Préambule
Après deux mois de lutte et de bouleversements en tout genre, le mouvement contre la loi El Khomri n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Les manifs continuent et des blocages économiques se mettent en place (raffinerie, SNCF, piquets volants...). Rien n’est donc fini. Malgré cela, au vu des affrontements récurrents entre policiers et manifestants et du nombre d’interpellations depuis le mois de mars, un bilan des opérations répressives doit être dressé. C’est l’objet de ce texte.
Premier élément d’analyse : nous n’avons, depuis qu’existe la Caisse de Solidarité – c’est à dire depuis 2007 – jamais eu affaire à autant d’arrestations et de condamnations en si peu de temps, en période de « mouvement social ». Le seul précédent comparable est le mouvement contre la réforme des retraites de 2010. Le nombre d’appels reçus sur le téléphone de la Caisse les jours de manifs est très élevé (nous reviendrons à la fin du texte sur les conséquences de ce grand nombre d’appels).
Au sein de la lutte, l’action de la Caisse consiste à capter les gens à la sortie des garde-à-vue (GAV) ou du tribunal, de prendre le temps de discuter avec eux, de donner des conseils juridiques et de proposer éventuellement les services d’avocats compétents, d’assister autant que possible aux comparutions immédiates, de distribuer des tracts de conseils en manif et en garde-à-vue. Enfin de participer financièrement à payer frais d’avocats (quand les interpellés ne veulent pas être défendus par des commis d’office).
Au niveau du nombre de gens arrêtés depuis la première manifestation, à savoir le 9 mars, il y a environ une cinquantaine d’interpellés qui ont été, d’une manière ou d’une autre, en contact avec nous - directement ou par leurs proches. Le chiffre réel des interpellations (celui de la préfecture) est forcément plus élevé (environ 130). Cela s’explique d’une part par le fait que la préfecture comptabilise tous les interpellés (y compris ceux qui se font relâcher sans poursuites judiciaires). Et d’autre part, par le fait que tous les interpellés ne sont pas au courant de l’existence de la Caisse de Solidarité. Pour pourvoir comparer, en France du 9 mars au 26 mai, environ 1 400 personnes ont été interpellées selon le ministère de l’Intérieur et une cinquantaine sont passées en comparutions immédiates.
Ici nous tenons à remercier infiniment toutes les personnes qui, présentes aux manifs, ont le réflexe de nous téléphoner afin de transmettre les informations sur les arrestations en temps réels. Ce relais est précieux. De la même manière, merci à celles et ceux qui diffusent des tracts avec le numéro de la Caisse. Ça facilite beaucoup le travail. Pareil pour ceux qui vont aux comparutions immédiates et aux procès et qui font ensuite des récits.Il est essentiel que ces gestes d’autodéfense collective se diffusent largement et ne soient pas la tâche d’un seul groupe.
Entrons maintenant dans le vif du sujet, à savoir tout l’arsenal mis en branle face au mouvement contre la loi El Khomri.
Comment travaille, en l’espèce, la répression
On peut diviser l’activité policière face au mouvement en deux volets : il y a tout ce qui s’effectue en flagrant délit (on se fait arrêter dans la manif, lors d’un rassemblement, etc.) et le travail policier d’enquête [1], plus souterrain, qui peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Quand les flics nous choppent dans la rue, comment font-ils ?
1. Le plus couramment : autour de la manifestation, pendant, ou juste après
Les flics repèrent quelqu’un, font tourner sa description, puis l’interpellent à chaud (quand la situation de cortège leur est favorable) ou en fin de manif.
Le rôle des RG en civil, en général postés aux abords des cortèges, est de repérer des individus, puis de transmettre des signalements aux équipages chargés de procéder aux interpellations (« l’individu porte une veste adidas blanche, un jogging gris et un foulard rouge »). C’est souvent le rôle des équipes de la BAC et des CDI (Compagnies Départementales d’Intervention, les flics chargés du maintien de l’ordre) [2].
Comment se protéger ?
Premièrement, et c’est le plus élémentaire : agir de façon à ne jamais être coupé du groupe, de la foule des manifestants. Éviter les situations où l’on se retrouve isolé et visible.
Deuxièmement : porter une tenue qui vous rend difficilement identifiable au sein de la manifestation. Le réflexe collectif de s’habiller d’une même couleur, en noir le plus souvent, et d’éviter les signes extérieurs distinctifs rend tout le monde anonyme. Cela sape le travail d’identification policier.
