Auteur·ices de l’article « Crépuscule ou l’erreur de la confusion. À propos de l’idole Branco », on nous a reproché de ne pas assez parler du contenu de son livre. C’est pourquoi nous en publions aujourd’hui une recension.
Plus profondément, cet article, comme le précédent, répond à une inquiétude. Nous avons l’impression que nos camarades de lutte identifient de moins en moins bien les ressorts fascisants ou complotistes de certains discours. Il s’agit sans doute du reflet de notre défaite idéologique. Face à un air du temps de plus en plus confus, nous n’avons pas su transmettre des anticorps antifascistes ou imposer une voix claire anti-autoritaire. Si certain·es anti-autoritaires décident de s’en accommoder, les auteur·ices de ce texte estiment que la montée des idées confusionnistes est un luxe que nous ne pouvons collectivement pas nous permettre. Nous serions heureu·ses de pouvoir passer du temps à lire et à écrire sur d’autres sujets, mais, tant que des discours de ce type pourront pénétrer dans nos espaces politiques, nous seront contraint·es de passer de l’énergie à y répondre. Ce décryptage du bouquin de Branco est donc destiné à nos camarades, et son message peut se résumer à « faites attention à ce que vous lisez ou diffusez ».
Cette lecture se base sur le pdf disponible en ligne. D’une part, pour ne pas donner d’argent à monsieur Branco ni à son éditeur. D’autre part, parce que l’auteur revendique des « centaines de milliers de téléchargements » et qu’on peut donc légitimement penser que c‘est cette version qui a été la plus lue.
Le paria, victime de la censure mais révélateur des plus grands secrets d’initiés
Dès les premières lignes, l’auteur assure que son ouvrage est « impubliable institutionnellement [...] du fait des liens de corruption, de népotisme et d’endogamie que l’on s’apprête à exposer » (p. 2). La sortie du livre aux éditions Au Diable vauvert, pas franchement underground, et son succès en librairie contredisent cette affirmation. Aussi éloignée de la réalité qu’elle soit, cette phrase introduit bien une posture qu’apprécie Branco : celle du paria censuré parce que ce qu’il révèle dérangerait (qui ? on ne sait pas).
Notons que, comme le confiait son éditrice à Politis, le bouquin de Branco n’a volontairement pas été envoyé aux rédactions. Ce qui explique qu’il y ait (relativement [1]) peu de recensions et permet, à peu de frais, à Branco et à ses soutiens [2] de crier ensuite à la censure médiatique... bien que le livre ne soit en aucun cas censuré et alors qu’il a, entre autres, été chroniqué par Le Figaro, France Culture, France info, Médiapart, Slate, Reporterre, Politis ou Arrêts sur images... et que son auteur a notamment été invité chez Hanouna. On ne sait pas trop s’il faut rire ou pleurer du ridicule de cette posture [3].
En tous cas, Branco semble convaincu qu’il va nous en apprendre de bonnes, qu’il va « expose[r] un scandale démocratique majeur : la captation du pouvoir par une petite minorité, qui s’est ensuite assurée d’en redistribuer l’usufruit auprès des siens » (p. 2) et surtout que « le scandale dont il est sujet n’a pas été dit ni révélé » (p. 2). Or, l’ouvrage se base essentiellement sur deux autres livres : Mimi de Jean-Michel Décugis, Marc Leplongeon et Pauline Guéna (Grasset, 2018) et L’Ambigu monsieur Macron de Marc Endeweld (Flammarion, 2015).
