On parlera longtemps soldats de ce " fait d’arme " !
Ce n’est pas de la charge de la Brigade légère dont nous parle Rémy Doutre dans sa chanson, ni du soleil d’Austerlitz ; mais de ce que l’Histoire a retenu sous le nom pudique de « fusillade du Brûlé ». Joseph Sanguedolce est plus tranchant dans Parti pris pour la vie ; il parle de « massacre ». Ce « fait d’arme » s’est passé à la Ricamarie un jour lointain, le 16 juin 1869 quand le feu des soldats faucha 14 Ricamandois, dont une femme et une gamine de 16 mois.
Et en effet, on a parlé longtemps du Brûlé. Lorsque le 3 mai 1891 la chambre des Députés fut secouée par l’affaire de la fusillade de Fourmies qui, deux jours auparavant, avait causé la mort de neuf grévistes (dont quatre jeunes femmes et un enfant), le socialiste Dumay invectiva le ministre de l’Intérieur Constans : " Vous porterez toute votre vie le stigmate de Fourmies, comme l’Empire porte le stigmate de La Ricamarie."
Il se dit aussi que Zola s’est inspiré de la fusillade du Brûlé pour écrire celle de Germinal. Lorsque le puits Devillaine fut comblé en 1964, Le Monde publia un article intitulé « Le puits de Germinal est comblé ». Il est à noter que la ville d’Aubin, meurtrie en 1869 également par un exploit militaire de même nature, dispute à La Ricamarie l’influence sur le chef-d’oeuvre. La fusillade d’Aubin pourtant, bien que plus meurtrière (17 morts), eut lieu après celle de La Ricamarie et ne bénéficia pas - comme on dirait aujourd’hui - de la même « couverture médiatique ». Par ailleurs, des comportements des protagonistes du Brûlé, rapportés notamment par le capitaine Gausserand, ressemblent beaucoup à certaines scènes de Germinal et on retrouve au fil des pages un personnage nommé la Brûlé. Petit indice, aussi ténu soit-il, qui joue encore en faveur de l’hypothèse ricamandoise :
« Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop, que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.
Ah ! nom de Dieu, j’en suis ! balbutiait-elle, l’haleine coupée. Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la cave !
Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire, vomissant l’injure.
Tas de canailles ! tas de crapules ! ça lèche les bottes de ses supérieurs, ça n’a de courage que contre le pauvre monde !
(...) « La Brûlé alors plante tout le paquet au bout de son bâton ; et, le portant en l’air, le promenant ainsi qu’un drapeau, elle le lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient. »
" Partout la faim, Roubaix, Aubin, Ricamarie,
La France est d’indigence et de honte maigrie,
Si quelque humble ouvrier réclame un sort meilleur
Le canon sort de l’ombre et parle au travailleur."
Victor Hugo
Il y a peu, on a encore parlé de la fusillade du Brûlé. Ce fut à l’occasion d’une communication de Pascal Chambon au colloque de Précieux, le dimanche 3 décembre 2006. Revenons donc brièvement sur ces évènements.
A l’origine de la tragédie qui secoua le Second Empire déclinant, il y eut la grève générale des mineurs de la Loire. Selon Pétrus Faure qui, dans son Histoire du mouvement ouvrier dans la Loire (1956), réfute l’idée d’une grève politique, elle fut déclenchée pour faire aboutir des revendications portant sur les salaires et le temps de travail. A savoir : l’augmentation et l’uniformité des salaires et l’application de la journée de huit heures ou tout du moins la réduction du temps de travail, alors d’une durée de 11 à 13 heures/jour ! Mais aussi pour la centralisation des caisses de secours et le contrôle des ouvriers sur leur gestion et leur comptabilité.
