En effet, on ne compte plus dans les journaux le nombre d’articles sur les militant.es sympas, ou les journalistes impartiaux injustement incarcéré.es par l’Etat russe car considéré.es comme « agents de l’étranger ». Jusque là ce terme pouvait prêter à sourire (jaune) tant l’autoritarisme de Poutine rappelle l’atmosphère paranoïde de la Guerre froide.
Sauf que maintenant c’est « chez nous ».
Probablement un des derniers textes discutés par le Parlement avant la dissolution, la « loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France » a été définitivement adoptée le 5 juin 2024 et publiée le 25 juillet.
En seulement 9 articles, cette loi autorise le fichage, le contrôle, la surveillance et la répression de toute « tentative d’ingérence étrangère ».
Voici un mini détail de ce texte :
-répertoire=fichage
Les articles 1 à 3 étendent les prérogatives de la Haute autorité à la transparence de la vie publique (HATVP). La HATVP, initialement conçue pour nous faire croire que nos dirigeants ne mélangent pas trop leurs casquettes (délits d’initiés, salaires mirobolants, conflits d’intérêts, corruption, etc.) va désormais gérer aussi un « répertoire national des représentants d’intérêts agissant pour le compte de mandats étrangers ».
L’article 4 prévoit la remise au parlement d’un rapport biannuel sur « l’état des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale ».
L’article 5 permet de renforcer le contrôle des investissements étrangers. (mais bon c’est ok que le Qatar achète le PSG).
-T’as ingéré, t’as plus d’oseille
L’article 7 autorise les ministres de l’économie et de l’intérieur à geler les fonds et les ressources économiques des « personnes physiques ou morales, ou de toute autre entité » qui commettent ou tentent de commettre, facilitent, ou financent des actes d’ingérence, y incitent ou y participent.
-Du terrorisme aux tags
L’article 6 autorise pour les 4 prochaines années (« à titre expérimental ») les services de renseignement à utiliser la technique consistant à faire fonctionner des traitements automatisés de données dans le but de détecter des connexions susceptibles de révéler toute tentative d’ingérence étrangère. Cette technique était initialement réservée à la "prévention du terrorisme".
L’article 8 modifie carrément le code pénal pour augmenter les peines d’infractions pénales commises « pour le compte d’une entité étrangère » (jusqu’à la prison à vie). Mais ce n’est pas tout, il autorise aussi dans le cadre d’enquêtes autour de ces infractions les « techniques spéciales d’enquête » (infiltration, captation de données, surveillance, captation des correspondances, …)
Quant au dernier article, l’article 9, il porte l’application de cette loi dans les Outre-mer.
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Pour rappel, une loi similaire, bien qu’un peu plus corsée, a été adoptée en Georgie ce printemps, malgré une intense mobilisation. A l’époque, cette loi était qualifiée de "pro-russe", et l’Union européenne a "profondément regretté" son adoption.
L’UE a déclaré mardi « profondément regretté » l’adoption définitive en Géorgie d’une loi controversée sur « l’influence étrangère », appelant ce pays candidat à l’adhésion à « revenir fermement sur la voie de l’UE ».
L’UE « a souligné à plusieurs reprises que la loi adoptée par le Parlement géorgien allait à l’encontre des principes et des valeurs fondamentales de l’UE », a rappelé le chef de la diplomatie, Josep Borrell, dans un communiqué, ajoutant que l’UE et ses Etats membres « examin[aient] toutes les options ».
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Pour rappel encore : en ce moment deux personnes moldaves sont en taule soupçonnées d’avoir fait ... des tags ! Elles ont été placées en détention provisoire et mises en examen pour "dégradation et participation à une entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale en temps de paix". Du jamais vu depuis la guerre d’Algérie d’après leurs avocats.
Sauf que c’est pas fini.
En même temps que la publication de cette loi poutinienne sortait le rapport de la « Commission d’enquête sur les politiques publiques face aux ingérences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l’étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d’entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté » au titre encore plus flippant, visez un peu :
Luttes contre les influences étrangères malveillantesPour une mobilisation de toute la nation face à la néo-guerre froide.