Branco leur applique en partie la même lecture paranoïaque que pour le sien. Ainsi, la sortie de Mimi aurait été « étrangement tenue à l’écart de bien des télévisions et médias » (p. 9). Le livre a pourtant été chroniqué dans plusieurs grands titres (Le Monde, Libération, France Info, Elle, pour ne citer qu’eux). On notera par ailleurs que l’ouvrage de Marc Endeweld a été publié bien avant l’élection d’Emmanuel Macron, ce qui semble invalider ce que Branco assène plus loin :
Tout cela est su et connu par quiconque participe à ce landerneau politico-médiatique qu’est le petit Paris. L’on s’étonne dès lors qu’il ait fallu attendre septembre 2018 pour que les liens entre l’un des plus importants oligarques de notre pays et son Président aient été révélés. » (p. 13)
Sauf à considérer que « ce landerneau politico-médiatique qu’est le petit Paris » désigne en réalité toute personne disposant d’une carte de bibliothèque ou d’un accès aux librairies, cette affirmation ne semble pas tenir la route.
Mais qu’est-ce qu’on a fait au Bourdieu ?
Certain·es lecteur·ices ont sans doute découvert, grâce au livre de Branco, qu’il existe une classe dominante et qu’elle travaille à maintenir sa position par un système d’entre-soi bien rodé. Cela dit, il est très présomptueux de la part de l’auteur de prétendre en faire la révélation. Sans tous les citer, on peut penser aux travaux de Bourdieu et Passeron qui font aujourd’hui autorité [4], et que beaucoup connaissent sans les avoir lus, ou aux ouvrages des Pinçons-Charlot (qu’on aurait du mal à qualifier de « confidentiels » [5]).
Mais peut-être que ce qui séduit, c’est d’avoir cette fois le point de vue d’un insider un vrai, qui aime à se dépeindre en « traître à sa classe ». Pourtant, Branco ne semble guère doué pour la traitrise, puisque ce fils de la haute bourgeoisie est à présent un avocat de personnalités (ex-avocat de Mélenchon, défenseur d’Assange et Nicolle) et un polémiste médiatique... S’il veut réussir dans cette entreprise, on lui conseille de changer de méthode et de s’intéresser aux inspirantes réflexions développées sur le refus de parvenir.
Cela dit, si l’on aime voir un milieu dépeint par ceux qui en proviennent, on regardera avec plus d’intérêt Les bonnes conditions de Julie Gavras, documentaire qui suit sur une période de treize ans huit jeunes du 7e arrondissement de Paris, du lycée à la trentaine. Documentaire lui-même réalisé par une « fille de » qui met son milieu d’origine à nu [6]. Les mécanismes de reproduction sociale y sont très bien expliqués et on notera que le documentaire a été diffusé sur Arte, et qu’il est toujours disponible en ligne. On peut difficilement parler de censure.
Plus loin, l’auteur va jusqu’à se demander « Aurait-on identiquement voté, si l’on avait su que ce jeune admirable, touché par la grâce et sorti de nulle part par la seule force de son talent, était en fait propulsé par l’un des hommes les plus puissants et les plus influents de France ? » (p. 13). Quel dommage, Branco, notre sauveur, est arrivé un chouïa trop tard pour éviter la catastrophe [7]. Pauvres de nous ! Tout à la dénonciation des réseaux d’influence ayant « propulsé » Macron, Branco omet complètement d’évoquer d’autres éléments de contexte expliquant son élection : bilan désastreux ayant conduit à l’effondrement du candidat PS, affaires de pognon touchant François « Rends l’argent » Fillon, etc.
Redites et de reformulations
Branco aime également insister sur un autre fait qu’il a la bonté de nous révéler : les grands médias français sont possédés par une dizaine de milliardaires.
Nous comprenons que part de cette information n’a pas été révélée car part des plus importants médias de notre pays appartenaient à tel oligarque, et part des autres médias à cet autre oligarque : qu’il y a donc bien, contrairement à ce qui est répété à tue-tête par le moindre journaliste à qui on poserait la question, qu’il y a un problème grave dans le fait que la presse française soit concentrée entre les mains de quelques personnes très richement dotées, qui ont investi dans les médias car leur fortune dépend de l’Etat. » (p. 18)
Il faut en effet un immense courage à l’auteur pour révéler cette information, que l’on trouve déjà dans Le Monde Diplomatique en 2016 [8], dans Bastamag en 2017 et surtout qui est le cœur du travail de l’association Acrimed depuis... 1996.
