10 décembre : une matinée pas comme les autres à l’ENS de Lyon

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ENS Lyon | Réforme des retraites 2019-2020 | la précarité tue

Retour sur une opération de blocage historique de l’ENS le 10 décembre.

Quelques semaines avant cette fameuse matinée du 10 décembre, absolument rien ne pouvait laisser envisager la naissance d’une telle force déterminée. Les rares étudiant.e.s qui se joignaient au mouvement étudiant contre la précarité le faisaient à titre personnel, parfois au sein du syndicat étudiant de l’école, Écharde, mais toujours dans des proportions assez faibles (quelques dizaines de personnes). À l’ENS même, point question de blocage. Une telle initiative paraissait inenvisageable. L’école était, comme assez souvent d’ailleurs, plongée dans un sommeil lourd, isolée et relativement sourde à ce qui pouvait se passer dans les autres universités. Un premier réveil, pour le moins inattendu, eu lieu la veille du 5 décembre et de l’appel national à la grève générale. Certain.e.s étudiant.e.s ont émis leur envie de bloquer l’école, comme c’était le cas de l’université Lyon 2 et de l’IEP de Lyon depuis quelques semaines déjà. Le Jour J, peu avant les cours, une tentative de blocage a lieu. Des barricades sortent de terre sur 3 des 10 entrées qui entourent l’ENS. Pas assez pour bloquer totalement l’école, mais néanmoins suffisant pour interpeller, discuter, donner envie aux étudiant.e.s se sentant isolé.e.s de rejoindre un mouvement plus massif, et surtout pour soutenir de manière visible les invisibilisé.e.s : le personnel de l’école en grève qui chaque jour œuvre pour nous permettre d’étudier dans des conditions idéales. Le blocage est raté. Les cours ont lieu, la vie de l’école n’est pas perturbée pour un sou, les discussions avec les étudiant.e.s et enseignant.e.s souhaitant se rendre en cours sont globalement assez courtes. Nous ne relèverons pas outre mesure les tentatives d’intimidations de la part d’enseignant.e.s : tentative de renverser des camarades en fonçant dans la foule avec un vélo, insultes nombreuses envers les bloqueur.euses, etc. Mais ce blocage est aussi une réussite : il est l’occasion de créer des liens entre les étudiant.e.s ainsi qu’avec le personnel, il est un moment de chaleur malgré les basses températures d’un hiver qui ne saurait tarder. Les évènements futurs prouvent que ce blocage fut un succès.

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De l’usage des instruments démocratiques classiques comme rempart contre l’idiotie
Contre les réticences, contre les réclamations, contre les colères qui ont opposé à la grève et au blocage du 5 décembre un « droit du travail sacré », nous avons pu brandir un instrument politique classique, jugé comme hautement démocratique par un vaste pan de la société, mais qui n’en est qu’une pâle image en réalité : le vote à la majorité. La veille de cette matinée de blocage, une assemblée générale réunissant plus d’une centaine d’étudiant.e.s de l’école vote à une écrasante majorité – 100 contre 4, le reste ayant décidé de s’abstenir –, le blocage total de l’école. La partie n’est pas gagnée : certain.e.s craignent que la grosse centaine d’étudiant.e.s que nous sommes ne puissent suffir à bloquer tous les points d’entrée. Néanmoins, c’est quasi-unanimement que les étudiant.e.s décident d’avoir recours à cette action : la paralysie totale d’un lieu à haute valeur symbolique. Inutile de rappeler que l’ENS est une vitrine du gouvernement, une école élitiste dans laquelle l’État piochera ses futurs hauts fonctionnaires, et inégalitaire avec le reste des étudiants de France car elle permet à une moitié des étudiant.e.s de l’école, entrée sur concours, de disposer d’un salaire étudiant – obligatoirement remboursable si l’étudiant.e choisit de ne pas travailler par la suite comme fonctionnaire pour l’État.

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Le vote ou l’imposition d’un outil autoritaire
Ainsi, nous nous sommes dotés d’une légitimité « démocratique » à opposer aux plus rétifs. Car face à des blocages, les arguments les plus courants tournent autour de celle-ci, et de la nécessité de prouver que nous sommes dans notre bon droit. Mais il est nécessaire de rappeler une chose : à aucun moment le vote ne constitue un instrument juste. Il est d’ailleurs bien souvent l’inverse. La violence subit, quelle qu’en soit la forme, par des étudiant.e.s dans notre cas, et par toute autre personne dans cette société, est régulièrement invisible. Celles et ceux qui vivent cette violence l’intériorisent, la gardent en eux. Celles et ceux qui souffrent le font en silence. Car la souffrance gène, la souffrance n’est pas belle, la souffrance n’est pas bonne à voir. Pour cela, la souffrance doit être gérée par l’individu en question. L’injonction « souffre en silence » est érigée, consciemment ou non, comme un comportement normal dans une société où l’empathie se perd et peut parfois même être considérée comme un comportement déviant – en témoigne la classification d’hypersensible utilisée parfois pour caractériser des individus encore dotés d’une forte sensibilité. Si l’individu ne peut gérer cette souffrance, il doit la cacher. Et s’il ne peut la cacher, il est mis au ban, repoussé aux confins de la société.

