“Serrer les boulons et faire rouler l’économie”
L’idée que le développement des grandes infrastructures serait indispensable pour "sortir de la crise" n’est pas vraiment nouvelle. Déjà dans les années 30, la politique des grands travaux était censée sauver les économies occidentales ravagées par la "grande dépression". Au fond, « crise » pourrait être le nom, à chaque fois répété, des phases de restructuration du capitalisme. Et le développement des infrastructures la solution miracle qui est censée y remédier. La « crise » comme fonctionnement normal de l’économie, comme toile de fond.
En Italie, si Mario Monti n’a pas eu besoin d’élections pour remplacer Berlusconi, c’est parce qu’aux yeux de tous, il n’est pas un politicien mais un technicien qui doit réparer les problèmes économiques du pays. Seul un technicien peut, par delà les divergences politiques, être protégé des secousses de l’opinion publique pour mener à bien les réformes. Côté français, le projet de TGV Lyon-Turin avait été remis au goût du jour en 2008 sans susciter de débat particulier, dans le cadre d’un simple plan de relance. Pour ne pas rater le train du Progrès, celui qui relierait Madrid à Kiev [1] en quelques dizaines d’heures. Cette ligne TGV ne constitue en effet qu’une portion d’un des nombreux "corridors stratégiques" pour le développement indéfini de l’économie de la zone euro.
Pour "rétablir la rentabilité de l’union européenne face à la concurrence des économies émergentes" (et toutes nos déprimantes conditions d’existence qui l’accompagnent), il faudrait à la fois serrer les boulons et faire circuler davantage (davantage de marchandises ou de voyageurs friqués). Au nom de la crise, ou dans le silence assourdissant des engins de chantier, c’est le même passage en force qui se joue, la même stratégie du choc. "La réformes des retraites est indispensable", "le train à grande vitesse doit passer", "il faut réformer le système de santé".
Un journaliste grec posait même il y a peu cette question presque naïve : ne vaut-il pas mieux avouer au peuple que le pays, pour sortir de la crise, doit être soumis pour au moins deux ans à une sorte d’état d’exception permanent. Les grands aménagements et "la crise" fonctionnent au sein d’une même machinerie politique qui vise à transformer les conditions de vie des populations comme si, précisément, cette opération n’avait rien de politique, comme si les évolutions s’imposaient d’elles-mêmes, avec la fatalité d’un ordre des choses, d’une inéluctable marche en avant.
Ce qui se joue là avec la « crise » et ses « nécessaires restructurations », c’est une nouvelle organisation du monde. La stratégie : d’une part, intensifier les conditions d’exploitation (en gelant les salaires, réduisant les retraites, en développant la flexibilité et en "assouplissant" les protections sociales... voir les thérapies de choc imposées en Grèce, en Italie ou en Espagne au cours des derniers mois) ; d’autre part, opérer une meilleure connexion entre des « zones à fortes valeurs ajoutées », transformant de facto les autres territoires en zones de relégation. Il y a les centres villes intelligents, durables, hauts lieux de la performance économique, et les banlieues pourries. Il devrait y avoir le Lyon-Turin, comme si les métropoles pouvaient déjà se toucher, s’inter-pénétrer... mais à condition de faire disparaître le Val Susa, sous un trait d’union ou sous les gaz lacrymogènes.
Les grandes infrastructures nécessaires à toute cette réorganisation sont également de deux ordres. Les lignes à grande vitesse, l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, les lignes THT ou le câblage par fibre optique fonctionnent comme des dispositifs structurants, au sens d’une intensification des flux économiques (flux de marchandises, d’information, d’énergie ou de capital sur pattes). D’autres infrastructures doivent permettre la création ou l’extraction de valeur, même dans les coins les plus paumés. D’où l’idée saugrenue de mettre des soleils en cage comme à Cadarache, ou de faire cracher la roche pour capter les huiles ou les gaz de schistes, depuis l’Ardèche jusqu’au Jura ou au bassin parisien. Des flux et des pôles.
Désormais, les actions qui s’évertuent à dénoncer ces infrastructures sont inutiles. Fukushima a parlé pour le nucléaire, même constat pour le gaz de schiste au Canada. Quant à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la destruction de 2000 hectares de bocage laisse peu d’ambiguïté sur la sensibilité des aménageurs. La difficulté n’est plus tant de convaincre que de trouver comment combattre.