En fait de révélation, il n’y a jusque là, et il n’y aura par la suite, vraiment pas grand-chose : de la redite, de la reformulation d’enquêtes menées par d’autres.
Des révélations ? Branco préfère les sous-entendus
Ce qui est notable en revanche, c’est la façon dont le vocabulaire de la pourriture et de la corruption s’infiltre dans le texte, par petites touches, parfois simplement agaçantes, parfois proprement ahurissantes, comme ici, dans une comparaison Macron-Poutine dont l’auteur se défend :
« Il y a bien d’autres éléments qui rendraient la comparaison oiseuse, dont le fait que M. Macron ne provient pas des services secrets, mais d’un autre corps tout aussi important, l’inspection générale des finances. » (p. 20)
Quelques lignes plus loin cet autre passage laisse pantois·e : « On rejettera le parallélisme dès lors, mais pourtant il nous restera, comme une petite musique nous rappelant de la fragilité de notre liberté, comprenant que des différences qui pouvaient sembler de nature pourraient n’être que de contexte. »
Et si le but de Branco était celui-là : laisser une petite musique, à force de sous-entendus ?
Le vocabulaire de la pourriture et de la putréfaction est omniprésent dans Crépuscule. Selon Branco, les « fortunes sont plus souvent le fruit de putréfactions cadavériques que d’actes qualifiant aux béatifications » (p. 10). D’autres exemples de son vocabulaire :
« Parce qu’ils se tiennent loin des jeux d’influence qui pourrissent le petit-Paris. » (p. 6)
« Se pourrait-il que l’on comprenne ainsi comment peu à peu la fabrique de l’information en France s’est effondrée, acceptant avec toujours plus de naturel l’aberrant, faisant s’amollir jusqu’à laisser s’effondrer la société, emprise dans la mélasse d’un sentiment de pourri généralisé, alimenté non pas par la vigueur de la presse, mais au contraire par son incapacité à dénoncer, à se défaire de ces liens incestueux qui partout ne cessent de se déployer ? » (p. 30)
« Ce qui apparaissait comme un paysage pluraliste, empli de journalistes courageux et indépendants, ou du moins suffisamment nombreux pour se faire concurrence et éviter ainsi de trop grandes compromissions systémiques, n’apparaît plus, lorsque l’on tente d’y avancer à sec, que comme un putride espace où la peur et l’incertitude, l’asymétrie règnent pour écraser toute diction de l’information qui ne servirait pas l’un des appareils de pouvoir en place. » (p. 49)
« Ce que nous apprêtons à révéler, c’est donc bien la fable d’un individu qui, né au cœur des réseaux ci-exposés, s’apprêtait à en devenir le relais nécessaire autant qu’évidé et évidant, servant des pouvoirs pourrissants à l’instant même où ils se seront montrés mourants. » (p. 71)
Ce vocabulaire rapproche les écrits de Branco d’une tradition politique clairement identifiée : celle de l’extrême droite [9]. Il voisine avec celui du viol (il utilise l’expression de « viol démocratique » (p. 3)) ou de l’inceste (cf. ci-avant) et rime souvent avec un déclinisme tout aussi rance, qui proclame l’effondrement du pays ou de la civilisation. Et on a là le fond de la pensée de Branco : une oligarchie pourrie et corrompue serait responsable de tous les maux du pays.
« Forces étranges » et « puissances obscures », un vocabulaire complotiste
Cela dit, on se prend à espérer : aurait-on enfin un peu de contenu ? Car l’auteur allèche à nouveau son lecteur. Il est bâillonné car dans ce pays, on peut certes tout dire « sauf parler des mécanismes empêchant de tout révéler » (p. 20). Ça y est, on y vient, il va nous éclairer sur le fonctionnement d’un système complexe, sur les rouages du capitalisme, il va peut-être même apporter des solutions, allez savoir. Mais en fait non, toujours rien.
