Petits morceaux de mythologie amoureuse à la télé : les monstres

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Les systèmes d’échanges matrimoniaux, la manière dont les gens envisagent le rapport d’alliance que nous appelons famille, fonctionnent en étroite relation avec l’organisation matérielle d’une société. Pour autant que l’on sache, cette question est toujours traitée avec la plus grande attention par les personnes qui composent les groupes humains. Ceux qui nous ressemblent, nos pairs, accompagnent nos choix. Les groupes assurent ainsi leurs reproductions dans le temps. Cette reproduction dans le temps c’est de la répartition des biens, des techniques et de l’honneur dans une société. Comprendre ces systèmes d’alliances entre les gens permet d’entrevoir l’organisation générale d’une société et l’organisation générale d’une société permet d’entrevoir ces systèmes d’alliance.

L’amour est enfant de la consommation
Il voudra toujours toujours toujours plus de choix
Voulez voulez-vous des sentiments tombés du camion
L’offre et la demande pour unique et seule loi

Stromae - carmen

La télévision française, depuis quelques années, développe un certain nombre de programmes de téléréalité axés sur la question de l’amour. L’existence de ces programmes témoigne d’un détachement face à l’importance accordée au rôle des groupes de pairs dans le processus d’échange matrimonial des participants. C’est le même détachement que celui qui pousse des milliers de gens à réellement chercher l’amour sur des sites comme Meetic. Il s’agit de palier à la disparition des liens sociaux réels par des moyens automatisés. Les chaînes du câble rivalisent d’inventivité autour de cette question. Ces programmes reproduisent pourtant régulièrement une vision de l’amour comme correspondant au résultat de la mise en valeur de soi au travers d’épreuves censées éprouver les qualités de chacun. Comme avec un crash test pour vendre une voiture, on éprouve la valeur de nos candidats. Le détachement ne signifie pas la disparition des règles, c’est une nouvelle définition. Ces émissions apparaissent comme de magnifiques objets d’étude pour qui s’intéresse à la mythologie moderne de l’amour.

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À partir de là je pars en chasse

Comme à chaque fois avec la télé-réalité, ces shows sont aussi des freakshow [1], la fonction du monstre y est multiple. Il provoque le dégoût, mais aussi la pitié. C’est dans cette dualité que les producteurs de télé-réalité ont trouvé un concept devenu récurent. Ce qui nous est donné à voir, c’est l’image de ceux que méprise la fraction des cadres de la production du spectacle. Cette image se concrétise par le choix des candidats. Ceux-ci sont toujours issus des classes populaires, de préférence avec le moins de capital culturel possible. Tout au long de ces spectacles, ce faible capital est souligné parfois de manière grossière. Il s’agit de « faire le buzz », le Graal des Graals, et pour ça trouver la phrase la plus stupide et espérer qu’elle correspondra à une certaine pensée de l’époque. Il faut que ça se répande dans les réseaux sociaux : nouveau concept clé du spectacle. On insiste au montage sur toutes les fautes de grammaire, toutes les mesquineries.

Il nous est accordé le droit, nous, petits téléspectateurs, de nous moquer des faibles avec les puissants. Dans ce freakshow l’image des monstres nous rassure quand on nous dit de nous moquer et nous émeut quand on nous l’ordonne, à grand renfort de pathos. Comme aux jeux du cirque on les voit parfois se déchirer et on prend plaisir de chacune de leurs mesquineries, chacune de leurs trahisons. Certains de ces programmes où l’ennui est organisé, semble avoir pour seul but d’attendre, de manière perverse, le moment où la promiscuité finira par engendrer suffisamment de tension pour que des conflits éclatent. D’autres les invitent franchement à s’affronter et à rivaliser de vice. On s’attendrit aussi parfois devant leurs malheurs et on nous invite à avoir pitié. Il s’agit même d’autres fois de les corriger, de leur apprendre à s’habiller, à tenir leurs maisons, leurs enfants. Ce sont de vieux ressorts de l’arsenal des classes dominantes qui s’articulent ici pour imposer le mépris de classe dans la culture dominante d’une époque. Il s’agit de produire une culture contre les classes populaires, contre les anormaux. Distiller le mépris jusqu’à ceux qui en sont les objets. Apprendre aux pauvres à avoir honte.