Les revendications furent transmises aux Compagnies minières par la « Caisse Fraternelle des Mineurs ». Créée en 1866, cette mutuelle forte de 8000 adhérents joua rapidement un grand rôle. Sanguedolce la décrit aussi comme « un lieu de rencontre et de confrontation d’idées politiques entre Blanquistes, plus proches des idées anarchistes, et les Guesdistes qui proposent la « révolution sociale » préconisée par Marx et Engels. Les Compagnies ne proposant qu’une limitation du temps de travail à 11 heures maximum et ne s’engageant en rien sur la question des salaires, la grève fut déclenchée à Firminy le 11 juin et gagna l’Ondaine puis tout le bassin minier. Près de 20 000 mineurs cessèrent le travail.
Parmi les militants qui jouèrent un grand rôle dans le mouvement, il y eut Michel Rondet, qui sera condamné à sept mois d’emprisonnement à la suite de la fusillade. Pour l’heure, « le grand apôtre du syndicat et des revendications ouvrières, tient ses camarades au courant des événements tandis que des patrouilles de grévistes surveillent les abords des puits ». En effet, les grévistes souhaitaient empêcher le départ du charbon et la troupe fut appelée en renfort pour garder les puits. Les incidents ne tardèrent pas. La Région Illustrée, dans son n° de Pâques 1935, a cité le témoignage d’une « personnalité ricamandoise » anonyme. A son sujet, la revue précise que si elle « ne fut pas un témoin oculaire des évènements qu’elle relate », elle tenait ses renseignements de source sûre. Voici ce qu’elle disait à ce propos : « Cependant, plusieurs compagnies du 4e de ligne avaient occupé les puits, écuries et dépendances. La compagnie des Mines ’ si parcimonieuse à l’égard des ouvriers ’ leur distribuait du vin à profusion. Aussi, ce qui devait fatalement arriver arriva, et les libations produisirent leur effet. »
Des affrontements eurent lieu à Saint-Chamond, Saint-Etienne, Terrenoire... mais c’est à La Ricamarie, aux puits de Montrambert et de La Béraudière, qu’ils furent les plus violents. Un millier d’hommes assaillirent le puits Abraham mais ils furent repoussés. Le capitaine Gausserand qui commandait la troupe déclara que les « ouvriers se laissaient aborder par la pointe des baïonnettes et qu’ils offraient eux-mêmes leurs poitrines en disant : « Frappez si vous voulez, mais nous ne partirons pas. Nous réclamons notre droit ! »
Ce sont les arrestations du Puits Devillaine qui mirent le feu aux poudres. La Région Illustrée : « Le 16 juin, au matin, une manifestation toute pacifique, à laquelle prirent part environ 200 ouvriers, eut lieu autour des puits. Personne ne l’inquiéta. Il n’en fut pas de même l’après-midi. Vers 2 heures, une seconde manifestation aussi calme que la première arriva vers le puits Devillaine. Une compagnie du 4e cerna les grévistes. » Ces mineurs voulaient empêcher le chargement d’un stock de charbon destiné aux aciéries Holtzer du député Dorian. Celui-là même que « La Fraternelle » avait appuyé dans sa course à l’élection !
Une quarantaine d’entre eux (33 écrit La Région ; à noter que ceux qui ont écrit sur le sujet évoquent le plus souvent le puits de l’Ondaine au lieu du puits Devillaine. Les deux puits étaient voisins) furent arrêtés et le capitaine Gausserand décida de les conduire vers la prison de Bellevue à Saint-Etienne. La Région toujours : « L’illustre capitaine de cette soldatesque avinée (sic) demanda au machiniste Morel des cordes pour attacher ces honnêtes malfaiteurs. Inutile de dire que Morel répondit qu’il n’en avait pas. »
Le commandant choisit de faire passer sa troupe par un chemin détourné. Deux cents soldats conduisent les prisonniers mais, très vite, une foule de grévistes grossie par les habitants des hameaux traversés (le Montcel...) s’agglutine sur leur passage et se fait pressante. C’est aux abords du puits Quentin qu’eut lieu la fusillade, vers le hameau du Brûlé où le chemin était encaissé entre deux talus de trois à quatre mètres.