Quelques pages plus loin, Branco va jusqu’à reconnaître qu’en effet il ne nous apprend pas grand-chose :
Il nous faut insister sur ce point : l’on sait qu’au moins parcellairement, ces informations étaient connues par de très nombreux individus — nous pensons notamment aux rapports entre Niel et Macron, puisque nous les révélions nous-même dès 2016. Pourquoi, à part par le courageux et important journaliste indépendant Marc Endeweld, cela n’a-t-il jamais été dit ? » (p. 22)
Eh bien, si tout cela n’a pas fait grand bruit, c’est sans doute à cause de « forces étranges » : « Quelles forces étranges sont-elles ainsi capables de censurer les centaines de journalistes politiques ? » (p. 22). Branco ne va pas plus loin mais l’essentiel est là, et là encore laisse le lecteur·ice se débrouiller avec des sous-entendus [10].
L’expression « forces étranges », n’est pas la seule saillie explicitement complotiste de Branco. Quelques lignes plus loin, il évoque une « puissance obscure » (p. 23) [11]. Après avoir mentionné une figure classique, « Rothschild et de ses réseaux » (p. 45), sans rien en dire (même pas que la banque a employé Macron... la mention semble ici n’être là que pour l’imaginaire qu’elle convoque), il se présente régulièrement comme la victime d’une cabale systémique, dans une lecture paranoïaque du monde où il serait seul contre tous :
L’on tremble parce que soudain, l’on commence à se sentir étrangement seul et bizarrement encerclé, pour peu que l’on ne serve nul intérêt, ou nul relais qui pourrait un jour être, par l’un de ceux-là, mobilisé. (p. 49)
Branco ne dit pas que... mais quand même
Le reste de cette première partie est à l’avenant. L’auteur annonce un scoop puis se contente de relater des faits déjà connus et publiés par ailleurs : le pouvoir est acoquiné avec des hommes d’affaires, et les uns et les autres se rendent mutuellement service.
Le pouvoir est corrompu répète-t-il en boucle, en usant presque toujours de la même figure rhétorique, la prétérition, consistant à annoncer « Je ne dirai pas que… » pour affirmer quelque chose l’air de ne pas y toucher.
On a ainsi droit à ce genre de passages assez délirants :
Revenons à la factualité, écartant un instant les discours en commun disant communauté de vue, et les politiques qui chez l’un financent l’autre — on ne mentionne pas, puisque ce n’est pas notre sujet, ce que M. Niel avait obtenu chez Madame Hidalgo avant de se servir chez M. Macron — comme l’on ne mentionnera pas la litanie délirante de politiques publiques mises en œuvre par M. Macron pour protéger ceux qui l’ont fait monter. Ce serait prétendre à cette vision si étrange qui ferait qu’in fine, ces êtres seraient sans idées et ne penseraient la politique qu’à travers leur prisme, c’est-à-dire à travers ce qui servirait leurs intérêts. Ce serait rompre avec une vision marxiste que nous considérons déphasée, qui fait des grandes multinationales des molochs sanguinaires et désincarnés, là où, en traversant ces espaces, nous n’avons vu que des intérêts privés capables de se mobiliser et de se projeter à partir seulement de leur situation, ce qui explique la fragilité et la faiblesse, l’absence de hauteur de vue de ces politiques qui in fine desservent à long-terme les grandes institutions, qu’elles soient publiques ou privées, pour renforcer seulement les destinées de ceux qui les président. Ce serait sortir d’un complotisme un peu vain pour exposer la médiocre humanité d’individus à qui l’on avait cru une toute puissance machiavélique. Ce serait les dégrader. (p. 27)
Et un peu plus loin, après une attaque fort peu justifiée contre Médiapart : « Nous n’y croyons pas, mais nous sommes obligés de le signifier. » (p. 28)
L’argumentaire de Branco repose donc essentiellement sur quatre procédés stylistiques : le vocabulaire de la putréfaction, le sous-entendu, la prétérition et les questions laissées en suspens. Disons le tout net : il s’agit là d’une rhétorique complotiste, dans sa forme la plus classique.
