La ville de Lyon est inscrite dans une geste révolutionnaire longue et a la chance d’avoir bénéficié d’historiens patentés pour restituer cette histoire : Fernand Rude pour les Canuts, Yves Lequin, pour la classe ouvrière du vingtième siècle, et plusieurs chroniqueurs du mouvement anarchiste, dont Claire Auzias, pour l’entre-deux-guerres. Ici elle analyse Mai 1968, vu enfin à partir des grandes villes régionales, dont surtout Lyon. Le mouvement du 22 mars lyonnais possède sur Paris l’avantage de n’avoir été le berceau d’aucun carriérisme et de n’avoir abrité aucune star. Au contraire, il a abrité des marginaux de tout poil, persiflés généralement dans des quolibets et du folklore. À Lyon ils s’appelaient les Trimards. Présents dans l’occupation de la faculté des lettres de Lyon-centre, quai Claude-Bernard, puis présents encore chez les uns et les autres après la défaite de Mai 1968, enfin, présents en prison comme victimes expiatoires de l’insurrection. Présents dans l’imagerie comme dans la préoccupation révolutionnaire du CLLPP, comité lyonnais de lutte pour la libération des prisonniers politiques.
C’est de ces figures ordinairement déniées des émeutes urbaines qu’il est question dans ce livre qui utilise un matériau exceptionnel d’archives publiques et privées.
Il y a mille récits sur cette nuit du 24 mai, puisqu’il y avait des milliers de barricadiers, tous pleinement conscients de leurs actes et d’une volonté explicite.
Surréalisme dans la fronde. Vendredi 24 mai, 11 heures du soir, à la grille de la fac… Un service d’ordre interne, en émoi, écoute les bruits d’explosion des grenades lacrymogènes et de sirènes des ambulances. Ce fut comme une apparition. Une amazone, blonde sur un anglo-arabe superbe, arrive devant l’entrée et d’une haute voix réclame passage. Dans la stupéfaction générale, chacun se croit victime d’une hallucination collective. On ouvre les grilles. La cavalière exercée fait monter les escaliers, pénètre dans la cour centrale, vers la rue Pasteur. Elle attache sa monture à un arbre, peu de temps après, on la voit ressortir à pied. Mais personne n’a vu ressortir le cheval. Or, vers une heure du matin, il n’y avait plus de cheval. Il restait le crottin. Toutefois d’aucuns affirment avoir entendu vers minuit une voix flûtée « Péga-a-se ! » qui appelait [1].
Le Canut ajoute :
J’ai connu Cristo à la fac, elle arrivait avec un cheval, bien sûr que je l’ai vue ! Je m’en rappelle bien, elle est arrivée avec le cheval à la fac, c’est une image grandiloquente, je suis sûr, je peux pas me tromper : un cheval, ça s’oublie pas. Elle avait du génie là.
Cristobal confirme :
Oui, c’était pas tout à fait comme ça a été raconté, parce que le journaliste a enjolivé l’affaire et ce n’est pas comme ça que ça s’est vraiment passé ! Le 24 mai, j’étais à la fac, et puis j’ai dit : « Quelqu’un a dit qu’y allait avoir une manif de l’autre côté. » Mais moi, effectivement, je pensais aller à la fac et prendre un cheval. Je voulais un cheval. J’avais bien dans l’idée que je prendrais un cheval quand je suis allée à la Vitriolerie, peut-être même pour aller à la fac. J’ai changé d’avis après, mais j’avais bien cette idée en-tête. Et puis je fais mon coup, bien comme il faut quand même […] je vais aux écuries. J’ai descendu le Rhône et j’ai continué tout droit jusqu’à la fac. C’était 4 ou 5 heures de l’après-midi lorsque j’arrive à la fac. Quand je suis rentrée, les mecs m’ont dit « il y a une manif », et là, j’ai hésité. C’est vrai que j’avais monté le cheval, je l’avais fait rentrer, je l’avais attaché à un arbre, je l’ai aidé – car il fallait l’aider à monter le perron – et je l’ai attaché. Je me suis demandée si j’allais à la manif à cheval ? Aux Galeries Lafayette, de l’autre côté ? Est-ce que je vais rejoindre les autres à la manif ou pas ? Avec mon cheval ou pas ? Je savais qu’ils se battaient et qu’il y avait la manif, de l’autre côté, dans la presqu’île. J’ai réfléchi et j’ai dit : « Je ne peux pas y aller avec le cheval, finalement je vais y aller à pied. » Et je pensais que je serais plus libre, parce qu’un cheval c’est encombrant dans une manif. Je me suis dit aussi : « J’aurais l’air de quoi, avec le cheval ? » Ce n’est pas pratique ! Voilà et j’ai eu raison et je l’ai bien laissé à la fac ! Et je sais d’ailleurs comment les gens l’ont récupéré. C’est les mecs de l’armée qui ont récupéré le cheval. L’armée, ils ont fermé leur gueule, c’est la grande muette l’armée, c’est pas n’importe quoi l’armée ! En 1968, les mecs faisaient quand même un peu peur, ils avaient un peu peur qu’on renverse le gouvernement et qu’on fasse une révolution.
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