Comment se sont déroulés les événements ? Le chemin était enjambé par une passerelle sur laquelle la foule s’était massée. Des centaines d’autres grévistes et des proches des prisonniers (800 selon Gausserand) attendaient aussi sur un des talus l’arrivée de la colonne. Un groupe dévala alors le talus et parvint à libérer une dizaine de prisonniers. C’est en tout cas ce que déclara l’officier dans son rapport. L’article de la Région Illustrée (toujours cette « personnalité ricamandoise ») évoque pour sa part « une délégation de Ricamandois qui aborde le capitaine et lui demande la mise en liberté des camarades ». Les auteurs de 150 ans de luttes ouvrières dans le bassin stéphanois forcent le trait : « Les femmes, les filles et les mères des prisonniers se jettent aux pieds des soldats ; affolés, ceux-ci répondent par une fusillade ».
Gausserand déclara dans son rapport que, du haut de la passerelle, des pierres commençaient à pleuvoir sur ses soldats et que des coups de feu furent tirés depuis la foule des grévistes. Rien n’est moins sûr puisque aucun soldat ne semble avoir été blessé. Toujours est-il que la troupe ouvrit le feu, sans sommation. Mais Gausserand a-t-il donné l’ordre de tirer ? Il s’en défend, écrivant dans son rapport que ses soldats agirent, « poussés par un sentiment de légitime défense ». L’article de la Région Illustrée indique clairement qu’il perdit son sang froid et qu’il commanda le feu. Ni la brochure du Sentier du mineur de la Ville de la Ricamarie, ni Pétrus Faure ne prennent partie à ce sujet.
Ensuite ? « Une débandade à travers champs s’ensuivit, mêlée des cris de douleur des blessés, et des vociférations des autres manifestants. Et la fusillade continuait par trois fois sur les malheureux fuyards, tuant ceux-ci, couchant le paisible arracheur de pommes de terres (Georget), transperçant dans les bras de sa mère (Fleurine Basson) un innocent enfant de 17 mois ! » Le récit ne manque pas d’émotion. « O horreur ! Un jeune homme de 18 ans, nommé Boileau, se trouvait au nombre des prisonniers. Sa mère vint s’agenouiller aux pieds du lieutenant, demandant grâce pour son enfant. Non ! ce lieutenant aussi cruel que gorgé de vin, voulut lui aussi avoir sa victime. Et elle était là devant lui, à genoux ! Pauvre femme, pauvre mère ! le fils prisonnier, ce n’est pas suffisant. A ce bras odieusement glorieux, il faut une autre proie ! ! Et d’un coup de sabre, traversant la tête de la malheureuse de la bouche à la nuque, il l’étendit sur le sol... »
C’est de la mort de Rose Rival, 49 ans, dont il est question ici. Epouse de Claude Boileau, elle habitait au Montcel. 12 autres victimes restèrent sur le carreau. Une 14e devait succomber à ses blessures quelques heures plus tard. Trois autres femmes furent grièvement blessées ainsi qu’un garçonnet et une fillette. Cette dernière, Eugénie Petit, fut blessée de deux coups de feu et d’un coup de baïonnette. L’Impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, fut sollicitée pour venir en aide à sa famille. L’Impératrice demanda conseil à un général qui lui répondit : « Je pense que venir en aide à des familles qui n’ont pas craint d’employer l’outrage et la calomnie contre de braves soldats qui ont fait leur devoir serait du plus fâcheux exemple aux yeux de cette mauvaise population de Saint-Etienne ; ce serait un blâme jeté sur l’armée, et ce serait dangereux pour l’avenir. » L’Impératrice ne leva pas le petit doigt.
14 étoiles : pour chacune des victimes dont le nom est gravé sur le socle du Monument. Inauguré le 24 juin 1989, il a été sculpté par Victor Caniato.