Troisièmement : prévoir des habits de rechange afin de ne pas présenter la même image en début, en cours, et en fin de manif. N’oubliez pas que les flics filment et photographient à tour de bras les cortèges, que ce soit avec leurs caméras ou à partir de l’hélicoptère (ils peuvent aussi exploiter par la suite les photos et vidéos prises par les manifestants eux-mêmes et partagées sur des plateformes Internet).
2. Sur la base de comparaison d’empreintes ADN et/ou digitales
À la mi-mai, une étudiante de Lyon 2 s’est vue convoquée et placée en garde-à-vue pour une manifestation sauvage remontant au mois précédent ; manifestation sauvage ayant occasionné des dégâts sur les locaux de la Police aux frontières (PAF), du tribunal de grande instance (TGI) et d’une banque proche de la place Guichard. Les empreintes digitales de l’étudiante – qui malheureusement avaient déjà été prélevées à l’occasion d’une autre affaire – ont été retrouvées sur un véhicule de police stationné devant la PAF. En perquisitionnant le domicile, les flics ont mis la main sur de la documentation « anti-flics » (en réalité des tracts du collectif « Urgence notre police assassine »), un ordinateur personnel (qui a été rendu par la suite, non sans que l’intégralité du disque dur ait été préalablement copié) et un téléphone portable. Bien qu’elle ait nié avoir dégradé la voiture, elle a écopé en comparution immédiate de 3 mois ferme sans mandat de dépôt [3].
Qu’en conclure ?
D’abord : avoir des gants sur soi est toujours une bonne idée. Qu’on compte faire des choses ou non. Un exemple : après la première incursion surprise au collège Truffaut (manifestation du 10 mai dernier), la police scientifique et technique est venue procéder à des relevés d’empreintes, notamment sur des canettes de bière laissées sur place par les occupants-éclairs.
Puis : il faut faire très attention à ce que l’on conserve sur le disque dur de son ordinateur, surtout lorsque celui-ci n’est pas sous Linux et n’est pas protégé par une clé de chiffrement (et on ne parle pas ici du vulgaire mot de passe de session). On ne peut que recommander d’aller faire ou refaire un tour sur https://guide.boum.org.
Remarque du même ordre s’agissant des téléphones portables : ce sont pour les flics de véritables nids à informations. En plus d’avoir accès à la liste de tous vos contacts, la police peut lire l’intégralité de vos correspondances SMS, y compris celles supprimées : les opérateurs ont l’obligation légale de conserver pendant un an toutes les données relatives à l’envoi et la réception de SMS, aux numéros composés, aux appels reçus, etc. (ce qu’on appelle dans le langage judiciaire les fadettes). Pareil sur le fait d’avoir son portable en manifestation, il devient difficile de nier ne pas avoir participer à telle action/manifestation si on avait son portable sur soi à ce moment-là vu que la carte SIM est géolocalisable et envoie périodiquement des informations aux bornes téléphoniques à proximité.
3. En étant reconnu à cause de ses vêtements, mais a posteriori
Une manifestante a été arrêtée le mercredi 11 mai lors d’un rassemblement devant l’Hôtel de Ville de Lyon, identifiée sur la base d’une veste qu’elle portait la veille, au cours d’une manifestation spontanée en réaction à l’utilisation du 49-3 par le gouvernement. Ce 10 mai là, deux commissariats ainsi qu’une permanence du Parti Socialiste avaient vu leurs vitrines souffrir du mécontentement de la foule. Elle a écopé de 6 mois avec sursis et 13 500euros d’amende.
Il est donc impératif de ne pas garder chez soi (et bien évidemment encore moins sur soi) des vêtements dont on sait qu’ils ont pu être repérés/filmés/photographiés dans des contextes de manifs tendues ou lors d’actions. Il devient en effet difficile, une fois attrapé, de contester sa présence à tel ou tel événement lorsqu’on est toujours accoutré de la même façon.