Invisibilisés de la sorte, celles et ceux qui souffrent n’ont pas ou peu de moyens de faire part de cette douleur. Ils ou elles sont souvent seul.e.s, et ne peuvent faire entendre leur voix dans une marée humaine informe, qui va et vient dans les lieux de consommation et de production : villes, universités, espaces de travail. Une marée humaine qui ne leur laisse par ailleurs guère le choix, car tout doit bien aller, tout doit filer droit, tout doit être aplati. Celles et ceux qu’on appelle les sans-voix, en ont bien une. Mais elle est happée dans le vacarme incessant d’une société qui a rendu la souffrance indésirable, et minoritaire. Celles et ceux qui souffrent n’ont aucun pouvoir. Pourtant l’unique solution proposée est l’attente d’une « autorisation démocratique », c’est-à-dire d’un vote à la majorité, pour pouvoir agir sur le monde qui les entoure, sortir de l’invisibilisation permanente et volontaire de leur souffrance, pour y mettre fin. Et cela est parfaitement autoritaire. Il s’agit d’une dépossession des moyens d’action sur sa vie propre, sur sa santé physique et mentale, par une majorité décideuse. La minorité souffrante – parfois majoritaire mais minorisée –, doit attendre la compréhension de la majorité pour voir leur situation changer. Et cela est profondément immonde. Alors oui, la grève et le blocage sont des bras d’honneur permanents à cet ordre des choses infâme.

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Le blocage comme nécessité
Il s’agirait maintenant de rappeler que, dans le cas de l’ENS, la moitié des étudiants n’ont pas le droit à un salaire, tout comme le reste des étudiant.e.s de France. Le salaire étudiant est d’ailleurs l’une des revendications principales du mouvement étudiant actuel. Aussi, l’ENS est peuplé d’étudiant.e.s précaires forcés de travailler en parallèle de leurs études dans des boulots alimentaires afin de subvenir à leurs besoins. Pour celles et ceux qui ne seraient pas acculé.e.s, le niveau de vie général reste néanmoins en dessous du seuil de pauvreté. Le blocage pour que les revendications soient entendues est alors perçu comme une nécessité, un choix certes, mais un choix contraint. L’acte du camarade étudiant qui s’est immolé à Lyon est là pour le rappeler. L’urgence est réelle. Par ailleurs, le blocage met en péril les étudiant.e.s qui y participent : les nombreuses AG, la participation aux blocages, aux manifestations qui s’ensuivent, épuisent les corps et rendent d’autant plus difficiles les études et les travails alimentaires. Sans parler de la répression scolaire, judiciaire voire policière auxquelles peuvent s’exposer les étudiant.e.s.

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Du travail comme « liberté de se faire exploiter »
Tous ces éléments permettent de déconstruire le discours réactionnaire qui aime manier la rhétorique de la feignantise et du travail comme valeur absolue pour attaquer les bloqueur.euses. Mais même ces éléments de rhétoriques ne sont pas glorieux : ils s’inscrivent dans un discours libéral où l’homme doit être productif, n’a de valeur que par son travail et où la paresse est illégitime. Or comme l’affirmait déjà Paul Lafague en 1883 dans son Droit à la paresse :

« Une étrange folie possède les classes ouvrières. Cette folie est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture ».

«  […] il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la Paresse, mille et mille fois plus sacrés […]  ».

Alors non, vous qui affirmez que le travail est un « droit sacré », le travail n’est pas un droit, et encore moins une valeur en tant que telle. Il ne l’a jamais été dans sa forme actuelle pour quelconque communiste, socialiste, que ce soit. Et encore moins pour les anarchistes. Le travail telle qu’il est présenté aujourd’hui est plutôt, comme l’affirmera une étudiante, un « droit de se faire exploiter ». Bien entendu, personne ne dispose des mêmes privilèges au travail et votre situation aisée joue certainement beaucoup dans la tenue d’un tel discours. Mais il le rend d’autant plus violent. La violence symbolique de vos mots se mêle à la violence de vos actes qui foulent du pied toute solidarité envers vos étudiant.e.s, vos camarades, vos collègues et envers le personnel de l’école que vous croisez tous les jours. Toutes ces choses rendent vos attitudes méprisables.

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Le blocage est une fête
Heureusement, la fête n’a pas été gâchée par quelques personnes égoïstes. Le blocage total de l’école a été vécu par les quelques 200 étudiant.e.s présent.e.s – celles et ceux qui avaient voté en assemblée générale, mais aussi celles et ceux qui nous ont rejoint – comme un grand moment de liesse, de libération, et de solidarité. Et beaucoup de choses y ont contribué. En premier lieu, l’acceptation d’une pluralité d’actions : les bloquer.euses n’avaient certainement pas les mêmes idées politiques, ni la même façon d’appréhender les actions durant la matinée. Or, l’atomisation des caméras extérieurs de l’ENS, le jaillissement sur les murs d’une poésie urbaine qui a rapidement recouvert tous les murs extérieurs de l’école, l’usage de tout type de mobilier pour constituer les barricades, la pluralité de messages politiques. Toutes ces actions, aussi différentes les unes que les autres, ont été dans leur globalité acceptées par toutes et tous. Si la présidence, obtus, n’a fait fermer administrativement l’école que 5h après le début des blocages, et si les coups de pression ont été nombreux par les vigiles, les enseignant.e.s et les étudiant.e.s, c’est bien cette union qui a grandement participé à la réussite de l’action, à la bonne humeur ambiante, à cette grande fête que l’ENS n’avait pas connue depuis 10 ans. Des étudiant.e.s militant.e.s expérimenté.e.s aux étudiant.e.s qui participaient pour la première fois à des actions politiques, cette matinée a pour toutes et tous constitué un début. Une base, un socle commun, une fédération de colères et de sensibilités pour continuer le mouvement déjà-toujours en cours.

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Un étudiant de l’ENS de Lyon

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