La belle et ses princes, un conte pour notre temps ?

Le marché de l’amour n’échappe pas à la règle. Il me semble important, pour qui voudrait pouvoir parler de ce que ces programmes nous disent de l’amour, de toujours prendre garde à comprendre les mécanismes particuliers de ces freakshows qui s’expriment à chaque fois de manière différente. La belle et ses princes (presque) charmants est à ce titre une illustration parfaite tant elle est grossière. Une fille, la belle « une magnifique jeune fille qui cherche l’âme sœur » est courtisée par un panel de jeunes hommes. Les hommes sont répartis en deux catégories. Les prétendants qui, comme nous l’apprend la voix-off, ont « des qualités de cœur », et les séducteurs. Cette fille se trouve « tiraillée entre la beauté du corps et la beauté du cœur ». Tout est dit, l’émission se présente comme une longue mise en scène de cette dualité.

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Je me suis dit, l’enfer commence

Dès le début du premier épisode de la première saison, la belle vient et pense se voir présenter un groupe de personnes venu la séduire. On nous apprend qu’elle « a toujours craqué pour des hommes extrêmement beaux » (rien que ça) mais « qu’ils n’ont jamais su la rendre heureuse, car ils n’ont pas les qualités humaines qu’elle recherchait ». C’est cette entourloupe des qualités humaines qui sert de pilier à toute l’émission. Je ne pense pas casser spécialement le suspens en disant que, plus que de savoir si elle préférera les gentils ou les beaux, la question sera plutôt de se demander si les beaux peuvent être gentil (ou au moins ne pas être des connards). Les gentils, eux, ils sont surtout là pour être mignons. Un peu plus tôt, elle nous le disait la belle « L’idéal masculin ... un grand, brun... l’idéal s’il a les yeux claires ». Toujours est-il qu’elle nous le dit : elle a pas mal souffert à une époque et c’est fini, elle veut plus de ça. On nous apprend ensuite qu’elle est plus que jamais déterminée à trouver l’homme de ses rêves et que pour ça elle va rencontrer douze prétendants. C’est là que la foire commence. Ce que va nous dire la belle et ses princes (presque) charmants c’est que lorsque la question de l’amour concerne ceux qui ont un faible capital économique, le marché des échanges matrimoniaux est un sordide centre commercial où tout est question de marketing et de placement de produit.

Parce que « ce que la belle ne sait pas c’est qu’elle va rencontrer douze hommes sur lesquels elle ne se serait jamais retournée avant, mais qui possèdent toutes les qualités humaines qu’elle recherche ». Arrive un groupe d’hommes qui se présentent tour à tour, on lit sur le visage de la jeune fille une déception certaine. Ce sont les prétendants qui se présentent. On la voit dire à la caméra, « je m’attendais à des mecs simples mais... mignons ou pas... mais paaaas. » d’un air horrifié. La voix-off nous informe ensuite que les prétendants vont lui prouver qu’il n’y a pas que le physique qui compte. Tout en choisissant de nous les montrer en train de faire des étirements affublés de shorts aux couleurs criarde et de chasubles ridiculement grands pour leurs carrure. La belle saura-t-elle voir par-delà les apparences nous interroge la voix-off qui à décider d’entretenir le suspens, pendant que défilent à l’image des moments d’intimité entre la belle et différents prétendants. Ce serait quand même con d’avoir trop insisté sur leur physique non conforme et que tout le monde zappe.
Alors, là on nous en tartine et va y que je te dis que je suis capable d’avoir un coup de coeur en quinze jours et que je dis à l’autre que je n’ai jamais rencontré une personnalité comme la sienne et voilà les prétendants qui en rajoutent « on était très très émus ... très très contents ». Si la production insiste lourdement sur le physique de ces jeunes hommes c’est qu’il s’agit de bien comprendre que « si les garçons ne correspondent pas aux standards de beauté, ils ont beaucoup à lui offrir ». C’est qu’il s’agit de bien insister : ces gens sont moches mais gentils. Si toi au fond de ton canapé tu le trouves beau, tu dois te poser des questions.

