Noise & Capitalism, extraits traduits

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L’essai Noise & Capitalism, publié par un collectif de musicien-ne-s de musiques expérimentales, improvisées ou bâtardement rassemblées sous le terme générique de « noise », est un pavé de 200 pages traitant du potentiel de subversion et d’émancipation de ces musiques dans le contexte neo-libéral actuel, contexte qui se nourrit de plus en plus de l’art, de la créativité individuelle et des contre-cultures pour donner un nouveau visage au capitalisme. La lecture de Noise & Capitalism peut être laborieuse, étant donné qu’il a été publié en anglais et que le ton y est globalement académique, voici donc quelques passages traduits…

J.

Anthony Iles, dans « Introduction »

« The Foundry n’est pas un vieux pub de l’East End mais il occupe un emplacement privilégié depuis lequel observer la transformation radicale de l’est de Londres depuis 15 ans. Parfait exemple de la réorientation de la force économique, depuis la production industrielle du Siècle des Lumières vers le tournant post-moderne de l’industrie du loisir/plaisir, le quartier désormais mondialement célèbre où se trouve The Foundry, Shoreditch, est passé d’une zone industrielle, quartier général & ligne de front du National Front à un endroit branché pour clubs, DJs et groupes. Au sein de The Foundry, une ancienne usine, sont représentés à peu près tous les styles de musique underground par le biais de concerts, festivals, sound-systems, soirées "open mic" et même le rendez-vous régulier de la noise et de l’improvisation : Oligarch Shit Transfusion.
Cependant, alors qu’à Shoreditch s’effectuait cette transition, le mouvement de ses résidents s’est accéléré, passant d’artistes et de squatteurs vivant dans d’anciens entrepôts décrépis aux architectes, créateurs et graphistes. Aujourd’hui, ce qu’il reste d’habitants est une super-élite d’employés municipaux et quelques artistes stars ayant capitalisé sur la hausse rapide des valeurs immobilières. Il se trouve que les promoteurs avaient étudié la gentrification de Chelsea et envoyé des artistes garder la place au chaud en attendant que l’endroit devienne suffisamment "cool" et que les prix de l’immobilier commencent à grimper. Leurs services n’étant plus nécessaires, les contrats de courte durée des artistes prirent fin et ils furent chassés de la zone, ainsi que toute personne n’ayant pas été capable de racheter au prix fort leur habitation. (…)

Pour les "esprits créatifs" qui avaient donné à l’endroit son cachet culturel et peuplé son réseau de bars et de cafés qui deviendraient bientôt la destination des chasseurs urbains de plaisirs branchés, le marché semblait injuste, comme si on les avait dépouillé de quelque chose sans rien en retour. Si Shoreditch est devenue une métaphore de la manière dont le capitalisme utilise la créativité à ses fins, The Foundry pourrait être un rappel que d’autres possibilités existent. Cependant, cet endroit sale et politisé coexiste avec la douce transformation du quartier en un terrain de jeu pour les citoyens socialement ascendants de la ville-monde. (…)

Howard Slater affirme que le capital a transformé les relations de production afin d’imposer jusque dans nos propres sens son système de valorisation, la production de valeur étant passée de l’usine à l’"usine dans mur". Il parle de : "la manière dont nos corps, nos membranes sensorielles, sont devenus non seulement le lieu sur-stimulé des messages de l’industrie médiatique et de la séduction subliminale mais également des terrains cruciaux de la maintenance continue de nous-mêmes comme "points de circulation". (…)
Si Slater a raison, un endroit comme The Foundry pourrait être considéré comme un point-clé de la lutte dans laquelle les artistes et musiciens expérimentent dans des conditions hostiles et se confrontent à l’industrie médiatique, à la soi-disante industrie "créative" et à leur tentatives d’emprisonner, déformer et automatiser nos propres sens de perception et d’affectivité. »

Mattin, dans le chapitre "Going Fragile"

« A quel moment pensez-vous que la vraie innovation, la vraie expérimentation survient ? Probablement quand les gens sont dans une situation d’insécurité nouvelle pour eux et qu’ils sont un peu indécis et effrayés. Ce sont les moments où les gens doivent repousser leurs limites. Les gens innovent lorsqu’ils sortent de leur confort familier. (…)

La musique improvisée a le potentiel de subvertir les formes classiques de production musicale, mais c’est à ses musiciens de s’y introduire afin de les déconstruire. Ouvrir de nouveaux champs de possibilités signifie devenir fragile jusqu’à détruire les peurs qui nous retiennent. (…)

Nous ne parlons pas ici de changer les conditions de travail de la majorité des gens, mais d’avoir conscience que la culture, la créativité et la communication sont en train de devenir les outils de l’"usine sans murs". Nous devons être suspicieux des manières dont les pratiques culturelles peuvent être exploitées par le capital. Pour cette raison nous devons constamment questionner nos intentions, nos façons de faire et leurs relations aux conditions dans lesquelles nous agissons, afin d’éviter la récupération par un système qui produira des murs idéologiques autour de nous. Etre opposé à ces conditions signifie danger et insécurité. »