Ce rapport de presque 400 pages, en plus de louer les efforts de la France, émet une série de recommandations pour aller plus loin vers la « néo-guerre froide », donc vers la « mobilisation générale ». Ici nous proposons un simple survol de leurs recommandations phares, le rapport est en ligne pour celles et ceux qui ont de l’endurance.
Première pépite pour bien se mettre dans le thème :
Le passé de la France, en particulier son statut de puissance coloniale jusqu’à la seconde moitié du XX ème siècle, est fréquemment utilisé dans le narratif des opérations d’influence. Il s’agit, pour ses adversaires, de démontrer que la France a conservé ses réflexes coloniaux et qu’elle continue d’exploiter de manière unilatérale les ressources des pays du « Sud global » et de certains de ses propres territoires. Ce type de narratif est particulièrement utilisé pour cibler la France sur deux théâtres. L’Afrique, d’une part, constitue une zone privilégiée pour la diffusion de ces discours. Les campagnes informationnelles portées par la Russie en Afrique francophone diffusent activement l’image de pays européens uniquement préoccupés par la captation des ressources naturelles africaines. Les Outre-mer apparaissent, d’autre part, comme un terrain propice au développement de ces éléments de désinformation.
-influence positive
On l’a vu, le problème de la liberté d’expression en France c’est qu’on laisse dire n’importe quoi. Les rapporteurs préconisent de gonfler l’influence « positive », pour cela, rien de tel que de se baser sur les bonne pratiques de l’armée ! Comme le dit le bien nommé général Bonnemaison :
dès que l’on part en opération – par exemple le déploiement d’une force navale -, nous accompagnons ce déplacement d’un narratif valorisant l’action et la présence des forces françaises et nous veillons aussi aux effets négatifs.
mais attention, l’armée n’a pas le droit de communiquer « à l’intérieur », comme l’a souligné le ministre des armées Sébastien Lecornu lors de son audition :
Rappelez-vous l’armée française qui, pendant la guerre d’Algérie, distribuait des tracts pour expliquer à quel point c’était bien que l’Algérie soit un département français. Avec le recul, peut-on dire que c’était la mission de l’armée française que de mener ce combat de conviction ? Non, à la rigueur, c’était un combat politique.
Mais on va quand même se baser sur leur expérience, et on verra plus tard pour le recul :
Recommandation n° 11 : Réévaluer, à l’occasion de la prochaine actualisation de la loi de programmation militaire, soit avant la fin de l’année 2027, les moyens de la lutte informationnelle à l’aune de l’évolution de la menace
et même exporter cette expérience aux armées qui le souhaitent :
Recommandation n° 20 :Accompagner les partenaires de l’Otan souhaitant se doter de capacités comparables à celles du Comcyber
Une autre chouette idée qui vient de l’armée [1], c’est de recruter des écrivains, une « mobilisation des arts créatifs », une « pléiade d’influence » qui viserait à « soutenir l’image de la France à l’étranger, sans tomber dans la propagande ».
Recommandation n°17 : Créer une « Pléiade d’influence » d’écrivains, scénaristes et représentants des différentes disciplines artistiques au service de la politique d’influence et de la diplomatie publique
Dans le même esprit, pour expliquer que la France c’est bien, il faut pouvoir le dire dans toutes les langues.
Recommandation n°14 : Rendre plus accessible les offres de radio de France Médias Monde en langue étrangère sur le territoire français grâce à la radio numérique terrestre (DAB +)Recommandation n°15 : Étendre la diffusion de France 24, notamment en ChineRecommandation n°16 : Poursuivre les efforts visant à faire d’Arte une « plateforme européenne de référence »
Idée bonus : on a déjà distribué des fiches types pour aider les ambassadeurs en Afrique à répondre aux critiques récurrentes à l’encontre de la France.