En effet, une grande part de la rhétorique complotiste consiste à éveiller le doute sans jamais, directement, parler de complot, avec l’objectif de générer de la défiance chez celles et ceux qui la lisent ou l’écoutent. Ce faisant, la rhétorique complotiste s’appuie sur deux piliers de la raison moderne que sont la critique et le doute. Si la logique complotiste s’éloigne de la réflexion raisonnée, c’est qu’elle vise d’abord à multiplier les doutes, plutôt qu’à les résorber par la réfutation d’hypothèses.
Cela est très perceptible chez Branco : le sous-entendu et la prétérition fonctionnent de la même manière, ils laissent entendre ce qu’il faudrait penser de tel fait ou de telle idée sans jamais l’écrire ou le dire franchement. Ce procédé est d’autant plus fort qu’il s’accompagne de multiples digressions qui éloignent le lecteur·ice du coeur du propos et épaississent le brouillard du texte plus qu’elles n’éclaircissent quoi que ce soit ; et que seuls sont mentionnés les faits (plutôt des anecdotes) qui peuvent accréditer la thèse de l’auteur, jamais ce qui pourrait la discuter.
De la même manière, les questions laissées en suspens visent à multiplier les doutes et à introduire des réponses simplistes, l’air de rien. Pour ne prendre qu’un exemple, Dieudonné est un spécialiste du genre, ponctuant nombre de ses phrases d’un « je demande » faussement interrogatif.
L’avantage de ces procédés rhétoriques, c’est qu’ils permettent de s’en tirer à bon compte face aux critiques, sur le thème du « je ne fais que poser des questions » et d’affirmer des idées qui, formulées frontalement, pourraient tomber sous le coup de la diffamation.
Pour ce qui est du vocabulaire de la putréfaction, il vise à entretenir une petite musique, une ambiance, qui doit conduire le lecteur·ice à relier entre eux les différentes anecdotes ou évènements évoqués, qui s’expliqueraient par la nature dégénérée de leurs acteurs et non, par exemple, par des dimensions structurelles ou systémiques.
Cette ambiance est en fait le deuxième étage de la rhétorique complotiste. En effet, classiquement, une fois les doutes multipliés, est désigné, de façon essentialisante et souvent relativement floue, un petit groupe social comme pourri, dégénéré, amoral (en termes de mœurs notamment), et responsable de tous les maux identifiés. Pour Branco, ce groupe, c’est « l’oligarchie », un groupe social qui, malgré son caractère central dans le livre, n’est jamais défini précisément.
Gabriel Attal, véritable obsession de Branco
Après cette longue litanie dans laquelle Branco semble vraiment convaincu qu’il révèle l’insoupçonné, on passe au cœur du sujet, à ce qui intéresse vraiment l’auteur : Gabriel Attal [12].
Si la trajectoire de ce jeune secrétaire d’État peut être considérée comme révélatrice du fonctionnement d’un système de reproduction de l’élite française, on peut vraiment se demander en quoi elle ne relève pas de l’anecdote et de l’animosité que l’auteur semble nourrir à son endroit. Encore une fois, les mécanismes de reproduction sociale ont déjà été expliqués, et bien mieux, ailleurs. Avait-on besoin de cinquante pages sur monsieur Attal et sur ses conquêtes du lycée pour mieux en saisir le fonctionnement ? Rien n’est moins sûr. On notera par ailleurs que Branco s’acharne sur un Attal lycéen, quand il reproche lui-même à ses détracteurs de le juger sur des erreurs de jeunesse un peu potaches (comme la liste sur laquelle il notait ses camarades féminines).
