Premier procès
Devant une salle comble des comparutions immédiates, « sécurisée » par un équipage de policiers dépêché pour l’occasion, Lorenzo* s’avance à la barre.
La juge : « Vous comparaissez pour avoir participé à un groupement armé avec la circonstance aggravante que votre visage était dissimulé, pour avoir dégradé la vitrine de la banque du CIC, volontairement commis des violences sur des policiers et transporté une arme, en l’occurence un marteau, sans motif légitime ».
Le délit de « participation à un groupement », ressorti de l’oubli pendant la fronde des gilets jaunes, est désormais tellement habituel que les avocat·es ne prennent même plus la peine de contester cette accusation délirante. Qui revient à potentiellement incriminer n’importe qui étant présent·e en manifestation.
Elle continue : « On a un pv de contexte. Les services d’enquête vont visionner l’ensemble des vidéos ». Elle fait état de la description d’un individu tout de noir vêtu, avec une sacoche, des gants épais « qui semblent coqués » et des chaussures à semelles blanches qui s’en prend à la vitrine du CIC. Plus tard, la police remarque ce même individu en train de ramasser des cailloux sous un arbre. Il a le temps de jetter son marteau au sol avant que des policiers l’interpellent.
Dans sa fouille, les policiers retrouvent un cache-cou, des autocollants antifascistes et une paire de gants coqués. L’exploitation du téléphone de Lorenzo ne donne rien, si ce n’est la découverte d’un partage d’images sur Facebook liées à d’autres manifs.
Lorenzo reconnaît s’être rendu à la manif et s’être mis avec les « black blocks » mais sans en faire partie. On lui a prêté le marteau.
La juge : « Vous reconnaissez les faits qui vous sont reprochés ?
Lorenzo : Le cassage de vitres oui. Mais j’ai rien jeté sur les policiers. J’ai pas eu le temps. J’étais en train de prendre des cailloux et je me suis fait interpeller. J’étais en colère. J’y arrivais plus. Je vis comme un miséreux.
J : Vous avez reconnu en garde-à-vue en avoir jeté.
L : C’est pas vrai [Elle lui lit le pv où il reconnaît : « oui j’ai jeté de petits cailloux sans les atteindre »]. Pourquoi vous les ramassez ?
L : Pour balancer mais j’ai rien balancé.
J : Et pourquoi vous voulez jeter des cailloux sur les policiers ? Ils sont pas responsables de vos fins de mois difficiles. Vous êtes habitué des manifestations ?
L : Je suis brocanteur madame.
J : Là, c’est un peu court de dire que vous étiez en colère. Vous étiez venu dans quelle intention ?
L : Je suis influençable.
J : Pourquoi vous allez dans le groupe de "black blocks" si vous n’en faites pas partie ?
Un assesseur : On a retrouvé sur vous des autocollants d’organisations qui ne sont pas réputées pour être pacifiques...
L : Je les collectionne.
J : « Mon assesseur posait la question d’éventuels liens avec d’autres groupes.
L : Je fais partie d’aucun groupe.
J : Pourquoi aviez-vous des gants coqués ?
L : En cas d’attaque de l’extrème-droite.
J : C’est plutôt l’extrême gauche qui a des problèmes avec ces groupes-là. Là en l’occurrence, fallait pas se retrouver sur votre chemin... »
Le procureur, pas loin de la retraite, se lève. Plein de morgue, il commence : « Malheureusement les manifs se suivent et se ressemblent… sur le terrain de l’ordre public. Ce n’est plus les gilets jaunes mais les retraites cette fois. C’est une liberté publique de manifester sur la voie publique pour manifester son opinion. Mais elle n’autorise pas à commettre des infractions. Les faits sont globalement reconnus sauf les jets de projectiles. Il le conteste aujourd’hui mais les éléments du dossier me paraissent suffisants. La banque visée par le courroux de Lorenzo ne lui a rien fait personnellement. Cette banque n’a pas d’influence sur le projet de réforme des retraites étudié à l’Assemblée à ce que je sache et M. Lorenzo ne semble pas être en situation de conflit personnel avec le CIC. Son comportement à l’égard de cette banque et de la police est donc totalement incompréhensible. Cela s’inscrit dans une litanie de violences et de dégradations qui font du mal aux libertés publiques, qui sont évidemment la fille de la liberté d’expression et de la liberté de manifester. »
Pour ses réquisitions, ce magistrat qui ne comprend pas les liens logiques entre révolte et gestes effectifs dans la rue, demande cinq ans d’interdiction de manifestation et de port d’armes, ainsi que dix-huit mois de prison ferme avec placement en détention. Si on doutait du fait que les magistrats défendent les mêmes intérêts que ce gouvernement ultra-libéral, que les banques et les policiers, on en a ici une démonstration parfaite.