VICTIMES DES COMPAGNIES DES MINES ET DE L’EMPIRE
TOMBEES LE 16 JUIN 1869 AU BRULE
(ancienne plaque)
Marguerite Basson, 16 mois ; Rose Rival, 49 ans ; Barthélémy Revol, 38 ans ; Femme Revol, 35 ans ; Claude Soulas, 19 ans ; Joseph Françon, 19 ans ; Pierre Valère, 21 ans ; Jacques Fanget, 25 ans ; Simon Chatagnon, 27 ans ; Antoine Paule, 27 ans ; Claude Clémençon, 27 ans ; Antoine Gourdon, 38 ans ; Michel Guineton, 37 ans ; Claude Georget, 68 ans
Le retentissement de la boucherie du Brûlé fut immense. De nombreux journaux parisiens, dont Le Moniteur, envoyèrent sur place des correspondants pour assister aux funérailles du 18 juin. Léon Heckis, journaliste du Moniteur, n’hésita pas à affirmer la responsabilité de Gausserand. Emile Cretot, rédacteur en chef de L’Eclaireur stéphanois qui, dans un premier temps, évoqua le « Massacre » dut démissionner. 5000 soldats et gendarmes furent déployés les jours suivants pour éviter tout incident.
Outre les grévistes déjà arrêtés par Gausserand, une cinquantaine d’autres mineurs furent traduits en justice courant août. Parmi eux, Michel Rondet qui fut condamné à sept mois d’emprisonnement, mais les détenus furent graciés quelques jours plus tard à l’occasion du Centenaire de la naissance de Napoléon. Gausserand, quant à lui, fut décoré place Marengo de la Légion d’honneur. Un an plus tard, la tête du « héros » du Brûlé était emporté par un obus prussien, à ce qu’il s’est écrit...
André Peyrache dans La Ricamarie ex-commune minière de la Loire. Entre présence et abscence ou la mise en attente des restes :
" Cette fusillade du brûlé, qui est soulignée dans tous les livres parlant de la mine dans la région et que l’on veut monter au rang de fait historique d’intérêt national, possédait un lieu de commémoration, puisque tous les ans la municipalité ainsi que les syndicats des mineurs déposaient une gerbe en souvenir des événements. Un film sur la Ricamarie (gardé à la Cinémathèque de Saint-Etienne, ndlr) nous montre un de ces moments où une foule s’avance avec drapeaux et fleurs dans le chemin du Brûlé ; le groupe fait face au terre-plein pour le dépôt de la gerbe. Plus tard, une plaque commémorative sera installée sur un ancien lavoir près du lieu de la fusillade, sur laquelle on peut lire les noms des victimes.
Aujourd’hui, le vieux lavoir de pierre, auquel les livres d’histoire locale font référence comme s’il ne devait jamais disparaître, s’est vu emporté par l’urbanisme, le chemin du brûlé s’est transformé en route pour les camions qui exploitent le crassier, route qui doit permettre dans quelque temps le contournement du centre ville. Lorsqu’il est fait référence à la tranchée rouge dans les divers ouvrages, il est noté que la plaque en mémoire des morts se trouve placée sur le vieux lavoir et qu’il est devenu le lieu de commémoration. Aujourd’hui, cela n’est plus d’actualité. Un monument a été installé, au bord de la route, tout près des dernières maisons, cette sculpture moderne ne fait pas signe pour les quelques personnes qui se seraient aventurées par hasard dans cet endroit de la ville qui apparaît plutôt comme un « no man’s land ». La plaque commémorative a tout d’abord été déposée sur le sol du petit musée Michel Rondet, appuyé contre un mur, en attente ; maintenant, elle y figure comme une pièce muséographiable au même titre que les anciennes lampes, casques, plans etc... Aujourd’hui, un monument a pris place aux portes d’une cité disparue, il interroge les passants sur ses origines."
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info