Cette partie du bouquin est particulièrement pénible à lire. Plutôt que de proposer une analyse politique, Branco se livre à un récit digne de la série Beverly Hills. Le name-droping sert autant à flatter son égo surdimensionné (fier comme il est de connaître toute cette haute société) qu’à en jeter pour impressionner, croit-il, les lecteur·ices. Pour exemple, voici un passage représentatif de l’ouvrage :
Revendiquant ses origines royales et des liens avec la plus grande aristocratie russe, s’entourant très tôt d’une petite cour, qui comptera parmi ses entourages les héritières des familles Touitou et Olivennes, mais aussi des êtres plus fragiles et exposés au sein de l’Alsacienne car manquant d’appuis que les autres ne cessent de réclamer, alternant entre les grandes socialités et les écrasements de ses victimes du moment, séduisant l’héritière Giscard jusqu’à se trouver invité en leur domaine et y faire la cour à son idole de l’instant Valérie, avant de se montrer fier aux côtés des héritières Clarins devant le lycée mitoyen de Victor Duruy — lieu de reproduction des élites du septième arrondissement où il n’hésite pas à faire le pied de grue — Attal semble alterner entre jubilation et enragements, luttant contre un monde qui risque, croit-il, à tout moment de l’expulser. (p. 90)
Dans ce passage, on n’a pas bien compris la phrase de fin puisqu’elle est contredite par tout ce qui la précède, et la suite. C’est assez représentatif de l’ouvrage. Souvent, en lisant Crépuscule, on a eu du mal à suivre l’auteur, que le désir de cohérence ne semble guère embarrasser.
Surtout, d’une part, ces passages sont incompréhensibles pour qui n’a pas révisé son Bottin mondain. D’autre part, ces anecdotes censées être révélatrices ne sont que descriptives et ne démontrent strictement rien. À chaque fois qu’il a l’occasion de mettre en évidence le fonctionnement structurel d’un milieu social (ce qui pourrait être intéressant), Branco choisit d’individualiser le problème en se focalisant sur des personnes et, plus encore, sur leur mœurs [13]. Nous ne savons pas trop ce qu’on enseigne dans les écoles d’élite qu’a fréquentées Branco, mais nous doutons qu’on y apprenne qu’un enchaînement d’anecdotes constitue une démonstration.
Cet attrait pour la personnification devient carrément problématique lorsque surgit, comme un cheveu sur la soupe, une note qui renvoie Gabriel Attal dos à dos avec... Édouard Louis [14].
En cela, Gabriel Attal et Edouard Louis — exact revers de ce dernier — forment les deux faces d’une même et dépérissante médaille signifiante d’effondrement pour notre époque et notre civilisation, criant chacune à la conformation. (p. 85)
Par quel miracle Edouard Louis devient-il un symbole de l’effondrement supposé de l’époque ? On comprend bien que l’auteur oppose ici une figure de l’héritier, Attal, à une figure du transfuge de classe, Louis. Mais pourquoi personnifier ? Et pourquoi choisir Édouard Louis (et pas Annie Ernaux, par exemple) ? Branco a beau se défendre (très mal) de toute homophobie, on peine à trouver une autre explication à ce rapprochement [15].
L’attaque contre l’oligarchie plutôt que la lutte des classes
On a vu dans le long passage cité précédemment que Branco souhaite rompre avec une analyse marxiste qu’il juge « déphasée ». Plus qu’avec le seul marxisme, il largue en fait les amarres avec toute analyse du capitalisme et toute perspective de lutte des classes.