Csaba Toth, dans "Noise Theory"

« La naissance de la noise peut être expliquée uniquement dans le contexte de l’effondrement de la ville industrielle. La noise est un genre profondément métropolitain (même dans sa forme écologique) qui s’est d’abord fait entendre dans le paysage urbain & industriel ravagé et le climat culturel réactionnaire des années Thatcher-Reagan et, peut-être de moindre manière, durant l’ère de Yasuhiro Nakasone. Coïncidant avec la désindustrialisation en Occident et au Japon se développa une partie essentielle du processus de globalisation : l’émergence d’un réseau global d’information et de gigantesques multinationales. La saturation par les biens de consommation et la simultanéité de l’information tissèrent un réseau beaucoup affiné et précis que tout ce qu’on pouvait imaginer à l’ère industrielle. (…)

A sa création, la musique noise était influencée par diverses constatations, culturelles comme politiques, en rapport avec son regard sur la société post-industrielle. En termes de musique, les premières performances noise confrontaient ce qu’elles percevaient comme la destruction du rock par une industrie culturelle reflétant la production de masse et ce qu’Attali appelle la répétition. A leurs yeux, la standardisation industrielle au sein de l’industrie du disque en particulier incarnait l’émergence de modèles uniques et totalitaires. L’impulsion initiale derrière la noise reposait sur la constatation qu’étant donné que la production industrielle imposait les critères de la répétition au sein de la musique de masse, toute forme culturelle de répétition existant sur le marché des commodités obéirait à la logique implacable de l’industrialisation. Les musiciens de noise créèrent donc une musique non-répétable en dehors du nexus commercial. »

Edwin Prévost, dans Free Improvisation in Music and Capitalism : Resisting Authority and the Cults of Scientism and Celebrity

« Bien entendu, il est peu probable (mais pas impossible) que quelqu’un décide d’écouter ou de jouer de la musique improvisée uniquement en réalisant la valeur politique de cette musique. Et c’est une source de déception permanente de voir beaucoup de gens que je connais et considère comme politiquement intelligents être toujours incapables de s’identifier au radicalisme qui réside dans le processus d’improvisation libre. Pour beaucoup de radicaux de gauche ce genre de musique demeure incompréhensible, principalement dû au fait que les improvisateurs créent une musique dépourvue de tonalité conventionnelle et de rythmes familiers, volontairement désinterressée de tout appel commercial et populiste. Alors que pour beaucoup d’auditeurs, n’importe quel ersatz de folk-rock merdique ou même de "world music", tant qu’il contient un message politisé ou une vague allusion à un évènement politique historique, fait l’affaire. Et cela continue de fonctionner pour eux malgré le fait qu’ils soient conscients des compromis avec le capitalisme que la plupart des musiques populaires sont obligées de faire pour exister. (…)

Il semblerait qu’il ne vient pas à l’esprit de beaucoup d’idéologues de gauche que le changement dans les relations sociales devra avoir lieu dans toutes les formes d’activités humaines, la musique inclue. Pendant ce temps, nombreux musiciens puisant leur inspiration dans l’improvisation s’aperçoivent que certaines facettes de leur créativité sont potentiellement exploitables par un secteur en plein essor du marché des loisirs appelé "art". Tout ceci est très décourageant pour ceux qui pensent que la musique libre improvisée peut être d’une certaine manière un véhicule ou un modèle pour le genre de société, autre que capitaliste neo-libérale, dans laquelle nous préférerions vivre. (…)

Malgré tout, avant de sombrer dans la désillusion, examinons ce qu’il se passe avec cette appropriation capitaliste, bien que mineure, de l’improvisation libre. Pendant des années j’ai pensé que certains des sons incroyablement discordants et la bousculade des normes auraient résisté au marketing. Alors que pour moi-même et d’autres c’est cet "autre" sonore que nous trouvons attractif, j’ai l’habitude des réactions aux musiques expérimentales et improvisées de la part de gens qui ne les considèrent pas du tout comme de la musique ! Ce qui se passe aujourd’hui c’est que dans certains contextes, la dissonance et la déconstruction sont devenues des expériences tolérables. Peut-être est-ce ce à quoi Cardew faisait référence lorsque durant les années 60 & 70 il observait la bourgeoisie endimanchée lors de, par exemple, la Biennale de Venise ou les performances de la Merce Cunningham Dance Company. Ils écoutaient attentivement et applaudissaient poliment la musique de John Cage & co. "La bourgeoisie a appris à prendre ses médicaments", déclara-t-il. Qu’est-ce que l’avant-garde doit faire pour choquer aujourd’hui ? Rien du tout. Comme Chris Cutler le suggère avec une conviction éclairée : l’avant-garde est morte. Beaucoup de publics ont appris à applaudir poliment à presque n’importe quelle occasion, tant qu’ils sont persuadés que leur approbation témoigne de leur bon goût et il y a de toute façon toujours le verre ou le dîner d’après-concert à apprécier.