-la jeunesse s’engage
Pour mobiliser les jeunes et la société civile dont le « système immunitaire cognitif n’est pas assez développé » [2], les sénateurs utilisent les leviers dont ils disposent déjà et rajoutent quelques idées.
Recommandation n°42 : Mener une évaluation exhaustive des dispositifs français d’éducation aux médias et plus largement à l’esprit critique pour consacrer l’éducation aux médias et à l’information comme grande cause nationale, en y intégrant une dimension spécifique aux influences étrangères malveillantesRecommandation n°44 : Intégrer dans la Journée défense et citoyenneté une dimension portant sur les influences étrangèresRecommandation n°45 : Créer une spécialité de la réserve opérationnelle et de la réserve citoyenne de défense et de sécurité dédiée à la fonction d’influence et mobilisable pour la détection et la riposte aux opérations d’influence étrangères
-repression, censure et surveillance
Les rapporteurs de la commission sont très contents de la loi Houlié mais il faut que les magistrats soient au courant qu’ils peuvent augmenter les peines de prison et qu’ils ont plein de nouveaux moyens d’enquete !
Recommandation n°10 : Mettre pleinement en œuvre le volet pénal de la loi « Ingérences étrangères », en diffusant largement aux magistrats l’information pertinente sur les nouveaux outils de lutte contre les ingérences étrangères et en intégrant pleinement la caractérisation de la nouvelle circonstance aggravante d’ingérence étrangère dans la coopération entre Pharos et Viginum. Intégrer cette dimension dans la formation des magistrats à l’École nationale de la magistrature.Recommandation n°24 : Sur le modèle du dispositif prévu à l’article L. 163-2 du code électoral, mettre en place un dispositif permettant à l’autorité judiciaire de faire cesser la diffusion massive et artificielle de contenus faux ou trompeurs rattachables à une ingérence numérique étrangère et de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Un amendement de la loi Houlié visait à rendre responsable juridiquement les hébergeurs de contenu sur Internet. Mais il n’est pas passé lors des discussions à l’Assemblée, du coup les rapporteurs du Sénat essayent de le « recommander » ici.
Recommandation n°26 : À moyen terme, porter au niveau européen une position tendant à conférer aux plateformes un statut d’éditeur au titre d’une partie des contenus qu’ils diffusent ou, a minima, leur conférer un statut hybride d’« entités structurantes de l’espace informationnel » (ni- hébergeur, ni éditeur) assorti d’obligations spécifiques permettant de prévenir les ingérences informationnelles.
Pour aller plus loin, on pourra lire tout le rapport et s’intéresser à Viginum créé par décret en 2021, chapeauté par le SGDSN [3] et dont les prérogatives sont appelées à s’élargir
Recommandation n°8 : Renforcer les moyens juridiques de Viginum, en : supprimant la référence au seuil des 5 millions de visiteurs uniques par mois pour les plateformes en ligne ; autorisant la collecte automatisée de données dans les activités de veille de Viginum ; allongeant le délai de conservation des données traitées et le délai de renouvellement des collectes ; revoyant la notion d’ingérence numérique étrangère
Qu’on se rassure (comme on peut), pour l’instant ces « recommandations » sont juste des suggestions. Elles ne seront pas (toutes) appliquées dans l’immédiat.
Cependant, que penser des personnes qui luttent contre la pollution « souveraine » industrielle, ou qui soutiennent la Palestine, qui se mobilisent contre le colonialisme, contre l’industrie de l’armement, contre le SNU, contre les prisons et la justice de classe, ... ?
En lutte contre les "intérêts fondamentaux de la Nation" ? Agent.es de l’étranger ? La distinction pourrait s’amincir.
Ne laissons pas s’installer l’atmosphère nauséabonde apportée par la guerre, ne laissons pas s’installer la suspicion de tous contre tous.
Que maudites soient les guerres, que maudits soient les dirigeants qui les provoquent, que maudits soient leurs appareils répressifs et leur propagande.
A bas Poutine, à bas Zelensky, à bas Macron et tous les autres.
Vive la vie !
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