« L’oligarchie », quel terme bien pratique qui fleure bon le populisme. Ce peuple sain fantasmé par Branco et paré de toutes les qualités. Son seul défaut, il ne SAIT pas, car on LUI CACHE TOUT. On oserait presque parler du « Gilet Jaune » comme bon sauvage :
Tous ces gilets jaunes qui ont été tant raillés, sont ceux qui mieux que les autres ont compris. Parce qu’ils se tiennent loin des jeux d’influence qui pourrissent le petit-Paris. (p. 6)
Ce n’est jamais ni le capitalisme ni l’État qui sont mis en cause mais les liens entre État et industriels. L’unique problème de notre système politique et économique, c’est la corruption, visiblement. S’il n’était perverti par ces « êtres » que Branco désigne à la vindicte, le système serait un bon système ; un « système sain » écrit Branco (p. 90) [16]. L’idée qu’un système puisse être « sain », opposée tout au long de l’ouvrage au caractère corrompu et pourri du système actuel est symptomatique d’une pensée qui flirte bien souvent avec celle de l’extrême droite. Procédant de la sorte, Branco ne s’attaque pas au capital mais réclame de l’État qu’il soit fort et droit.
Les effets de manche à deux balles de monsieur Branco
Boursouflé est encore un mot trop faible pour décrire le style choisi par l’auteur de Crépuscule.
On note par exemple que « dans » ou « au » sont presque systématiquement remplacés par « en ». Sans doute lui a-t-on dit que ça faisait plus soutenu. Du coup, Branco en abuse, jusqu’au ridicule. Des « en », des « point » comme s’il en pleuvait, un style ampoulé qui tombe à plat et dont on finit par se demander s’il n’est pas là pour épater le populo, pour faire intelligent, à défaut d’être intelligible. Mais on dirait un enfant qui veut avoir l’air grand et emprunte les chaussures d’un de ses parents sans être en capacité de marcher avec. Pour que tout le monde profite de ce style imbuvable, voici un exemple typique de cet usage du « en » :
Brigitte Macron donc, égérie du bien commun, enseignait non pas en un lycée public, non pas en un lycée difficile, non pas en un lieu où son engagement serait à valoriser, mais dans l’un des lycées les plus cossus de Paris (p. 44)
Quant au « nous » qu’utilise Branco, il semble plus être un nous de majesté qu’un nous universitaire. Branco est tout de même très fier de rappeler dès qu’il le peut que lui aussi vient de ce milieu et aurait pu y rester, mais qu’aimant trop le peuple, il préfère se déclasser volontairement pour se mettre au service des autres [17].
Branco et les « êtres »
Branco n’utilise jamais les mots « personne », « homme » ou « femme ». Dans tout le livre, quand il n’emploie pas de noms propres, ces termes sont remplacés par l’expression « un être ». Au début, ça surprend. À partir de la page 20, on se dit qu’on ne devrait pas tarder à apprendre que Macron est en fait un reptilien. Mimi Marchand quant à elle sera même qualifiée d’« être interlope » (p. 71).
L’utilisation du mot « être » est là pour introduire une distanciation avec les personnes que cite Branco. Ceci est paradoxal : le terme est déshumanisant à l’égard des personnes visées alors que, par ailleurs, Branco accorde, en refusant toute explication structurelle des phénomènes qu’il décrit, un poids important à leurs actions (et donc ne les déshumanise pas du tout).
Problématique, paradoxal et troublant, ce vocabulaire synthétise en quelque sorte le problème du livre et de son auteur : tout cela est volontairement confus et politiquement craignos. En ce sens, Crépuscule rappelle qu’il faut aujourd’hui, comme hier, être vigilant : toutes les critiques des classes dominantes et toutes les dénonciations de la captation du pouvoir par quelques-uns ne sont pas forcément émancipatrices. Elles peuvent parfois être réactionnaires et autoritaristes. Ceux qui les formulent ne sont pas forcément des camarades. Comme Branco, ils sont parfois des ennemis politiques.
Des camarades anti-autoritaires lyonnais·es
Illustrations : captures d’écran d’une vidéo de Branco
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