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Mon but premier c’est de faire rêver

Parce que la belle, elle se demande si elle ne veut pas quitter l’émission et l’exprime d’une manière fort lucide « voilà, il faut qu’ils me plaisent un minimum ». C’est là que se noue réellement la séparation entre le freakshow et la mythologie amoureuse. Lorsqu’elle nous dit qu’il faut qu’ils lui plaisent un minimum elle exprime une vérité indépassable de cette émission. Ces personnes sont dans le groupe des hommes aux physiques disgracieux. La compétition est automatiquement pipée. Ces gens qui ne correspondent pas au critère de beauté de la belle lui ont été proposés en groupe et sans qu’elle s’y attende, créant chez elle un fort sentiment de rejet. Repartir à la fin de l’émission avec l’un d’eux c’est avoir la force de caractère de repartir avec quelqu’un qui a été socialement décrété moche. Dans une société où jeunesse et beauté peuvent apparaître comme des critères du bien, cette marque parait particulièrement infamante.

Croire que notre belle partira avec l’une de ces personnes c’est passer à coté des dynamiques sociales qui constituent le sentiment amoureux chez les sujets. Si dans des conditions réelles cette option parait être de l’ordre du possible, voir ce fort sentiment de rejet être dépassé par la construction d’un rapport affectif mutuel dans les conditions de l’émission, apparaît irréel. Le vocable de conte de fée employée nous aide à ne pas nous tromper, si on a déjà vu des crapauds se transformer en prince... c’était un prince charmant. Si elle fini, après une discussion avec la production de l’émission, par nous dire qu’elle va essayer de passer outre le physique. On comprend bien que l’arrivée du second groupe va tout bouleverser.

Plus tard, on nous préviens, ce sont les séducteurs qui arriveront dans le prochain épisode « le genre d’homme qui l’a toujours fait souffrir » nous apprend-on, « des garçons sublimes, mais qui n’ont pas les qualités humaines qu’elle recherche ». Le plan suivant enchaîne sur un gros plan sur les abdominaux d’un des bellâtre qui débite des inepties et conclue par : « [les filles] quand elles voient les abdos ça les excitent et alors là je pars en chasse ». Un autre sur le même genre de plan nous déclare que quand il part en chasse il ne lâche pas. Pour relancer un peu la compétition on nous incruste là-dessus un prétendant qui lâche « plus con que lui y a pas » comme pour nous dire, vous en faites pas y aura du spectacle.

Tout est fait pour nous rappeler à chaque instant à quel point les uns sont beaux (et accessoirement de parfaits enfoirés) et les autres sont moches (et si possible avec quelque troubles relationnels eux aussi). La production créée une rivalité entre les deux groupes alors que la compétition se joue principalement au sein même des groupes puisque la belle élimine à chaque émissions un membre de chaque groupes. On le voit d’ailleurs clairement dans ce première épisode où du fait de l’absence des séducteurs, les prétendants se déchirent entre eux. Malgré toute leurs belles « qualités de cœur » l’un d’entre eux surprend l’autre la main dans les soutien-gorge de la belle et s’en va tout raconter à celle-ci. Les voilà donc nos qualités de cœur : un goujat et une balance, le spectacle promet.

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Des hommes aux physiques ravageurs

Cette rivalité entre les deux groupes est l’occasion de mettre en scène régulièrement des signes qui expriment de manière éclatante les attributs dont l’émission affuble ces malheureux candidats. Les gladiateurs étaient parait-il armées selon différents archétypes qui leurs imposaient des styles de combats. Par un procédé similaire nos candidats se voient imposer un personnage. A ce titre, un épisode où la belle fait du cheval avec un séducteur juché sur un beau cheval blanc et un prétendant assis sur un poney, les pieds touchants presque le sol, semble révélateur. La condescendance avec laquelle la voix-off traite les prétendants est par certains égares risible, mais elle est aussi particulièrement infecte.