"Combien de grains de sable ?"
La crise désigne aussi une période de déstabilisations, occasionnées par toutes les mesures de "sauvetage" en cours. En de multiples points des gens résistent à ces mesures ou s’opposent aux réorganisations annoncées de leurs conditions d’existence. En temps de crise, il y a la place pour reprendre l’initiative. Mouvements contre l’austérité en Grèce, en Espagne, au Portugal ou en Italie. Mobilisations contre le nucléaire, les lignes à haute tension, les forages exploratoires ou les LGV... « Non à l’aéroport », « No TAV », « Stop THT » : ce qui s’exprime ici c’est la puissance du refus. Le Non veut nier le pouvoir et non plus le prendre. A Rome, une grande manifestation contre les plans d’austérité a été organisée courant mars par un des principaux syndicats italiens (FIOM) ; au grand désespoir du parti démocrate, la FIOM avait décidé de s’associer au mouvement NoTav.
Un peu partout, les gouvernants et les journalistes "sérieux" dénoncent ces mobilisations comme autant d’atteintes au "fonctionnement normal des institutions". Comme lorsque Sarkozy accuse sans rire les ouvriers de Florange de "faire de la politique" (leur reprochant de prendre l’initiative plutôt que d’attendre sagement les élections présidentielles), ou qu’un éditorialiste italien se lamente sur la multiplication des luttes qui ça et là s’en prennent aux "tunnels de la démocratie". Dans le Val Susa ou sur un piquet de grève, la démocratie est sans doute mise en crise. Tout simplement parce que des gens, alors, refusent de s’en remettre aux instances légitimes et de se laisser gérer. Blocages ponctuels des voies de communication ou du fonctionnement de l’économie, déboulonnages de pylônes, occupations de la rue, de bâtiments... Il s’agit de se donner les moyens de la lutte, et de les assumer.
Les nécessités de l’organisation pour la lutte ou la simple survie quotidienne ouvrent des espaces habitables, engagent des manières de se trouver, de penser ensemble, de manger ensemble, de bouger ensemble qui appellent bien autre chose qu’un retour à la normale. Les Presidi du Val Susa, les maisons occupées sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les cantines populaires ou les hôpitaux occupés à Athènes dessinent des territoires de lutte d’où s’affronter réellement à la crise et à sa gestion gouvernementale, en leur opposant une autre transformation de nos existences. A chaque fois qu’un presidio, une maison ou un terrain est expulsé, c’est cette possibilité qui est attaquée. Pour laisser place à des espaces indifférenciés, interchangeables, vides de toutes nouvelles possibilités. Si les temps difficiles qu’on nous annonce sans cesse impliquent de nous serrer la ceinture, de faire avec moins, ça fera toujours moins de choses qui nous tiennent ou nous domestiquent, et plus à faire, à inventer, par nous-mêmes.
En Italie, les événements du Val Susa essaiment du nord au sud de la péninsule, et même au-delà des frontières. La vallée, comme territoire en lutte, s’est chargée au fil d’une résistance de plus de vingt ans et elle explose à présent, re-dissémine, contamine en d’autres lieux – sous de nouvelles configurations. C’est que les gestes, et l’intelligence de la lutte ne cessent aussi de circuler. Côté français, l’opposition au TGV prend corps aussi, parce que les enquêtes publiques ont marqué une nouvelle étape dans la réalisation d’un projet jusque-là un peu vague, parce que nul ne croit plus aux sornettes du Progrès, aux nécessaires sacrifices qu’il faudrait concéder pour que tout roule.
Face aux aménageurs, il n’y a pas que la résistance d’une constellation de foyers locaux ou de moments de révolte. Un autre plan se constitue peu à peu. Par la mise en commun (des questions comme des pratiques), par l’auto-organisation, ces irruptions locales cherchent leur effet de résonnance : ce qui fait que quand des fréquences s’ajustent, elles provoquent une onde de choc. Si chaque situation a quelque chose de propre, qui s’éprouve singulièrement, elle détermine un halo qui la déborde et fait communiquer d’une lutte à l’autre autour d’enjeux familiers : le territoire, le commun, les autonomies à défendre et depuis lesquelles reprendre l’offensive...
Un souffle plus large, une onde qu’il nous faudra bien apprendre à nommer, à intensifier. Quelque chose de plus que ce qui se joue strictement là. L’élément révolutionnaire.
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