C’est au tour de l’avocate de la défense : « On a trouvé des autocollants sur lui ? Je détiens des autocollant antifascistes, ça ne fait pas de moi une délinquante ». Puis elle se plaint que les « violences » contre les policiers ont été rajoutées dans la procédure le matin-même. « Il y a des procédures à respecter pour les services [de police] intervenants et enquêteurs. Je lis le procès verbal : le "groupe à risque" se met à jeter des projectiles sur la colonne de CRS. Mais on ne parle pas de Lorenzo ! D’ailleurs je ne sais pas si c’est ce groupe ou la situation générale qui est à risque. J’entends quand vous dites que le CIC n’y est pour rien. Sauf qu’à un moment, on a plus de moyens d’actions. On assimile : le CIC c’est la richesse. Est-ce que la justice va en sortir grandie d’incarcérer dix-huit mois monsieur, comparé aux autres dossiers ? Dix-huit mois, c’est trop ! »
Deuxième procès
Le deuxième manifestant pénètre dans le box vitré.
La juge : « Vous comparaissez pour avoir exercé des violences sur un fonctionnaire de police sans ITT avec usage d’une arme. On vous reproche également d’avoir participé à un groupement constitué en vue de commettre des violences, avec la circonstance aggravante de s’être masqué le visage ».
La juge lit le procès-verbal d’audition de la commissaire : en tête, elle voit un individu de grande taille porteur d’un parapluie, jeter deux projectiles sur ses collègues. Quand les policiers viennent l’interpeller un peu plus tard alors qu’il est assis, « monsieur n’opposera pas de résistance. On va exploiter son téléphone et mis à part des conversations sur la grève et le blocage, aucun appel à la violence n’est repéré. Il dit alors être alcoolisé ».
Il faut savoir qu’a priori, pour les manifestations, les policiers ont accès en temps réel à la vidéo-surveillance lyonnaise.
En garde-à-vue, devant les policiers, Enis* admet avoir « craqué » entre la guerre en Ukraine, la réforme des retraites, le séisme en Turquie et en Syrie.
La juge : « Dans sa deuxième audition, monsieur reconnaît avoir jeté deux bouteilles vides sur les forces de l’ordre. Qu’est-ce que vous dites aujourd’hui ?
Enis : Je reconnais les faits. Mon but c’était pas de les toucher. Y’a eu un mouvement autour de moi, quelques projectiles sont partis, j’ai participé. J’avais pas pour but de les blesser.
J : Quelle était votre intention alors ?
E : C’est un espèce de coup de sang, je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête, j’ai craqué, j’ai fait d’autres manifs qui se sont bien passées. Quand ils sont venus m’interpeller, j’ai pas essayé de fuir.
J : C’est pas votre habitude mais c’est inacceptable. Dans ce genre de manifestations, les policiers sont régulièrement pris à partie. Vous en lancez deux, trois. Si tous le monde fait la même chose, vous imaginez ce que ça va donner ? Vous étiez en tête. Vous étiez à coté de femmes, pas de "black blocks". Si ça dégénère que vont faire les policiers ? Vous mettez en danger des femmes… et des enfants aussi.