Ce à quoi on est en droit de s’attendre
Il est pour l’heure difficile d’établir une comptabilité méthodique des peines prononcées (ce qui n’aurait d’ailleurs pas forcément pour effet de rendre la situation plus lisible). Quelques grandes orientations néanmoins, quant au traitement réservé par le TGI (principal artisan du volet judiciaire de la répression) à la mobilisation contre la loi El Khomri à Lyon :
- les peines de prison distribuées sont nombreuses, mais sont dans beaucoup de cas prononcées avec du sursis, plus rarement en ferme sans mandat de dépôt et à deux reprises avec mandat de dépôt (1 mois ferme avec incarcération immédiate pour l’action devant la permanence du PS du 3e arrondissement le 9 avril ; et un mois de préventive pour une personne place Bellecour ayant dit « Nique Charlie, vive Daech » devant une ligne de policiers, le 31 mars) ;
- souvent, des dommages et intérêts sont accordés aux flics victimes de « violences » pour « préjudice moral » (à l’occasion de jets de pierres, de simples œufs de peintures, de mêlées provoquées par des tentatives d’arrestations musclées), ce qui permet toujours d’arrondir les fins de mois ;
- pour un certain nombre d’affaires, notamment celles engageant des mineurs, le renvoi à des dates de procès encore non-précisées ou tardives (pendant les grandes vacances, voire pour certains en octobre) ;
- parfois, l’utilisation par le parquet de son droit à faire appel de décisions qu’il juge pas assez sévères, et donc de nouveaux procès à venir ;
- enfin, avant les jugements, les GAV sont tout le temps très longues (les 48 h, soit 24 h renouvelées, sont très fréquentes, tout comme le passage devant le juge des libertés et de la détention le samedi, ce qui est dû aux journées de manif le jeudi).
Autre chose à repréciser : un procès n’est pas un moment où la justice va être rendue, les bons absous et les méchants châtiés. Dans le cadre des mouvements, la justice est là pour briser et condamner tout ce qui sort du rang, les éléments les plus déterminés de la mobilisation. Il est donc inimaginable que la justice relaxe des interpellés quand bien même les policiers mentent et quand bien même les preuves sont très minces – les relaxes sont ultra-rares pour ne pas dire inexistants. La justice n’instruit pas à charge et à décharge mais pour « casser du manifestant ». Il faut donc envisager le temps du procès, comme le temps où une institution va tenter d’écraser un individu extrait du mouvement.
Tout cela pour dire qu’il n’est pas tactique d’être sincère devant les magistrats. On est sincère avec ses amis, les gens qu’on estime, pas avec des gens dont la fonction est de vous faire payer votre engagement dans un mouvement. Petits exemples tirés de procès contre des manifestants lyonnais : la question « Vous arrive-t-il de boire de l’alcool » a pour but de vous faire passer pour un pochtron, pas la peine de répondre « Oui », ni d’ajouter que vous êtes venu en manifs avec des bières. Idem pour la question « Fumez-vous du cannabis ? », il n’est pas utile d’avouer la vérité. « Êtes-vous vraiment assidu dans vos études ? » sert à savoir à quel profil la justice a à faire pour aligner la peine ; être sincère et répondre « Pas vraiment » n’est pas une bonne option. Le plus malin est de toujours bien présenter devant la justice pour prendre le moins cher possible.
Comment se tenir les coudes ?
La solidarité est bien entendu, en premier lieu, une affaire qui s’éprouve dans les cortèges de manif – et notamment ces temps-ci du côté de sa tête. Rester ensemble, se grouper indéfectiblement derrière de solides banderoles, prodiguer des soins à l’intérieur du cortège, partager une vigilance face aux mouvements de la police : ces pratiques sont indissociables de la solidarité qui doit par la suite se mettre en branle dès que tombent aux mains des flics des amis, des connaissances, ou un voisin de baston. Personne ne doit être laissé derrière.
Étant donnée la fréquence des manifestations et des rassemblements, le nombre d’arrestations qui s’en suivent (pas un jour de manif sans arrestations depuis le 9 mars) et le nombre de procès passés et à venir, on est dans l’impossibilité pratique de rappeler tous les interpellés pour prendre des nouvelles et savoir qui est dans le besoin. Il est donc impératif que ce soit les gens eux-mêmes ou leurs proches qui nous (re)contactent afin de pouvoir se rencarder et voir à chaque fois l’évolution des différentes affaires et les situations personnelles de chacun des interpellés.
La Caisse de Solidarité lance un appel à dons, qui serviront à alléger les nombreux frais de justice pesant sur les inculpés du mouvement en cours :
- vous pouvez envoyez vos chèques à l’ordre de la Caisse de Solidarité au 91 rue Montesquieu 69007 Lyon.
- Il existe également une formule de prélèvement automatique permettant de verser chaque mois une certaine somme d’argent sur le compte commun
- Il y a périodiquement des concerts de soutien à la Caisse de Solidarité. Le prochain va avoir lieu le samedi 11 juin (hip hop + mix toute la nuit). Pour avoir l’adresse, envoyez un mail à caissedesolidarite/at/riseup.net.
- Rendez-vous tous les premiers jeudis de chaque mois à 19h au Bistrot de la Caisse, à l’Atelier des Canulars, toujours au 91 rue Montesquieu 69007.
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