Ben Watson, dans Noise as Permanent Revolution

« Le courage de la jeunesse la rend capable de regarder les choses en face. Sa folie est d’imaginer que personne ne l’a fait avant elle. L’avantage de la noise comme style pré-établi est qu’il met au premier plan un aspect de la musique qui trouble la société bien pensante depuis au moins Beethoven. En gros, le refus de la musique de jouer le simple rôle obéissant de décoration ou de divertissement : la musique authentique est un rapport à la vérité, le contraire d’une simple soirée agréable. (…)

La production de commodités entraine de la compétition entre différents capitaux, dont le résultat est l’innovation technique permanente. L’obsolescence culturelle est le corrélaire spirituel de cette guerre de tous contre tous. La révolte œdipienne doit se résumer aux limites étroites des préférences de style, afin que les jeunes trouvent une "identité" en consommant quelque chose de différent que leurs parents. Comme d’habitude avec la logique des commodités, il est difficile pour la morale d’analyser ce processus. Est-ce bien ou mal ? Aucune idée ! C’est contradictoire, c’est en train de se produire, c’est inévitable : on vit dans ce bordel, que doit-on y faire ?"

Matthieu Saladin, dans Point of Resistance and Criticism in Free Improvisation : Remarks on a Musical Practice and Some Economic Transformation

« Ces transformations du capitalisme sont été très largement abordées par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur livre Le Nouvel Esprit du Capitalisme. Les deux chercheurs distinguent dans leurs travaux deux sortes de critiques accompagnant l’histoire du capitalisme. Ils nomment la première "critique sociale", caractérisée par la lutte pour l’égalité, contre l’exploitation et l’individualisme et la seconde "critique artistique", sensée dénoncer l’oppression et la domination par la standardisation et la commodification. (…)

La critique artistique exigeait davantage de liberté et d’autonomie individuelle et refusait le contrôle par la hiérarchisation et les tâches planifiées. Le nouvel esprit du capitalisme lui donna satisfaction en abandonnant le Fordisme et en ré-arrangeant l’organisation du travail en s’adaptant à ces demandes. La nouvelle organisation fut accompagnée d’une nouvelle forme de précarité.
Le sociologue Pierre-Michel Menger le résume en ces mots : "Donc l’ironie est que les arts, qui ont développé une forte opposition à la domination du marché, apparaissent comme les précurseurs de l’expérimentation vers la flexibilité, en fait l’hyper-flexibilité". Eve Chiapello explique : "la prévoyance et la rationalité, d’après les consultants en management, ne sont plus les seules clefs du succès. En fait, il faut "diriger par le chaos", innover constamment, être flexible, intuitif, avoir un fort "quotient émotionnel". Les entreprises sont trop bureaucratiques, trop hiérarchisées, elles aliènent la force de travail, elles doivent "apprendre à danser""... (…)

Les entreprises au sein desquelles ces impératifs se manifestent prennent la forme de structures organiques qui permettent les relations interpersonnelles en les rendant horizontales. Elles s’inscrivent dans une logique de processus et cherchent à encourager une implication grandissante de chacun de leurs employés. Les singularités peuvent interagir plus facilement et de là le profit escompté se trouve dans la créativité favorisée par la rencontre de ces différences. Ces transformations ont tendance à établir un lien entre le monde économique et ce qui pourrait constituer les spécificités du monde artistique. Elles contribuent à rendre leur opposition moins évidente : "la séparation entre les deux mondes n’est plus si sûre, les frontières sont plus vagues, rendant possibles des transferts de logiques, de personnes et une hybridation réciproque".

Howard Slater, dans Prisoners of the Earth Come Out !

« Ce n’est pas nouveau, mais nos propres propensions affectives ont été rendues productives. Jonathan Beller : "Le commerce n’est pas seulement le mouvement de l’argent et des objets, c’est le mouvement du capital à travers notre système sensoriel." (…)

Nos sens travaillent. »

"La propriété intellectuelle, c’est de la merde" - Billy Bao

Le livre entier (en anglais) est téléchargeable en PDF là :
[-www.arteleku.net/audiolab/noise_capitalism.pdf]

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  • Le 26 août 2010 à 16:31, par CAC Brétigny

    Exposition
    Mattin « L’exposition comme concert »
    1er septembre au 30 octobre 2010
    au CAC Brétigny
    http://www.cacbretigny.com/inhalt/information.html

  • Le 31 janvier 2010 à 18:28

    Article très intéressant ! Dommage que le livre n’existe qu’en anglais. En tous cas merci pour les extraits traduits.

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