Puis elle y va de ses remarques toutes personnelles avec des « vous troublez complètement le message des organisations syndicales » [Enis est syndiqué], « comment on se balade avec trois bouteilles de bières en manifestation ? » et le summum « vous avez un problème avec l’alcool ? »
J : « Vous êtes inséré [il est en CDI, en grève depuis le début du mouvement], vous ne faites plus parlez de vous [1] et là comment vous expliquer que vous retrouviez ici ? »
E : « L’accumulation de choses avec le covid, le séisme [en Turquie et Syrie], j’y suis allé juste après. [L’épicentre du séisme de février 2023 était situé à proximité de son village de naissance. Il a fait plus 40 000 mort·es. Dès l’annonce de la catastrophe, Enis est parti immédiatement prêté assistance aux sinistré·e-s].
Puis, toute imbue de son pouvoir, la juge se fait diseuse de bonne aventure : « Vous vous faites aider ? Prenez ce passage [devant moi] comme un avertissement pour éviter de nouveaux dérapages avec l’alcool ». Le tribunal, c’est vraiment le monde à l’envers. Une personne qui ne sert à rien si ce n’est à distribuer des punitions et des peines de prison, donc qui est objectivement nuisible, se permet de blâmer, de sermonner, de « conseiller » et in fine de punir des prolétaires en lutte.
Arrive ensuite le tour du procureur de lancer son sermon : « Ce dossier ne présente aucune difficulté. J’entends bien les difficultés psychologiques, historiques, sociologiques de monsieur. Je peux avoir de la compassion. J’ai une infinie compassion pour les victimes en Turquie, mais l’escadron de gendarmes mobiles visés par les bouteilles n’a pas créé le covid, l’inflation ou même provoqué le séisme. Nombre de prévenus présentés cette après-midi sont des intermittents du travail. Monsieur fait exception ».
Même s’il « compatit », il requiert quatre mois ferme sous bracelet électronique et une interdiction de manifester pendant cinq ans. Cinq putains d’années sans pouvoir descendre dans la rue (ainsi que cinq ans d’interdiction de port d’arme).
La défense : « C’est un dossier où je trouve très sincèrement les réquisitions très sévères. En Russie aussi, il y a des peines de prison pour avoir manifesté. Enis reconnaît avoir jeté deux bouteilles, il a fait une bêtise, quand je vois la qualification juridique des faits (groupement en vue de commettre des violences avec armes en dissimulant volontairement son visage), on s’inscrit dans une tendance un peu inquiétante. Il n’y a ni blessé·e, ni conséquences dommageables sur les policiers. Il a perdu le fil, lancé une, puis deux bouteilles sans ITT qui n’ont touché personne. Qu’on ne lui dise pas "vous êtes responsables de violences" alors que les bouteilles sont tombées à vingt mètres. Ce lancer de bouteilles, c’est un geste de désespoir, par rapport à son vécu personnel. Il passe en comparution immédiate pour passer un message aux autres manifestants… On va demander de la prison comme en Russie. C’est disproportionné par rapport à la réalité objective des faits ».
Verdicts
La soirée est déjà bien entamée quand le verdict tombe. En plus de l’enfermement pendant deux jours au commissariat et dans les geôles du tribunal, Lorenzo écope de huit mois d’emprisonnement ferme aménageable, trois ans d’interdiction de manifester et d’interdiction de port d’armes et un an d’inéligibilité (lol). Il ressort « libre ». Quant à Enis, il se prend trois mois de sursis, une peine d’inéligibilité d’un an et une amende de mille cinq cent euros. Les magistrat·e-s ont considéré qu’étant salarié, il allait devoir raquer.
Entre l’allongement du temps de travail et les condamnations judiciaires pour tous les gens qui sortent du cadre, les temps sont durs. Restons groupé·es et solidaires. Une attaque contre l’un·e d’entre nous est une attaque contre l’ensemble du mouvement. On se retrouve dans la rue !
Au scandale du vote de la loi à l'assemblée ou d'un 49.3 doit nécessairement répondre un scandale de la rue.
Ils nous traitent comme des chiens ? Il est temps de mordre. #Onbloquetout #NonALaReformeDesRetraites pic.twitter.com/lN3FUTAPu4— Lyon Se Lève (@lyonseleve) March 16, 2023
*Les prénoms ont été modifié.
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