Elle est porteuse d’un mépris de classe doucereux. La mise en scène du sentiment amoureux y est indissociablement mêlé à la mise en scène du freakshow. Il s’agit donc pour qui s’intéresse à la mythologie amoureuse de comprendre ce qui s’incarne ici, au travers de ce freakshow. Il me semble que dans cette émission les prétendants joue le rôle de balise. Leur nombreuses attentions pour la belle souvent touchantes, parfois flippantes fixent le cadre de relation qu’elle entretient avec les candidats. Ils imposent le rythme de l’émission. Ce sont eux qui imposent aux séducteurs de jouer eux aussi sur ce terrain. Sur leurs impulsions, le comportement de tous les candidats se trouve redéfini lentement au fur et à mesure des épisodes. Parce que si en définitive la compétition ne se passe pas dans leurs camps, ce sont eux qui ont posé le cahier des charges moral. C’est cette pirouette qui permet aux producteurs de se regarder dans une glace le matin. Grâce à ce tour de passe-passe ils arrivent à se payer une bande de freak et toutes les possibilités de moquerie qu’ils recèlent en se donnant l’air de donner une leçon de morale. Et de nous laisser rêver que les monstres ont autant de chance que les autres de gagner dans la vie. Si cette pirouette tient, c’est aussi par ce que tout au long des épisodes les séducteurs savent s’inscrire régulièrement dans le jeu des monstres. Leurs comportements de trou du cul individualiste et menteur sont mis en images. Finalement, eux aussi sont lentement intégrés au freakshow.

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Je me suis dit c’est impossible elle est pas pour nous

Ce qui s’exprime dans cette émission c’est une vision de l’amour comme expression d’un cahier des charges que remplirait plus ou moins bien tel ou tel prétendant. La rencontre y est standardisée, les moments qui se jouent sont des happenings crées par la production où justement rien ne se joue entre les acteurs. En définitive, tout est toujours ramené à cette opposition entre qualités de cœur et qualités physiques. Tout le travail de la production se résumera donc à incarner des archétypes dans les corps de nos pauvres petits candidats. Le jeux de mise en scène des monstres dans ce cadre doit répondre à cet impératif particulier et jongle toute au long des épisodes sur la manière dont sont mis en scène les prétendants. Il me semble clair que tout au long de l’émission le jeux du combat entre des archétypes de l’Homme idéal s’entremêlent constamment avec ce rapport aux monstres. Pour comprendre ce que nous dit des marchés amoureux la belle et ses princes (presque) charmants, il semble donc impératif de garder ce premier épisode à l’esprit et les premières phrases de la belle sur les prétendants.

Ce texte est présent sur la brochure disponible ici :

[Brochure] « D’amours et d’Anarchie » suivie de « Note sur le concept de misère sexuelle »

Un texte où l’on parlera de pourquoi user son temps à écrire sur l’amour et où l’on se demandera pourquoi la question amoureuse est une question révolutionnaire. Où l’on parlera des joies de l’amour mais aussi de la misère sexuelle et affective.

30 décembre 2020

P.-S.

amours [at] riseup net

Notes

[1Spectacle où étaient montrées des personnes présentant des morphologies exceptionnelles qui faisaient chapiteau comble au XIXe siècle aux États-Unis.

Groupes associés à l'article

J.Bétine

  • amours (chez) riseup.net

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  • Le 17 mai 2014 à 16:21, par 666

    L’émission est carrément sexiste (la femme est au final le trophée d’un prétendant ou d’un séducteur) mais ça, à mon avis, ça a déjà du être dénoncé des centaines de fois... Plus subtil :
    Ce show diffuse une vision morale de l’amour comme quelque chose de monogame, d’éternel, de transcendant, d’hétéronormé (et ouais...)...

    « Leurs com­por­te­ments de trou du cul indi­vi­dua­liste »

    Hum... Restons polis, je n’ai rien à voir avec ces personnes.

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