont défendus par certains syndicats comme la CGT et FO sont le produit du rapport de classes qui existait pendant la période de plein emploi des Trente Glorieuses. Le compromis social qui en est issu, le « mode de régulation fordiste » (échange d’une hausse de productivité du travail contre une hausse des salaires et un niveau élevé de protection sociale sur la base du salariat pour tous), concernait l’ensemble des travailleurs, mais sur le modèle du salarié type bénéficiant d’un contrat de travail à temps plein et garanti (en France, le CDI). Durant cette période, on pouvait considérer que, malgré les différences, par exemple entre ouvriers professionnels d’un côté (OHQ et OP) et ouvriers spécialisés (OS) des chaînes de montage de l’autre, entre salariés du public et travailleurs du privé, les conditions communes primaient sur les différences et inégalités [2].
Si l’organisation du travail et de la production ont changé et que ce qui recouvrait toutes les différences de situation auparavant ne les recouvre plus aujourd’hui, eh bien tant pis ! Syndicats néo-staliniens et groupes gauchistes n’en démordent pas : force doit rester à la loi [3].
Une stratégie du sablier…
Or, cette réforme, sans entrer ici dans les détails, est justement une réforme qui n’a pas pour but de traiter tous les salariés de la même façon puisqu’elle veut instiller :
– plus de sécurité là où il y a le plus de précarité ; par exemple, par la taxation des CDD et la création de CDI dans l’intérim, l’obligation faite aux patrons de financer une mutuelle complémentaire santé là où elle n’existe pas, ce qui est le cas pour plusieurs millions de salariés, par exemple dans les très petites entreprises (TPE), des droits rechargeables aux allocations chômage qui visent à empêcher « la préférence » pour le chômage en permettant le cumul des allocations et du travail à temps partiel, ainsi qu’un compte personnel de formation continue dont seulement 10 % des chômeurs bénéficient actuellement [4] ; – plus de flexibilité là où les situations sont les mieux « garanties » (« accords sur le maintien dans l’emploi » dans les grandes entreprises qui faciliteraient la mobilité interne à l’intérieur des groupes, une éventuelle baisse des salaires et une hausse des horaires de travail si besoin [5] est, et, si les signataires représentent au moins 50 % des salariés, une application non systématique des critères conventionnels d’ordre de licenciement qui respectaient généralement ancienneté dans le travail, âge, charge de famille et qui devront prendre en compte bien plus qu’auparavant les fameuses « compétences » chères à toutes les DRH [6]).
Mais même pour les salariés des grandes entreprises, des « compensations » sont envisagées comme la participation de représentants des salariés au sein des conseils d’administration — un début de cogestion à l’allemande ? — ou l’encadrement par l’État d’éventuels futurs plans sociaux. Si on fait le bilan du projet, on ne peut pas dire que c’est une reprise pure et simple de celui de Sarkozy sur la compétitivité et l’emploi. Il y a bien une « avancée » avec des mesures que la CFDT demandait depuis longtemps, mais, en même temps, un recul avec une offensive maximaliste du MEDEF qui se doute que le projet initial sera amendé en sa défaveur au Parlement.
En fait, le projet actuel n’a pas encore un but général. Il n’est qu’une tentative pour les pouvoirs en place de jeter une première pierre dans l’édification d’un nouveau compromis social entre le capital et le travail succédant au mode de régulation précédent, mais dans un rapport de force modifié par la perte de centralité de la force de travail dans le procès de valorisation. Un compromis vers lequel les pays scandinaves, les Pays-Bas et l’Allemagne avancent à plus vive allure (flexisécurité) que la France, l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni, parce que la conflictualité ouvrière et l’antagonisme de classes y ont été englobés dans un rapport social déjà plus capitalisé et depuis plus longtemps.
Il ne faut certes pas se leurrer sur cette « démocratie sociale » à la française, mais elle fait consensus sur le fond [7] et aucun des syndicats « représentatifs » n’a fait mine de boycotter les rencontres préparatoires.
Dans ces conditions, ceux qui ne signent pas ne sont pas « mieux » que ceux qui signent. Ils défendent un autre compromis reposant sur d’autres principes (les conventions de branche ou interprofessionnelles plutôt que les accords d’entreprise, la loi plutôt que les contrats, etc.)... ou, plus prosaïquement encore, ils défendent en priorité un certain type de travailleurs ou leurs adhérents. La CGT et FO privilégient leur clientèle traditionnelle, celle qui est la mieux garantie et, d’ailleurs, la plus syndiquée. Comme d’habitude, les directions syndicales jouent double jeu. Pendant qu’elles paradent face aux médias avec de grandes déclarations outragées, en coulisse, sur le terrain, il se passe d’autres choses [8]. Ces grands principes sont d’ailleurs vite abandonnés quand se fait jour une opportunité d’aménagement plus corporatiste, propre à l’entreprise. C’est bien ce qui s’est passé chez Continental Clairvoix où l’ensemble des syndicats a accepté dès 2007, donc bien avant le projet de loi actuel, des accords d’entreprise sur la compétitivité et l’emploi parce qu’il s’agissait là, pour les travailleurs, de sauver des emplois concrets : les leurs. À ce moment précis, ils n’en avaient rien à faire de la loi pour tous et du fait que, d’une certaine façon, ils trahissaient « la classe ouvrière » toute entière en acceptant l’accord. Ce n’est qu’après le « mensonge » patronal et la fermeture de l’usine qu’ils sont devenus plus combatifs. Et pas pour défendre des grands principes, mais pour faire « cracher » le plus possible le « patron » en leur faveur.
La situation est donc très différente de celle des années 1960-1970 où le contexte était encore celui d’une centralité du travail et d’une prédominance de la production matérielle sur des marchés généralement en expansion, y compris dans des frontières demeurant nationales. Le donnant-donnant du fordisme (hausse de la productivité contre hausse des salaires) pouvait donc fonctionner dans une sorte de « gagnant gagnant », pour parler néo-moderne, et ce n’est pas un hasard si, pendant cette période, les thèses keynésiennes sur la croissance par la hausse constante de la demande étaient dominantes. Le salaire pouvait être considéré davantage comme un revenu que comme un coût parce qu’une stratégie macro-économique de croissance l’emportait sur les pratiques entrepreneuriales particulières de profit et de puissance.
… correspondant à une marge étroite
Aujourd’hui, la centralité du travail dans le procès de valorisation est remise en cause par la substitution capital/travail qui réduit la part de travail vivant dans le procès de production et la production matérielle ne se fait plus sur des marchés en expansion, mais sur des marchés saturés ou rendus extrêmement concurrentiels par la mondialisation.
Par ailleurs, bien que la production matérielle, dans des secteurs comme l’énergie, la sidérurgie, la chimie de base et même l’industrie des puces électroniques soit plus que jamais nécessaire et se réalise au sein de sites d’importance, parfois gigantesques [9], la production se fait de plus en plus immatérielle [10] et virtuelle au sein d’unités de production de biens et de services plus petites et plus dispersées. Ces nouvelles conditions débouchent sur des situations et des statuts très contrastés dans lesquels même la fonction publique n’est pas épargnée, avec la multiplication des CDD dans la recherche médicale par exemple. Des contrats commerciaux qui échappent au droit du travail classique se multiplient, le développement du travail intermittent et du travail indépendant ou free lance se fait aux marges du salariat. De même, la généralisation des conventions de stage à la place de contrats de travail pour les étudiants très qualifiés en recherche d’emploi est une pratique de plus en plus courante dans le secteur high-tech et il échappe à un point tel au code du travail que Fioraso, la ministre de l’Enseignement supérieur, est en train de préparer un projet visant à contourner ce code pour accorder des droits non prévus pour cette catégorie de personnel (les « invisibles » comme ils s’appellent eux-mêmes lors de leurs actions), tels un droit à des congés payés et un droit à la protection sociale. Le MEDEF s’y oppose évidemment en criant à la dénaturation de la spécificité des conventions de stage au profit de contrats de travail déguisés. Cet exemple montre bien la réversibilité des arguments de la part des protagonistes habilités à négocier. Syndicat patronal comme syndicats de salariés peuvent utiliser le même type d’arguments (le respect du code du travail ici, mais ses insuffisances ailleurs) pour avancer chacun leurs pions.
Le but premier pour les forces qui agissent au niveau du capitalisme du sommet est aujourd’hui la capitalisation financière plutôt que l’accumulation des forces productives, dans le cadre d’une « reproduction rétrécie » plus qu’élargie du capital. Conséquence : le donnant-donnant apparaît beaucoup plus difficile à réaliser. Comme disent les syndicats, « il y a moins de grain à moudre » et la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse. Mais cette baisse ne s’explique pas seulement par un rapport de force défavorable — si c’était le cas, ce ne serait pas inéluctable —, mais par une inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation. Ce dernier se fait plus diffus et parcours toute la chaîne de valeur de l’amont jusqu’à l’aval et la production telle qu’elle était traditionnellement conçue stricto sensu n’est plus qu’une de ses composantes parmi d’autres. Le chaînon ouvrier n’en constitue donc plus qu’une composante parmi d’autres... et pas la plus importante.
De ce froid constat resurgit naturellement l’idée néo-classique selon laquelle les salaires ne sont que des coûts dont certains seraient même supérieurs à la productivité générée, ce à quoi il faut remédier même si leur part représente une proportion toujours plus faible du coût total. Ils servent de variable d’ajustement parce qu’ils sont aujourd’hui les seuls coûts à ne pas être fixés à un niveau mondial avec, bien sûr, les coûts structurels liés aux diverses impositions prélevées par les États souverains.
Il y a nécessité pour le capital et ses différentes fractions de trouver un nouveau compromis sur des bases peu évidentes, mais qui donne au moins l’impression qu’il n’y a pas de perdant, seulement des concessions réciproques. D’où l’importance de la participation des représentants du capital variable (les syndicats de salariés) aux actuelles négociations et ce, sous les auspices d’une « démocratie sociale » qui sera ensuite confortée par des discussions au Parlement sur lesquelles les partenaires sociaux pourront peser et, particulièrement, les syndicats de salariés auprès des députés de gauche de la majorité. Mais la marge est extrêmement étroite si on se réfère à notre exemple de la note 8, quand un accord comme celui conclu chez Continental ne représente même plus une garantie, quand les promesses de Mittal ne sont que des paroles et quand le patron américain de Titan refuse toute solution pour les salariés accusés de ne pas vouloir travailler plus de trois heures par jour, alors qu’il n’y a pas matière à le faire, vu la situation de l’entreprise.
Tous ensemble ?
Dans ce contexte profondément modifié, la CFDT assume sa différence de syndicat « responsable » en tenant compte des transformations de la « composition de classe ». Si cette centrale syndicale prend une telle position, ce n’est pas seulement parce qu’elle est plus clairvoyante sur le rôle actuel et futur du syndicalisme dans la société capitalisée, mais c’est aussi parce qu’elle est beaucoup moins implantée dans les bastions traditionnels de l’industrie et de la fonction publique, et plutôt mieux implantée dans les nouveaux secteurs du tertiaire et dans les PME dans lesquels les problèmes sont sensiblement différents. Elle est aussi la seule à reconnaître — et depuis longtemps [11] — une crise du travail [12]. Une crise qui ne pose pas seulement la question de la sécurité de l’emploi en général, mais plutôt la question précise de l’augmentation du nombre de travailleurs précaires et aussi celle des en-dehors du salariat organisé (travailleurs clandestins de l’économie informelle) ainsi que celle des décrochés ou autres « désaffiliés » (cf. R. Castel) des quartiers défavorisés. Des questions que posaient aussi à sa manière Agir contre le chômage (AC) et divers groupes de chômeurs à la fin des années 1990, et que continuent à poser quelques comités de travailleurs précaires ici et là. Des questions qui ne sont pas toutes liées à la situation de travail, mais au fait que les droits sociaux sont encore soumis aux conditions définies strictement à l’intérieur d’un cadre, celui de la norme salariale fordiste, déterminant en grande partie les conditions pratiques de toute la vie quotidienne des individus. Or, ce cadre est devenu en grande partie théorique puisqu’il ne correspond plus exactement à la réalité du terrain. Après que la société bourgeoise s’est dissoute dans la société salariale (cf. M. Aglietta et A. Brender), la société salariale tend à se dissoudre dans la société capitalisée (cf. la revue Temps critiques). Mais, malheureusement, le refus ou la révolte contre ce devenir ne porte que rarement à agir pour le rendre incertain en se proposant d’aller au-delà, mais à se contenter le plus souvent de revendications nostalgiques sur un retour à... la norme salariale fordiste, et les discours « indignés » sur les bienfaits du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) sonnent pour beaucoup comme un eldorado du salariat [13], en oubliant qu’elle reposait bien souvent, et particulièrement pour les jeunes, les femmes et les travailleurs immigrés, sur une exploitation éhontée dans des conditions de travail souvent terribles.
Il faut arrêter de rejouer indéfiniment le mythe de l’unité ouvrière quand l’atomisation objective (destruction des grandes « forteresses ouvrières », déclin des formes d’emploi à vie) et l’atomisation subjective (impossibilité aujourd’hui d’affirmer une identité de classe, une identité ouvrière) rendent les luttes plus éclatées et sans perspective définie. Même les appels abstraits à l’unité « à la base » ne servent à rien d’autre qu’à donner un dernier souffle à des syndicats qui n’appellent toujours qu’à une unité au sommet. C’est assez logique qu’ils procèdent encore ainsi dans un pays marqué par des divisions idéologiques du passé qui n’auront bientôt plus cours, mais pourquoi leur emboîter le pas soit en entrant directement dans leur stratégie, soit en ne s’en démarquant que de façon complètement artificielle par des mini-appels qui ne s’en distinguent que par la forme ?
Pour nous, il s’agit plutôt de saisir les éléments qui pourraient constituer déjà des ferments de luttes à venir, de voir comment ils peuvent faire « communauté », non seulement au sens de communauté de lutte pour les individus les plus directement concernés, mais au sens d’un en-commun plus large qui ne soit pas un cartel de catégories « toutes unies [14] » par une opération du Saint-Esprit, se substituant à feu le déterminisme historique.
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